La panne

meriel06

-Dépêche toi,chéri,on va être en retard

C'est toujours comme ça avec Marine,elle s'enferme dans la salle de bain,elle prend sa douche,elle se lave les cheveux,elle se maquille,elle se parfume,elle se fait belle quoi!

Pendant ce temps,j'attends dans le salon,transpirant à grosses gouttes dans ma tenue de loup garou en regardant par la fenêtre l'orage qui se prépare.

Des nuages s' amoncellent au dessus de la ville et ,au loin, des éclairs zèbrent le ciel.

Bruit de tonnerre,porte qui claque.

Elle apparait enfin,magnifique et laide: jupe courte,motif vichy,talons hauts,bas résille couverts de fausses toiles d'araignées,masque de sorcière au nez proéminent et verruqueux,longue chevelure blonde incrustée de vermine indéfinissable tombant sur une cape écarlate masquant sa petite poitrine juvénile.

-Waououou!!!!,j'hurle ma satisfaction en regardant la lune. Je lappe son front,sa bouche,désir de loup garou.

-Arrête,mon loup d'amour,on va être en retard !

Il y avait bien une demi heure de route pour rejoindre nos amis qui fêtaient l'anniversaire de Christine,la maitresse de la soirée. Venez déguisés,ça tombe bien,c'est Halloween ,avait-elle dit;on va jouer à se faire peur.

Toujours prête pour des blagues de potache,Christine.

Moi aussi...

Nous sommes descendus au garage récupérer la voiture, une vieille Ford Mustang coupé que j'avais achetée en hommage à Steve Mac Queen et au film Bullit. On est cinéphile ou on ne l'est pas.

La pluie nous cueillit à mi parcours;nous venions de dépasser la cité des jonquilles, des barres de tours encore inexplorées par la police tant la dangerosité y est grande. Les pires rumeurs circulent sur ses habitants,leurs moeurs d'un autre âge obscur et barbare.Des disparitions inquiétantes de citoyens font réguliėrement la une des journaux locaux ;parfois,en amont de la rivière qui traverse les Jonquilles,des cadavres boursoufllés et démembrés sont retrouvés ,qui par un enfant jouant dans le parc jouxtant le cours d'eau et dont les nuits deviennent alors des cauchemars peuplés de créatures monstrueuses,qui par un pauvre vieux promenant son pauvre vieux chien et s'écroulant tous les deux,coeurs infarcis,dans la fange nauséabonde d'un ventre éviscéré.

-Chéri,accélère,j'ai peur,je n'aime pas cet endroit.

La maison de nos amis Pierre et Christine se trouvait de l'autre côté du vallon dans un quartier résidentiel sécurisé.J'allais aborder la montée en lacets quand le moteur émit soudain des ratés sinistres ;je rétrogradais en seconde mais je perdais de la vitesse lentement,inexorablement.La Mustang s'arrêta,soubresauts fatidiques qui allait nous plonger en enfer.

Une forêt sombre et dense,des arbres penchés sur la route comme pour nous emprisonner et nous happer hors du monde réel,le bruit de la rivière à côté gonflée par l'eau de pluie qui se mit à tomber et à tambouriner sur la voiture réduite au silence et au repos.

La panne! Merde de Merde!..

Des gros nuages charbonneux cachaient la lune blafarde et des éclairs précédés par des roulements de tonnerre envahirent la nuit.

Je sentais que Marine se crispait sur son siėge,légėrement tremblante et angoissée.

-T'inquiète pas,ma petite sorcière bien aimée,je vais appeler nos potes à la rescousse.

Je composais le numéro de Christine et Pierre mais l'appel à l'aide partait dans les limbes d'un réseau défaillant à cause de l'orage qui redoublait d'ardeur et de violence.

-Attendons,il n'y a rien d'autre à faire

Je restais calme,légèrement amusé par les tremblements qui affectaient Marine.Je l'entourais de mes bras velus et lui grognait au cou des mots d'amour de loup garou en rut.

-C'est pas drôle

-Mais,c'est Halloween,chéri,c'est jamais drôle Halloween;tu as vu La Nuit Des Masques,il ne faut pas réveiller Jason ,Freddy et tous ces monstres qui peuplent nos films d'horreur favoris.

Et puis alors,tout commença et plus rien ne fut comme avant.

La Mustang se mit à tanguer comme un bateau pris dans la tempête.De plus en plus fort.Violemment.

Des raclements sur le toit,des martèlements aigus comme des griffures cherchant à transpercer la tôle de l'habitacle...

