ALICE COOPER
Edgar Fabar
Je n'étais plus revenu en France depuis les années dix. Désorienté, je marche. Tombe une goutte. De toute évidence, il ne reste plus grand chose de notre époque. Nulle trace des kebabs, des punks iconiques et de la rue où nous habitions. A leur place, un centre commercial Amazon, immaculé et lambda.
Longtemps, j'ai nié l'existence de ces souvenirs. J'ai fait comme si ta vie, ta mort n'avaient pas eu lieu. J'ai déménagé à Zurich, j'ai appris un métier et j'ai trouvé la vie trop longue souvent, sans pour autant savoir ce que j'attendais. La mémoire n'oublie rien, elle enterre. Elle dissimule. Et puis un jour, on entend une chanson d'Alice Cooper, un mot ordinaire, sous lequel se cache un obus égaré, et les souvenirs éclatent, et voilà j'ai la tête qui reflambe.
La hache sur la porte. L'odeur de la neige carbonique. Mon retour à l'air libre. La joie de Madame Carlotta. Et sa détresse soudain, quand elle comprend avant moi que je suis seul sous la couverture de survie.
La ligne 1 du métropolitain apparaît soudain. Je suis absent au milieu de la foule, phosphorescent derrière mon écran, je parle avec toi. Nous échangeons des messages qui rapidement se comptent en milliers. Je n'ai pas besoin de regarder ma montre pour savoir que le temps avance plus vite quand tu es là. Déjà, la rame arrive, et quand elle pénètre dans le couloir, je t'abandonne jusqu'à la remontée en surface, jusque dans les années vingt, le réseau fonctionnait mal en sous-terrain.
J'ai mal au dos. Je comprends alors que je suis resté des heures sans bouger à regarder les formes étranges que les lumières des enseignes dessinent sur le bitume mouillé à présent. Les magasins sont sur le point de fermer.
Chancelant, je rentre à l'hôtel. Je lance un film en noir et blanc, vieux d'au moins cent ans ; l'héroïne relit les lettres de son amant qu'elle garde cachées dans une boite sous son lit.
Moi aussi, je voudrais avoir sous mon lit une boite défoncée par le temps et dedans notre correspondance. Mais le papier a fait long feu, et mise à part Alice Cooper, rien ne prouve que je t'ai connu. Nos messages ont été emportés par les ondes, engloutis à jamais par un serveur près du cercle polaire ou en Arizona, disparus dans le nuage informatique.
J'aurais dû garder nos téléphones.
Un très beau texte sur les souvenirs et le caractère évanescent de nos modernes correspondances.
· Il y a environ 7 ans ·anne-onyme
merci Anne, oui c'est évanescent et ça devient rare... j'avais pensé conclure par "la silicon valley a tué nos lettres d'amour" mais en fait même temps, même sans le progrès technique, j'ai le sentiment que l'époque et ses habitants préfèrent quand les choses vont vite et que la réponse est immédiate...
· Il y a environ 7 ans ·Edgar Fabar