Amas zone
plumeverte
Un éclair a interrompu la fermeture des portes automatiques. Clément a sauté avec la grâce d'un danseur étoile dans le ventre du tramway. Il se sent si énergique ce soir. Ce début de week-end, avec la perspective d'une soirée accompagnée de ses potes potaches et dragueurs de gamines, le met dans une humeur euphorique. Ce soir de sombre automne va être une nuit lumineuse, une nuit de pleine lune ! Une nuit de loup-garou! Et Clément a la voracité de la bête affamée, sa bouche est grande ouverte, ses longues dents de carnassier sont quasi écumantes ; son regard est fixe, intense. Il se tient à la barre centrale de la rame en faisant crisser ses ongles sur l'inox glissant. Il ne peut se résoudre à rester immobile, son énergie le déborde. Dans cette rame bondée, un petit garçon regarde avec crainte Clément. Son agitation et son air déterminés ont conduit le petit garçon à se blottir brutalement contre le flanc de sa mère, absorbée par la lecture d'un roman de Stephan King. Elle ne réagit même pas à la bousculade de son fils, comme absente, hantée par des images intérieures.
Arrêt Catacombes. Clément descend en marchant sur le talon de la vieille dame qui le devance. Elle pousse un râle déchirant. Clément est pressé, ne prend même pas la peine de s'excuser. Le regard perçant, il repère au loin sur la place ses deux acolytes de soirée, le grand Robin et le petit trapu Géraud. Clément court les saluer en allant taper ses mains fort dans leur dos. Il constate que Géraud a un œil au beurre noir. Interloqué, il lui demande qui a pu lui faire ça. Géraud répond avec sa voix grave de teigneux et en roulant des épaules qu'il s'agit de personne, qu'il s'est pris comme un con le retour de la porte battante du couloir qui dessert son appartement. Clément ne peut s'empêcher de le chambrer en pouffant comme un adolescent shooté à la Redbull. Robin l'accompagne en gloussant de petits cris aigus et en secouant sa grande carcasse de basketteur.
Clément se place entre eux, les prend par les épaules et les entraîne avec lui vers la rue des Gorges Sinueuses. Géraud, vexé, donne à Clément des petits coups de poings dans son aine. Clément en rit. Il se sent si indestructible ce soir. Rien ne peut lui arriver de mal. La soirée s'annonce grandiose ! Ils arrivent dans l'antre de la ruelle encombrée. La rue des Gorges Sinueuses est presque une venelle tant il est difficile de circuler dans ses méandres, capharnaüm d'âmes errantes et alcoolisées, d'angles morts, de virages obtus, de lanternes blafardes, de tables et de chaises aux montants écorchés, découpant les peaux trop fines, trop fragiles par la vive gelée de ce soir d'automne.
Clément dirige ses deux comparses dans le premier bar qui vrombit son vacarme de basses assourdissantes. L'entrée est très étroite et les noctambules entrent en se poussant, à la queue-la -leu. L'intérieur, ressemblant à une cave de pierres en granit, distille une lumière bleutée, une ambiance de Club frénétique. Dans le fond, une piste de danse aussi grande que quatre tatamis est peuplée de quelques danseurs. Ces corps semblent en transe, se déhanchant de manière saccadée et serpentine. Robin, la tête au dessus de la mêlée, aperçoit un recoin sombre où le trio peut s'asseoir à une table en bois de chêne. Ils se glissent tels des couleuvres à la peau visqueuse, viscosité sous la forme d'une sueur engendrée par la fournaise ambiante.
Ils s’assoient sur des tabourets bancals à la lueur d'une lampe à pétrole qui se meurt au centre de la table. Cette table est entaillée d'une nébuleuse de graffitis enchevêtrés où les têtes de morts, les dessins de sectionnements de membres humains sont les plus représentés. Les trois comparses s'en amusent en se demandant si le bar fournit des tronçonneuses pour faciliter la tâche de décapitation.
Leur rire est vite éteint par l'arrivée d'un serveur malingre au teint calcaire. Il leur demande ce qu'ils veulent boire d'une voix si basse que le sol vibre sous leurs pieds. « On veut boire de la Chaudasse, cocktail d'alcool et d'excitants fruités », s'empresse d'indiquer Géraud le caïd, mettant un terme à l'instant de crainte collective suscité par l'immersion du serveur. Le serveur valide auprès de chacun d'entre eux la commande en les fixant droit dans les yeux, un regard hypnotique aussi puissant que les premiers effets de l'alcool. Les trois fêtards se taisent à nouveau, impressionnés par la prestance de ce drôle de type, vaguement inquiétant. Le serveur repart enfin sans avoir eu besoin d'ajouter le moindre mot pour confirmer la commande.
