Aller simple
tchaolyn
Le ciel bleu tangue derrière les paupières closes de Madame Felipa. Elle ne veut rien voir du lieu où elle se trouve, juste se laisser aveugler par le soleil déjà haut qui perce les fines membranes obstinément baissées. Le soleil, elle l’aime, elle en est baignée depuis toujours, même lorsqu’elle s’en protégeait à l’ombre du figuier, elle percevait les pulsations de sa lumière découpée par les larges feuilles dont il exaltait le parfum. Elle en a besoin et là où on l’emmène peut-être qu’elle ne le reverra plus, ou sans doute si froid, si lointain, si voilé, un soleil en deuil.
Lorsqu'ils étaient venus la chercher ce matin, elle n'avait rien préparé. Elle avait décidé de ne pas partir. Elle se tenait assise sur le banc devant sa porte comme si de rien n'était. Ils avaient essayé de la raisonner, mais elle ne bougeait pas. Ses poules picoraient autour d'elle et le chat observait la scène perché sur le toit. Ils avaient fini par l'emmener de force, la portant, la poussant, elle, se débattant, leur donnant des coups de pied.
"- Je veux rester chez moi, je suis vieille, il ne peut rien m'arriver de pire.
- Chez toi, pauvre folle, tu n'as pas de chez toi. Tu crois qu'ils te laisseront vivre ici ? Ils vont te tuer, c'est tout, allez vite, les soldats vont arriver et on sera tous morts par ta faute !"
Elle s'était donc laissée traîner jusqu'à la voiture noire qui les avait conduits au port en catastrophe.
Depuis elle refusait d'ouvrir les yeux et n'avait plus rien vu. Il lui semblait juste que la douleur de l'immense déchirure qui venait de lui labourer la poitrine était rouge, et que ce rouge serait la seule couleur qui l'habiterait désormais.
Ne pas regarder est une chose, mais ne pas entendre est plus difficile. Ses oreilles sont des traîtresses qui la relient au monde malgré elle. Et ce qu'elle entend par-delà les craquements du bateau est un étrange silence, un silence traversé de murmures et de plaintes retenues, un vaste espace sonore déserté par les cris joyeux des enfants. "Les enfants, ils ont oublié les enfants..." Cette idée monte en elle comme une nausée et ses paupières se lèvent sans qu'elle les ait commandées. mais ils sont bien là, si sages, si dociles, déjà si changés. Certains posent un regard inquiet sur le chagrin des adultes et restent comme des statues près de leurs parents. D'autres s'accrochent au bastingage et se laissent absorber par la mer qui file en ondulant sous leurs pieds.
Elle regarde autour d'elle pour la première fois depuis leur départ. Ils sont là, tous, ses voisins, ses amis, ses cousins, elle les reconnait, surprise presque. Elle se sentait seule au monde, isolée dans la douleur, et elle assiste ébahie à une souffrance extérieure à la sienne, étalée là sous ses yeux, et pourtant si pudique. Elle passe d'un visage à l'autre et ce qu'elle y lit lui serre le coeur. Elle a envie de se lever, d'aller poser sa main sur leurs épaules, mais elle n'ose pas. Elle ne peut quitter si facilement sa carapace de vieille femme irascible et butée.
Elle l'avait endossée bien avant ce matin funeste, lorsque ses enfants ont quitté l'île, sa beauté sauvage et aride, ses paysages ancestraux, où ils ne se sentaient plus capables de rien. Elle n'avait pas compris, elle avait adopté le costume noir de ses mère et grands-mères et s'était assise sur le banc devant la porte de sa maison, à ne même plus les attendre.
Finalement elle quitte le pliant qu'on lui a installé. Elle ne sait quoi faire de son corps, se tient debout, empruntée, et finit par faire quelques pas au hasard. Elle se faufile entre les ballots et les valises. On fait mine de se lever pour lui céder la place, elle proteste et poursuit son chemin sur le pont encombré. Elle passe parmi eux hésitante, se dégourdissant peu à peu, faisant un signe, prononçant timidement un mot, elle rencontre des gens à qui elle n'avait pas parlé depuis longtemps et se surprend à leur demander des nouvelles de l'un ou de l'autre.
Elle s'éloigne de plus en plus de son point de départ, les têtes lui deviennent de moins en moins connues. Beaucoup d'autres villages ont été évacués. Des groupes représentant chacun d'eux sont installés tant bien que mal dans chaque recoin du bateau. il possèdent tous un "emblême" de chez eux, leur dernière bannière : la statuette d'un saint ou celle de la Vierge, un grand rideau de porte rayé, une bombonne de vin doré, un panier de fruits secs, la dernière bouteille d'une liqueur secrète, un plat en terre cuite, un morceau de caillou...
Elle se rend compte à quel point elle a vécu repliée sur elle-même, sur ses propres ressentiments, sans s'occuper de ce qui l'entourait. A son passage, on lui sourit, on lui offre un morceau à manger ou un verre de spécialité unique au monde. Elle accepte le plus souvent, timidement, très émue, vaguement honteuse de sa mauvaise humeur passée. Elle échange quelques mots, s'attarde parfois, raconte des petits bouts de sa vie, écoute celle des autres et repart un peu plus loin.
