Alsasheim ou Goutte que goutte, le propre de l'homme

koss-ultane

              

     L'obèse Alfred s'assoupissait toujours pendant ou après le journal télévisé de la mi-journée. Un verre de schnaps, vague cousin d'un alcool de prune d'antan, achevait rituellement un repas frugal mais calorifère. La durée de la sieste sauvage était très variable mais il ne s'en rendait même plus compte depuis qu'il était retraité et veuf par dessus le marché. Sa femme, originaire de la même rue, s'était récemment étouffée avec un gâteau sec en marchant sur le râteau dans le jardin. Le pif éclaté et la trachée obstruée, elle avait agonisé seule au milieu de nains de jardin indifférents à tout cet amour qu'ils leur avaient porté durant toutes ces années. Pendant qu'elle passait l'arme à gauche, lui passait les siennes à la brosse à reluire en public, en fêtant le rarissime “zéro mort annuel” de la fédération de chasse d'une région limitrophe, à la salle des fêtes polyvalente de sa sous-préfecture voisine.

     On farfouillait. On parlait bas et saccadé. Comme des ordres secrets chuchotés, des éructations impératives. La nuit était tombée. Copieux Alfred, dans un réflexe de survie, glissa le long de son fauteuil enveloppant en en ruinant le coussin et s'allongea sur le tapis aussi vite qu'il le put. Caché derrière le dossier en bois brun sculpté de son siège attitré du salon, face à la télé allumée qui parlait fort, il passa du vermillon au carmin profond. Sa première mission fut de baisser graduellement le son du poste récepteur de toutes les pires conneries de la planète puis de se dandiner jusqu'au râtelier de la mort qui jouxtait le salon et la cuisine. Il y avait bien longtemps qu'il n'avait pas gambillé de la sorte aurait dit son cousin de Picardie, chasseur de gibiers d'eau. Un magnifique fusil de chasse en bois sombre sculpté présidait une rangée d'exterminateurs de sangliers et autres grosses victimes. Tel un périscope tactile boudiné, sa large paluche s'en empara avant de repasser, sous le niveau des tables, dans le monde de l'invisible et de l'inconfort. Assis au cœur de son village natal, regardant par toutes les ouvertures que la vaste maison comprenait côté jardin, il se rassura un peu. L'ennemi, trop sûr de lui, avait négligé de le prendre à revers. Adossé au buffet de bois brun sculpté de la cuisine désormais, s'enrhumant par les fesses posées sur de fraîches dalles, la mission suivante était d'ouvrir de façon inhabituelle, par en dessous, le tiroir marron foncé sculpté au-dessus de sa tête chenue et dépeignée. Après bien des égarements, et de langue chargée et tirée, déjà, le double canon du fusil se glissa dans la boucle en bronze travaillé qui garantissait l'ouverture du-dit tiroir sans effort. Une fois ouvert, gros Alfred réalisa qu'il devrait de toute façon se lever pour se saisir de son contenu ou bien continuer à le tirer et le prendre bruyamment sur la carafe. Il fut à peine contrarié par sa propre connerie. Les salauds se tenant apparemment de l'autre côté de la maison, sur la rue, il se leva avec peine et immergea son indélicate mimine velue dans la rangée de boîtes de cartouches et d'appeaux grotesques à faire perdre son propre à l'homme en faisant rire les animaux. Il replongea aussitôt sur le sol froid de la cuisine aussi prestement que ses trois-quarts de siècle et son avancée graisseuse morbide le lui permettaient. Il rampa comme il l'avait appris à l'armée en dix-neuf-cent-quarante-neuf. Les voix étaient toujours là et le ton était le même. Il semblait y avoir de la réjouissance dans leurs propos. Les fumiers devaient être contents de faire ce à quoi ils avaient pensé d'illégal en plein village au vu et au su de tous et surtout sous le nez du propriétaire. Les sous-merdes allaient manger chaud d'ici peu. Large Alfred n'apercevait ses voleurs que de façon très parcellaire. Il n'y avait pas qu'en hydrologie ou en géologie que chute et cataracte étaient synonymes, en vieillesse aussi. Il simula donc une reptation entre les chaises noires sculptées le plus loin que son embonpoint et son emphysème l'autorisaient. Il ne voyait toujours rien de probant et n'avait nullement l'intention de tirer à travers l'une de ses fenêtres, a fortiori les deux. Et pourtant les deux ordures paraissaient s'être placées de par et d'autre de sa façade. C'était donc le seul moyen de faire coup double à coup sûr. Comme la fois où il avait quasi décapité un chevreuil et crevé les yeux du bâtard de Léopold avec une seule chevrotine. Après de longues minutes de lamentations et d'atermoiements, il avait été obligé d'abattre le klebs à contrecœur mais s'était gouré et avait flingué celui d'Albert qui avait juste les yeux qui pleuraient. Dans le petit miroir, en bois clair non sculpté qu'il n'aimait pas près de la fenêtre, un coup d'œil désespéré en biais tenta de trouver âme passant dans la rue. Sans résultat. Trop essoufflé et stressé pour faire marche arrière, surtout depuis qu'il traînait une lourde chaise en bois brun du salon sur ses reins, il savait que son prochain mouvement serait de se relever le plus rapidement possible et de faire feu à travers