Clément décide de détendre l'atmosphère en proposant à ses deux compères de faire leur jeu favoris de début de soirée : regarder les filles et leur donner des notes. Cet exercice s'inscrit dans le but d'établir une hiérarchie d'attaque de leurs proies, en commençant toujours par la lauréate puis de descendre dans le classement en fonction des notes attribuées. Afin d'éviter toute concurrence entre eux, les trois compères se sont réparties les filles en trois catégorie : les grandes pour Robin, les moyennes tailles pour Clément et les petites pour Géraud.
Les premiers effets vertigineux de la Chaudasse se font sentir lorsque le jury de petites frappes s'est mis d'accord sur l'ordonnancement des attaques. La brune, de taille moyenne, qui danse en robe noire a fait l'unanimité du jury : un visage cireux avec un nez à la retroussette, des yeux marrons cristallins, un sourire naïf, une plastique serpentine affriolante mise en valeur par une robe moulante.
Clément se lance en étant sûr d'impressionner cet oisillon innocent. Il fond directement sur sa proie sans prendre la peine de tourner autour au préalable, d’effectuer des rounds d'observation, de réaliser tel un vautour, des cercles concentriques en se rapprochant à mesure que le chemin se dégage. Il bouscule les corps transcendés pour se planter avec un aplomb de militaire au garde-à-vous devant la frêle demoiselle. Elle n'a pas été surprise par cette intrusion brutale dans son espace. Elle esquisse même un sourire amusé à cet inconnu bien entreprenant. Clément est sûr qu'il va réussir, qu'il va toucher au but, lui et sa belle gueule de Dandy provoquant. D'un regard de snipper, il lui prend de suite la main pour l'entraîner dans un rock-and-roll endiablé alors que la musique techno continue d'abrutir les cerveaux lobotomisés. Clément sait qu'il peut tout se permettre, que cela passera, que le couple pourra évoluer en plein décalage de tempo par rapport aux autres danseurs électrisés. La jeune femme s'en amuse et commence à rougir devant les enlacements répétés de Clément autour de sa taille, à l'encoignure de ses hanches. Clément le remarque et continue sa traque, il sait que si elle rougit, c'est bon signe. Cela signifie qu'elle est gênée par la situation mais qu'elle n'opposera aucune résistance, que dans le fond ce jeu lui plaît aussi infiniment, autant qu'à lui, qu'elle est d'ores-et-déjà conquise.
Clément rempli d'audace frôle alors l'un de ses seins au passage hasardeux d'une passe de main. Elle attrape illico sa main et lui mord en imprimant profondément ses dents dans la chair ! Clément pousse un cri par réflexe sous l'effet de la douleur. Il regarde instinctivement autour de lui pour vérifier qu'on l'a pas entendu. Personne ne semble y avoir prêté attention hormis une grande blonde qui fait un sourire d'approbation. Il faut étouffer ce début d'humiliation au plus vite. Il retire avec peine sa main tant sa Demoiselle maintient avec force ses mandibules sur lui. Sa main libérée, il fait mine de lui donner une gifle en lui présentant le revers de sa main et lui crie : « Mais tu es folle ! ». Il n'a le temps d'en dire davantage ! Elle a planté à nouveau ses dents sur son coude. Clément comprends alors qu'il n'est plus face à une charmante oie docile, mais face à un fauve d'une brutalité dévastatrice. Il ne la reconnaît plus. Elle était si désirable, la voilà dorénavant effrayante. Elle a les yeux exorbités, injectés de sang. Clément constate d'ailleurs que son propre sang, échappé de la morsure, coule le long de son bras. Sans crier gare, elle saisit promptement d'une main les testicules de Clément et les comprime avec force. La douleur est instantanée et violente, Clément pousse un cri démentiel et se débat comme il peut, enlacé par les bras de la demoiselle devenus tentaculaires, une vraie pieuvre !
Géraud et Robin bousculent les danseurs indifférents pour voler au secours de Clément. Clément tourne la tête vers eux et les encourage du regard pour le sortir de cet enfer. Mais ses amis ne vont lui être d'aucune utilité. Ils se font plaquer au sol par plusieurs femmes en robe de soirée. Clément constate alors que d'autres femmes le retiennent également, que la pieuvre n'est en fait qu'une horde