-qu'est qui se passe? C'est quoi ce vacarme.

Marine enleva son masque;elle pleurait, elle sanglotait,du rimmel coulait sur ses joues empourprées.

Elle se mit à hurler quand une ombre apparut sur le pare-brise de la voiture: deux pattes poilues avec des griffes acérées soulevèrent les essuie glaces et les brisèrent en deux ,les tenant ensuite comme des lances destructrices.

Une forme animale ressemblant à un ours se tenait maintenant sur le capot ,sautant dessus  et tendant vers le ciel sa gueule aux crocs luisants ,dégoulinant de sang coagulé.

Marine n'était que cris,douleur,peur et tremblements incontrôlables.Elle devenait hystérique,elle en appelait à l'aide sa mère,son père et tous les saints.

J'allumais une cigarette,je regardais les volutes de fumée sortir de ma bouche en petits cercles concentriques,je me mis à rire aux éclats tout en ouvrant la portière de la Mustang.

Marine demeurait interdite,ébahie,muette d'incompréhension.

Il pleuvait si fort que la visibilité était réduite autour de moi;c'était un théatre d'ombres qui nous encerclait.

Je reçus le premier coup au niveau du visage,un coup de griffes raclant en des sillons sanglants la peau de ma joue droite;j'avais enlevé mon masque pour conduire,je n'avais aucune protection.

Je tombais sur le sol boueux,impuissant et désorienté.Ce devait être une blague,avec la complicité de Pierre et Christine,un truc cool pour faire peur à Marine,un cadeau d'anniversaire spécial Halloween concocté la veille dans un bar du centre ville entre deux bières et des délires bien arrosés.

-Pierre,arrête de déconner.

Ma plainte était dérisoire,j'avais soudainement peur;j'entendais les hurlements de Marine,je sentais qu'elle était happée hors de son siège avec force et détermination.

Je me contorsionnais sur le sol ,j'essayais de me relever mais j'étais impuissant,pris dans l'étau de bras musculeux et poilus.

Et,soudain,ce fut le grand vide,ma tête explosa,irrradiant mille étoiles incandescentes,je perdais connaissance.

Je sentais l'odeur des pins,je marchais dans la garrigue,j'admirais les épis bleutés de la lavande aspic,j'embrassais Marine,j'étais heureux avec elle,je l'aimais à tout jamais,je rêvais..

J'éprouvais la sensation d'un balancement irrégulier,cahotique;je me réveillais doucement,l'esprit nébuleux;la pluie martelait mon visage et lavait mes joues ensanglantées.La lune me regardait,gros globe blanc laiteux,indifférente,à moitié cachée par les nuages.

J'étais attaché à une branche,pieds et mains liés.Mon corps pendait dans le vide,balotté au gré de la marche rapide de mes ravisseurs.Mes liens me cisaillaient les poignets et les chevilles.

J'étais comme un gibier capturé aprés la chasse.

Nous passâmes un pont de bois pris d'assaut par la rivière en furie,débordant légèrement de son lit,en des flots tumultueux et glaiseux.

Un éclair déchira le ciel,déflagration tonitruante et assourdissante .La nuit devint jour un bref instant.J'aperçus les tours de la cité des jonquilles et leurs fenêtres qui ressemblaient à des meurtrières.Un monde gris et morne,terrifiant.

La cité était plongée dans le noir;il n'y avait plus de courant à cause de l'orage.

Nos ravisseurs avaient des torches frontales puissantes qui éclairairent bientôt une vieille batisse désaffectée,une ancienne usine sidérurgique qui fabriquait il ya trés longtemps dans ses hauts fournaux de l'acier pour les constructeurs automobiles.

Des portes grincèrent,gonds rouillés par l'usure du temps.

Nous pénétrâmes dans une immense salle aux murs en briques,lumineuse et bruyante.Un groupe électrogène avait été mis en place.

Je fus jeté au sol sans ménagement  et libéré de mes liens.Un grand noir m'obligea à remettre ma tête de loup garou et je fus poussé dans une cage en bois exigüe où je ne pouvais me tenir qu'accroupi.

Un système de poulies m'amena au dessus d'une vaste arène .

Une foule compacte se pressait dans les travées et prenait place sur les gradins bétonnés.Des individus en haillons,hirsutes,de véritables hommes des bois.Il y avait des enfants aux regards étranges, aux sourires édentés qui poussaient des cris stridents et inhumains.La lie de la terre prenait ses aises,nous lançant cailloux et projectiles divers.

