Aller-Retour

Alice Gauguin

Petite nouvelle sans prétention, écrite à mes 16 ans, alors, indulgence devant sa naïveté.... :-) Dans le cadre d'un concours de Nouvelles, thème : " Un jour, un train ".

Un jour, un train. Il n’appelle pas cela un train. Il n’appelle plus rien, ni son nom, ni son environnement. Il est seul et préfère se réfugier dans son introspection. Seul, au milieu de tous. Tous ces cris, tous ces visages qui implorent du regard mais qui, plongés dans le noir ne trouvent aucun Salut. Il est seul et se souvient. La littérature, sa Provence, Catherine, les vignes, les odeurs de lavande. Il se souvient et sent la lame d'un poignard lui arracher son coeur, lui arracher sa vie. Il se souvient aussi, l’étoile jaune, Vichy, le tambourinement à sa porte, la rafle. Et puis le train. 

Des mains qui le tâtent, des mains qui cherchent désespérément une issue. Il se souvient des mêmes mains tâtonneuses à la gare de Théziers, quelques années plus tôt. Se sentant en danger il avait voulu prendre la fuite vers la Suisse. Les premiers fuyards et les vacanciers se mêlaient. Des regards inquiets et des regards émerveillés. Et il n’avait pas pu. Prendre ce train. S’éloigner de sa douce Catherine. Fuir. Il appelait ça alors de la lâcheté.

Aujourd’hui, dans ce train, le mot lâcheté a perdu toute signification. Lâcheté, laxetat, laxitad, laschità. Peu importe. Il est incapable de penser aux cours d’éthymologie qu’il donnait à l’occasion depuis sa chaire, à Marseille.

Bientôt, les pleurs et les cris cessent. Les ombres, comme il se les appelle, épuisés, s’assoupissent se déclarant vaincus. Le bruit du train défilant sur ses rails. Presque le silence. Alors il se souvient du silence. Ces longues soirées de printemps dans sa Provence natale où il se délectait de la douceur de vivre. Il se souvient la vermoise, qui rendait très vite Catherine ivre. Elle riait, faisait tournoyer sa robe, tombait. Il la regardait, l'admirait et voulait lui faire des enfants. Et puis elle s’enfuyait, l’invitant à la suivre. Elle était innocente, elle pourrait garder son innocence. Elle n’était pas juive. Il lui en voulait parfois. Et se détestait pour ça. Quand les autres ne vous conçoivent plus comme un être humain, comment pouvait – il en vouloir à la seule personne qui le choyait encore ? Même ses élèves à l’Université avaient commencé un par un à quitter ses cours, prétendant des changements d’orientation, du découragement ou une année sabbatique. Ca, c’était avant qu’il soit interdit d’exercer. Jamais alors, il ne se imaginé encore le pire, que l’on pourrait parquer ainsi toute une population dans un train de bétail.

Un train qui ne ressemble à aucun autre qu’il ait pu prendre alors . Un train de troisième classe. Avait-il droit à une réclamation ? Il n’avait même pas eu à payer son billet. Aucun contrôleur. Aucune escale en gare. Lui qui avait toujours aimé le voyage en train, il se promit que jamais plus, jamais plus on ne le reverrait à prendre le train. S’il s’en sortait…

Un jour, un train. Il descend la vitre et hume le parfum du bois qui brûle. Il a appris à ne plus avoir peur du feu, de sa fumée. Le train qui défile, les champs qui, défilés à toute allure ne ressemblent plus à rien. S’il commence à penser à ça, s’il laisse fuir son esprit comme s’enfuient ces champs, il risque de s’invoquer de mauvais souvenirs. Mais tant pis, il laisse faire.

Il entend le nom des gares où le train s’arrête et laisse descendre et s’engouffrer quelques dizaines de voyageurs. Il voudrait leur dire la chance qu’ils ont d’être libres. Il voudrait descendre à chaque gare pour se convaincre de la réalité de cette liberté. Après tout, il a le temps de vivre maintenant…

Il rejoint ses petits enfants en Provence. Après les camps, il s’est installé à Paris, il voulait refaire entièrement sa vie. Catherine l’a suivi les premières années, lui a fait des enfants puis est partie, ne retrouvant pas là l’homme qu’elle avait connu au début. Il ne lui en avait pas voulu, il comprenait. Puis lui a été donné des petits-enfants. Et pour la première fois depuis Buchenwald il prend le train. C’est une sorte d’accomplissement.

Il a décidé en effet d’en finir avec toutes ses peurs, de ne plus permettre à ses cauchemars d’avoir excuse de le hanter. S’il a retrouvé son travail, revu régulièrement les copains, les « frères » qu’il s’était fait à Buchenwald, comprenant par là même le sens le plus profond de l’amitié, restait en sa tête le souvenir le plus douloureux de ce train qui lui avait tout pris. Le train qui avait laissé à l’embarquement toute l’humanité du monde. Le train duquel il n’avait pas voulu descendre à sa destination, soutenant à qui voulait l’entendre qu’il ne retrouverait plus jamais aucune joie, aucune vie s’il débarquait.

Aujourd’hui, il sourit. Au contrôleur, aux voyageurs qui montent dans le train et qui le regardent comme un vieillard loufoque. Aujourd’hui il sourit, en regardant son billet de train, un « aller-retour ».

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