ses fenêtres. Au diable géraniums et prochain concours “village fleuri !” De toute façon, c'était toujours ces dumm-dumm de Blumenmogeln qui gagnaient ! Il écouta de toutes ses oreilles et entendit mil et un acouphènes cacophoniques et un drôle de chuintement auquel il n'avait jamais prêté attention qui se révéla être le sifflet de sa capacité pulmonaire de bulot mort. Ses tempes semblaient servir de woofers aux baffes d'une “rave party” et sa poitrine être le fronton de pelote pour Basques hystériques sous amphétamines et soudain lucides sur la musicalité de leur langue. En jetant un nouveau coup d'œil depuis son affalement risible au milieu du salon avec une chaise déplacée qui signalait parfaitement sa présence et sa respiration, il remarqua qu'ils étaient bel et bien de chaque côté de la façade et en hauteur qui plus est. Il distinguait dorénavant clairement les tubulures argentées d'escabeaux gigantesques et menaçants. La connexion se fit immédiatement dans son esprit avec les derniers faits divers rigolos qui avaient été narrés aux informations nationales. On volait le cuivre depuis qu'il était devenu hors de prix quitte à courir des risques qui semblaient disproportionnés aux yeux des profanes. Des manouches étaient en train de lui piquer sa belle gouttière en cuivre qui signait et soulignait sa longue toiture. Ah ! Ah ! A force de jouer de la guitare verticale toute les nuits dans leurs caravanes pourries au lieu d'aller bosser, ces feignasses étaient devenues sourdes comme des pots ! Ses yeux étincelèrent d'intelligence puis s'éteignirent et firent place à la bête féroce. Il se leva en renversant la chaise et tira à travers les deux fenêtres en direction des pans de pantalons qu'il apercevait à peine de temps en temps. Il se rallongea mort de honte, pendant que le vacarme de la chute de chaise ne s'était pas encore dissipé tout à fait dans la pièce, et se dit que son mouvement était bon mais que maintenant il fallait mettre des cartouches dans le fusil. Essoufflé et benoît, il reprit sa position du “ventru allongé comme il le peut” au milieu de sa pièce principale dans l'indifférence générale. A peine les conversations sporadiques s'étaient-elles tues pendant sa rébellion mobilière. Il glissa fiévreusement deux cartouches de la pire composition chevrotine qu'il possédait, à titre de revanche pour cette dernière humiliation. Il entendait maintenant clairement que l'on touchait à sa gouttière. Désentravé de la pesante chaise en son faîte, il rampa encore un peu vers les fenêtres puis se mît debout et fît le pas décisif vers les futures ouvertures béantes, s'ouvrant les angles de tir. Ça allait charcler ! Une détente après l'autre, il fracassa ses fenêtres et les membres inférieurs des deux raclures de bidet qui tombèrent de leur perchoir respectif juste devant sa maison sans même entraîner sa fière tuyauterie cuivrée dans leur chute. C'était donc une victoire totale en infériorité numérique comme on n'en avait plus connu depuis Napoléon. Vociférant n'importe quoi d'insultant pour le métèque moyen, il s'approcha d'une de ses fenêtres martyrisées et remarqua qu'il y avait du monde sur la place le regardant avec stupéfaction et frayeur. Il fut surpris de cette présence qui ne s'était pas manifestée pendant qu'on lui dérobait l'un des points forts de la décoration utile de sa façade chérie. Il n'y avait là que des visages connus. Il s'approcha encore des gémissements et passa bout du canon et œil en mire, d'un fusil déchargé et fumant de colère, par une de ses béances et découvrit ses deux victimes aux tibias sculptés. Le Léon et le Lucien, deux anciens employés communaux comme lui, se tordaient de douleur entourés désormais par tous les voisins qui dévisageaient autant les victimes que leur bourreau en piétinant les bris de verre et d'os qui jonchaient harmonieusement le sol en deux gerbes fuyantes depuis chaque coin de la maison.

_ Mais qu'est-ce que vous foutez tous dehors à la nuit tombée ?! gronda-t-il.

_ Mais y fait pas nuit ! Il est quinze heures deux !

_ C'est toi qui porte des lunettes à la con !

     C'était vrai qu'il ne faisait absolument pas nuit, il avait juste ces lunettes teintées vert foncé de sa femme sur le nez qu'il empruntait pour lire le programme télé. Sujet au vertige, Alfred avait convenu avec ses deux anciens collègues fluets qu'ils lui nettoieraient ses gouttières des feuilles, et autres merdasses, que l'automne chafouin déversait chaque année sur son imposante toiture et que les pluies idiotes tassaient toujours aux mêmes endroits inaccessibles pour qui avait un faible pour la charcuterie, la sieste et une certaine inertie.

     Depuis son balcon de l'autre côté de la rue, le vieux Léopold se tenait le visage ensanglanté à deux mains en gueulant :

_ Ah ! Mes yeux ! Mes yeux ! Ah !

     Léopold était connu pour n'avoir que peu de conversation. Parmi les badauds, Albert plongea sur son nouveau chien de chasse et s'enfuit à travers la place à fond les chaussons sans que personne ne comprit pourquoi ce sympathique poly-arthritique s'infligeait cela.

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