Je remarquais une quinzaine de cages comme la mienne se balançant au dessus du vide.Des hommes,des femmes déguisées en ours,en homme araignée,en batman,en princesse ou en king kong de pacotille.

Deux des cages s'ouvrirent subitement et deux hommes tombèrent dans l'arène sous les vivats du public.

King Kong et un ours brun se faisaient face,hagards et perdus. On leur jeta aux pieds deux glaives lourds et tranchants.

"Battez vous,battez vous",la rumeur enflait comme le tonnerre au loin

"Battez vous ou mourrez"

L'ours brun prit le glaive et le jeta vers la foule,leva les bras en croix comme un martyr,ota sa pauvre défroque d'Halloween et révéla un visage blême,secoué de tics irrépressibles.

C'était Pierre,digne et sépulcral.

Les spectateurs,l'index baissé,vociféraient des cris de haine,de mise à mort.

Une flèche atteignit Pierre derrière l'oreille,il glissa sur le sol sans un mot ,agonisant.

Deux hommes le tirèrent par les pieds et l'amenèrent vers l'âtre d'une immense cheminée où un feu brûlait.

L'insoutenable et la barbarie déroulait son spectacle atroce.

Je vomissais de la bile,je fermais les yeux.

Quand je les rouvrais,je vis le corps tronçonné de Pierre jeter dans le feu,bras,jambes,tronc mutilé,entrailles...

Un festin cannibale se préparait.

Ma cage tanguait dangereusement ,j'étais horrifié  et pris d'une folie meurtrière ,d'une envie de combattre cette engeance repoussante et obscène.

Prés de la cheminée,un gros homme obèse tatoué et borgne était allongé sur un antique canapé;il dévorait des restes humains que lui tendait un serviteur sur un plateau argenté.

Je vis arriver à sa hauteur un autre individu qui poussait devant lui deux femmes à moitié dévêtues;je reconnus Marine et Christine,complètement atones et perdues.

Je me sentais coupable et je devins d'un coup enragé comme cette foule bruyante,bestiale venue d'un autre monde,un monde inhumain et sordide.

L'obèse se mit à jouer ,à manipuler Christine comme une viande fraiche,à la caresser,à la mordiller comme un sadique dément;il lui offrit à manger un morçeau de cervelle,peut-être celle de Pierre.

Christine cracha de dégout,ultime sursaut de vélléité défensive.

L'obèse prit une hache et lui trancha la tête.Il la prit dans ses mains et la lança dans l'arène.Des gosses se précipitèrent et jouèrent avec ce ballon de football improvisé,fragment de corps supplicié.

Tout allait trés vite vers l'inommable,l'insoutenable.

Ma cage bascula dans le vide,brisée par mes coups répétés.

Je ramassais le glaive sur le sol,j'arrachais mon masque de loup garou et me précipitais vers Marine,je me sentais intouchable par les archers qui pointaient leurs flèches vers moi.J'étais invincible,comme hors du temps et des éléments qui m'entouraient.

Et l'imprévisible se produisit:un grondement sourd ébranla l'édifice qui plia en mille fissures comme un chateau de cartes.

L'eau de la rivière en crue,tourbeuse et bouillonnante envahit la place détruisant tout sur son passage.Une clameur désespérée,la clameur des monstres sortis de l'enfer qui retournaient au néant.

Des cadavres flottaient autour de moi;arrimé à la cage,j'essayais de rejoindre Marine qui reposait seule sur le canapé,flottant à moitié dans l'eau comme un radeau.Je réussis à m'approcher d'elle ,je lui tendis les bras ,elle s'y ancra mollement,je l'encourageais à prendre pied sur la cheminée,notre issue de secours.

Elle était dans un état second,véritable automate.

J'avais remarqué que dans le conduit de la cheminée se trouvait une échelle sur laquelle les barbares faisaient fumer leur nourriture de cannibale.L'eau continuait à monter et avait pénétré dans l'âtre.

Nous nageâmes au milieu des ossements et entamèrent notre montée sans un mot. 

Vite,vite ,Quitter tout ÇA.

La nuit,la pluie qui continuait à tomber nous accueillirent.

Des hélicos tourbillonnaient au dessus de nos têtes;une échelle apparut.

Marine se retourna doucement vers moi et me dit: "c'était une mauvaise blague et elle sauta dans le vide.

Et moi,alors?

Je regardais l'échelle,je regardais en bas,tout en bas les bouches de l'enfer.

J'ai pris mon élan.....

                                                        FIN

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