Elle monte des escaliers et en descend, grisée par le vin, la nourriture et les histoires entendues, traverse plusieurs ponts, s'accroche à des rambardes. Elle retrouve une agilité oubliée. Ce bateau immense et plein à craquer est un concentré de son île et il lui semble y voyager comme elle ne l'a jamais fait lorsqu'elle y vivait. Et il y a la mer, ce trésor changeant, émeraude, turquoise ou presque noir, qui l'environne de toutes parts, qui lui emplit les narines, lui fait éprouver ce bonheur intense, inattendu, et croit-elle, presque indécent. Elle se penche le plus possible vers elle et offre son visage au vent, son foulard noir se détache et s'envole.
Lorsqu'elle retrouve son pliant, la nuit commence à tomber.
Elle a dû s'assoupir et dans son rêve obscur des sanglots s'insinuent et la réveillent. Il fait tout à fait nuit maintenant, mais un bout de lune éclaire un peu le bateau. Tout autour, la foule des affligés, et elle, immobile à écouter dans une sorte de stupeur. Il lui semble être reliée à eux tous par des filaments si fins, si doux et pourtant si résistants, que sa peine et leur peine se confondent en un unique sentiment qui lui-même se transforme en une drôle de joie incongrue, et martèle et fissure mille fois la gangue de pierre qui depuis tant d'années entrave sa poitrine. De l'intérieur, un autre martèlement lui répond et accélère le travail de libération : c'est son coeur, son coeur qui s'est remis à battre.
Elle se relève et se dirige parmi les ombres. Elle prend son temps, s'arrête auprès de chacun. Tout le temps que dure cette nuit, elle trouve les paroles, les gestes dont ils ont besoin. Elle les prend dans ses bras, leur passe lentement les doigts dans les cheveux, sur les joues, elle réchauffe des mains glacées dans les siennes, essuie des larmes, murmure des mots doux inventés comme on en dit aux petits enfants, et chaque fois c'est le même message implicite qui passe : "Nous sommes ensemble, tous ensemble, c'est ce qui compte le plus, n'est-ce pas ?"
Au matin, elle s'allonge, le dos contre un tas de cordages, alors que les enfants commencent à s'agiter, que quelques voix s'élèvent claires et assurées, et au moment de se laisser aller au sommeil, lui parvient, du bout du pont, le bref éclat d'un rire.
Elle se réveille en nage dans ses habits noirs. Le soleil violent blanchit le ciel au-dessus de sa tête, devant elle, une forêt de dos, de corps debout qui lui cachent l'horizon. Il y a aussi des clameurs de toutes parts qu'elle ne comprend pas. Elle se sent étourdie, devoir se lever lui paraît impossible, mais voilà qu'on se retourne vers elle : "Felipa, regardez, regardez là-bas, on la voit !" Des bras la soulèvent, on la porte comme une petite fille, et devant elle, s'étend la terre inconnue. Verte et dorée, si belle quand même, et le soleil n'a pas disparu.
Le bateau ralentit tout en s'approchant encore et encore. On distingue un grand port, puis des quais, puis une foule, puis des bras qui s'agitent en signe de bienvenue. Ils sont si nombreux à ne pas les avoir oubliés. Elle ne peut y croire. Les larmes autour d'elle sont d'une autre nature maintenant. Quelque chose s'est relâché, comme un immense souffle collectif qui se mêle à la brise marine.
Le bateau s'immobilise. Il y a tous ces visages tendus vers eux, inquiets, graves ou souriants, si près maintenant.
Et là-bas sur ce bout de quai qui s'avance plus que les autres dans la mer, ils sont là, à l'attendre. - "Comment ont-ils su ?" - Ses fils, ses filles, et ces inconnus qui les enlacent, et ce n'est pas tout, plein d'enfants, une poussette, un gros chien roux, un petit noir et blanc, réunis pour l'accueillir, elle, le seul élément manquant à la famille. C'est un petit groupe compact et solidaire dont les regards coordonnés furètent à sa recherche. Ils guettent le moindre morceau d'elle qui leur permettra de la reconnaître tout entière. Ses amours. Comme ils lui ont manqué. Elle ne l'avait jamais ressenti aussi fort qu'en ce moment précis où ils sont là si proches, sous ses yeux, alors qu'elle ne peut douter désormais de les retrouver.
La dernière digue est détruite qui retenait tant d'émotion accumulée. Elle pleure et pleure, et rit en même temps, elle a l'air d'une folle avec ses cheveux gris qui s'échappent de sa natte défaite, elle le sait, elle s'en moque. Les yeux grands ouverts, elle les regarde la chercher avec anxiété parmi la foule, ça y est ils l'ont trouvée, ils se poussent du coude, sautent sur place, font de grands signes et l'appellent.
Toutes et tous ensemble pour la vie. Peu importe le lieu. C'est ce qui compte le plus, n'est-ce pas ?
Texte écrit à l'occasion d'un concours lancé par l'association Baiona, dont le thème était : Toutes et tous ensemble. Concours qui n'a pas eu de concrétisation, faute de participants.
inspiré par la Sicile et mes ancêtres
à Marseille, je connais beaucoup de "détachés de leurs attaches"
· Il y a presque 12 ans ·mais celles-ci restent au fond du coeur
... il y a dans toute transhumance des espaces pour les douleurs mais également des espaces pour la joie dans les rencontres de sourires amis
Bernard
Bernard Pichardie