Alcooliques anonymes

june

Portraits imaginés et imaginaires d'alcooliques anonymes

Sais-tu quand on touche le fond ? Le clochard céleste du fond de la salle soliloquait, gobelet de café en carton à la main. Sais-tu quand on touche le fond, petit ? Lorsque ton cerveau est si gelé que rien n'y pénètre plus jamais. Lorsque tu tends la main et qu'on te fout une claque en échange. Un sourire, une cigarette, un ticket restaurant pendant que les regards se détournent de toi. Lorsque  tu t'étouffes dans tes cris. Bordel, qu'est-ce que j'ai envie d'un pinard …Il toise la banderole « alcooliques anonymes » avec amusement. T'as de l'or sous les paupières, toi, qu'il dit en montrant la femme aux yeux éteints qui se retourne, flattée à doses microscopiques.  

-          Ah ouais ? Toi, t'as l'air de pas avoir pris de douche depuis un bail mon poulet …

Il se rapproche, amusé.

-          Ça te dit de sentir ?

Elle hausse les épaules. Trois jours sans boire, et déjà une épave digne de ce nom qui vient l'emmerder. Elle, qu'on surnommait autrefois la Lolita, parce qu'elle faisait la tournée des bars, seule femme au milieu de colosses et d'hommes en sueur, rentrant du travail sans avoir envie de faire un crochet par la maison. Bien sûr, elle avait couché avec quelques-uns de ces guignols. Le souvenir n'en a jamais été impérissable. Trouver la bonne moue, la posture adéquate, faire la besogne dans les toilettes, voler quelques minutes de vide salvateur, aidée par l'euphorie provoquée par l'alcool. Pas vraiment ce dont elle avait rêvé étant gamine. Elle voyait souvent la voisine lui faire un signe de la main avant de partir au travail, brushing parfait, tenue impeccable et humeur toujours égale. Elle aurait voulu, elle aussi, être comme ça. Que ses émotions ne dansent pas la valse dans sa poitrine. Là, c'était plutôt la valse des losers.

L'intervenant-psychologue la tire de sa rêverie.

-          Donnez-vous la main. Fermez les yeux. Répétez après moi. Donne-moi le courage ...

Litanie répétée encore et encore, sans grand succès. Le grand dadais à gauche ne récite pas correctement la leçon. Il n'a jamais vraiment connu la formule par cœur, moins facile à retenir que des poèmes d'écoliers. Pas loin, incognito derrière des lunettes de soleil à la mode, une jeune femme qui avait l'habitude de cacher ses bouteilles de whisky un peu partout dans son appartement, de sorte que son petit ami s'amusait à jouer à cache-cache pour les retrouver, le soir. Alcool trop fort pour oublier l'angoisse de la mort, celle qui rôde autour d'elle et qu'elle porte comme un châle depuis quelques années déjà. La famille presque décimée en entier, mais le pire, le pire c'était la nonna. Sa face, ses lèvres refaites, la voir crever sans l'avoir tuée elle-même. La nonna qui partait en voyage tous les mois on ne savait où, pour revenir avec un nouveau visage. Se retendre la gueule, ça, elle savait faire. En revanche la douceur c'était au compte-gouttes. Et aussi distribution de gifles par milliers, comme à noël. La nonna toujours habillée de noir, dentelles chic et sacs hors de prix. Elle qui gardait  de multiples secrets à doubles-tours, et qui, au moment de clamser, lui avait dit : approche, je ne te dirai jamais rien.


Dans ce joyeux bordel, il y avait Xavier, ce grand dadais qui ne savait pas trop ce qu'il faisait parmi tous ces déjà-morts. Lui continuait à siroter ses bières en douce, tout en se donnant bonne conscience. Barbe de trois-quatre jours, cernes violacées sous des yeux jadis rieurs, à peine trente ans et déjà forcé de rentrer le rang d'une vie sans houblon, lui qui n'avait  même jamais touché à une cigarette. La bière, c'était juste le petit plaisir du soir, la douceur comme les vieux s'enfileraient des religieuses au chocolat. Il fallait bien tenir, se lever pour bosser pour des gens qui vous méprisent, leur regard complaisant comme une brûlure. Pourtant c'était bien lui qui se cassait le cul tous les jours pour ramasser leurs poubelles, nettoyer leurs bureaux. Une honte, une honte lui avait dit sa mère. Une licence de sociologie pour récurer les toilettes ! Je te le dis, mon fils, tu es un déclassé … Et elle, dans son fauteuil de rotin, en train de bourrer sa pipe de tabac, le veston de velours verdâtre sur les épaules, les livres sagement rangés dans la bibliothèque. Je n'avais pourtant pas l'impression de t'avoir élevé pour perdre toute ta prestance, fils.  Ce n'était pourtant pas faute d'avoir cherché, après l'université. Et puis, à présent, il pouvait côtoyer tout un microcosme qu'il analysait à loisir, avec la curiosité d'un homme qui fait ses premiers pas sur une planète qui ne sera jamais tout à fait sienne. Ils le considéraient avec la condescendance mielleuse qu'ils utilisaient pour s'adresser à leurs propres supérieurs, tellement lointains et dissous dans leurs bureaux qu'ils étaient absents les trois quarts du temps. Il ne sait plus à quand remonte l'époque où il avait commencé à boire. Un soir, un des gratte-papiers absents, il était en train de faire les fenêtres tout en écoutant de la musique pour fêter le week-end imminent qui s'annonçait. Au moment de sortir les chiffons pour le bureau, il avait vu un verre à moitié rempli d'un liquide ambré, sans doute négligemment laissé comme on laisserait un billet de dix euros avec un post-it indiquant « prenez-le », pour ne pas avoir à entretenir une conversation face à face. Il ne restait plus que lui et Octavia, sa collègue dont il percevait les rires lointains. Il avait alors pris le verre, qu'il avait humé comme il avait vu faire son grand-père de nombreuses fois durant les repas de famille, geste aussi naturel que de serrer la main d'un confrère. Et puis, il avait trempé les lèvres pour atteindre le nectar. Il avait bu d'une traite ce whisky de piètre qualité, s'empressant de faire disparaître le verre dans l'évier de la salle de pause. Et la sensation, oh cette sensation ! Extrêmement désagréable. Il avait l'impression que son corps s'était empli d'une forme de feu qui contaminait tout , mais son esprit si ankylosé dans ses certitudes s'était tout à coup dénoué comme un lien de soie. Il s'était senti bien, après cette rasade. Un peu comme les hommes de l'époque se sentaient, certainement puissants après avoir bu leur verre d'alcool et être retournés auprès de leurs femmes. Mais Xavier, lui, n'était pas ce genre de stéréotype. Le lendemain, il était retourné au travail, une petite honte lui trottant dans la tête en croisant ce salarié. Celui-ci avait cligné de l'œil, tic nerveux ou connivence, qu'en sait-il. À partir de cet instant, Xavier avait trouvé toutes les semaines le verre, avec à chaque fois un breuvage différent. Il savait qu'il ne s'arrêterait plus, qu'il faudrait pallier à la honte. Alors les petites bières artisanales tous les soirs, de temps en temps un peu de vin, et parfois même dans la journée des liqueurs fortes pour tester son endurance. L'esprit pourrait alors se taire, arrêter le petit vélo.

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