Alètheia # 1 - Mansour
ait_raiss
Il y a Mansour et il y a Belleville. Ici comme à Tunis, le thé est bavard et les tendons prennent le temps. Les vendeurs de fruits viennent de chez lui. Leur arabe dessine les visages de l'enfance qui éclatent comme des bulles contre la tristesse des murs. Ce n'est pas l'arabe approximatif fait de percussions de consonnes, de claquements de gorges ahuris et de langues épileptiques de ses amis du lycée français qui tentent ainsi en vain de fermer le trou de l'exil d'où coule leur mémoire.
Comme beaucoup de maghrébins de son âge, Mansour a étudié l'informatique. Cela a développé chez lui un goût du raccourci, du code aristocratique, fidèle à l'idéal de la sprezzatura né à la Renaissance, qui, au lieu d'emprunter le chemin laborieux des boucles, saisit la solution dans un geste qui a la grâce de l'inné.
A Paris, Mansour avait égaré sa foi dans le regard des femmes qui mord comme un éclat de rire. Dans les rues sans nuit de la ville lumière, il tenta en vain de retrouver la certitude fragile d'un Dieu à la fois juge et horloger. Il y a un an, il décida d'en faire le deuil. L'enfant sage de Tunis s'envola alors hors de la cage protectrice de l'ascèse et céda aux avances du monde.
Mais cet idylle dura peu. Il réalisa rapidement qu'il ne tenait dans les bras que des phénomènes, des reconstructions qualitatives de stimuli physiques sans substrat connaissable. Dieu ne pouvait plus garantir l'adéquation entre la carte colorée d'évidence et le territoire couronné d'existence.
Mansour se retrouve ainsi dans un monde d'images. De jour et de nuit, il découpe, roule, fume, dans sa chambre jonchée de spectres. Quelle est la nature de la chose en soi? L'argument de Niels Bostrom est logiquement valide non ? Suis-je dans une des milliards de simulations informatiques que ne manqueront pas de lancer nos descendants pour s'amuser dès qu'ils en auront la puissance de calcul?
Malgré tous ses efforts, il ne réussissait pas à soumettre son cerveau au tribunal de ses angoisses. Ses réseaux de neurones, excellents pour la découverte des procédures optimales, sont si peu doués pour les dévoilements métaphysiques.
Il décide alors de se tourner vers le silicone. La réponse définitive qu'il espère doit tenir dans 200 caractères ; cette phrase existe donc déjà, ici et maintenant, dans l'espace logique formé par toutes les combinaisons possibles de 200 signes ! Elle ne se cache même pas, n'exige nul tribut, nulle dot exorbitante, pour s'offrir à qui simplement aura le courage de partir à sa recherche et savoir reconnaître l'éternel ciel bleu de ses yeux parmi la foule défigurée des textes absurdes et vains.
Monté sur son ordinateur aux quatre cœurs musculeux, Mansour décide de partir à sa recherche. Il écrit un algorithme ingénieux qui génère aléatoirement des textes de 200 signes et tue dans l'œuf ceux qui ne forment pas de mots du dictionnaire. Porté par la puissance vertigineuse de sa machine, Mansour galope sur le sol inconnu de cet espace terrifiant.
Les jours passent, puis les mois, puis les années. Saisi à la gorge par l'espoir insatisfait d'un savoir définitif, l'enfant de Tunis n'ose pas mettre fin aux rêves calculatoires de son alter ego de cuivre. Tous les soirs, il retourne dans son lit pour dormir d'un sommeil tuberculeux et soumet le monde à son ultimatum : la vérité ou la mort.
Dès la première phrase j'ai cliqué le coup de cœur, je ne ne le regrette pas.
· Il y a presque 2 ans ·Christophe Hulé