Amazon, je te quitte.

Stéphane Antonini

Non Jeff, t’es pas tout seul, c’est sûr, y a en plein comme toi. Mais on avait une relation spéciale, tu me donnais ce « truc en plus », et nul autre ne pouvait me satisfaire comme tu le faisais...

Le livreur travaillant pour Amazon m'a appelé.

Je n'ai pas répondu.

Il n'a pas laissé de message ; comme s'il le savait déjà. C'est délicat de sa part.

C'était mon dernier colis, le tout dernier envoi, la toute dernière dépense, symboliquement peut-être, de la lessive.

9,58 euros. Coût de livraison inclus. Imbattable.

On dépense, on dépense, on s'en balance, après moi le déluge !

Je ne dis pas que cela a été simple ; je me suis souvent demandé comment j'allais palier à ce manque, à cette soudaine perte de pouvoir, ce pouvoir, non, cette addiction : acheter sur un simple clic. Et attendre le courriel, annonçant la livraison, avec date, heure, un rendez-vous avec toi, Jeff. Addiction, et même quand le compte en banque refuse a priori, on peut toujours s'arranger, avec Jeff ; il est arrangeant Jeff vous savez, il vous laisse le choix de lui donner votre argent un peu tous les mois, si vous ne pouvez pas beaucoup en une fois ; il est cool, Jeff.

Non, cela ne fut pas si simple ; comment allais-je faire, moi le prolétaire, le pauvre un an sur deux, pour décorer ma maison avec des objets mal finis, égayer mon lit avec de belles parures faites au Pakistan par des ouvriers maltraités, éclairer ma lanterne et mon bureau avec de jolies lampes à ampoules LED, tactiles, diffusant la douce lumière dans mes instants sombres de doute, de désespoir, de crainte devant ce monde partant en déliquescence. Qui allait me procurer mes trois paquets de lessive pour 9,58 euros ? Soixante lessives pour moins de dix euros ? Qui fait ça ? A part Jeff ?

Edouard ? Même pas sûr. Ça faisait longtemps que j'y pensais ; moi qui gueule dès qu'on nous pousse à la consommation, d'une manière ou d'une autre, qui ai des palpitations dès qu'une pub un peu trop intrusive tente de me fourguer LE produit qu'il me manque (manque dont je n'avais nullement conscience, pauvre hère que j'étais !), qui ai manqué de m'étouffer avec mes Miel Pop's quand j'ai appris que Jeff avait vu bondir sa fortune personnelle durant le confinement, il fallait que je réagisse ; à chaque achat sur Amazon, je prenais 500 grammes tant ma culpabilité me rongeait et me poussait compulsivement vers du sucre, le plus petit des grands plaisirs. Ça sentait déjà la relation malsaine.

J'étais si fier : non content, à une époque, d'avoir adhéré au programme « spécial » qui me permettait de préparer à l'avance mes livraisons, qui me donnait cette liberté qu'affectionne le libéralisme de ne plus penser -qu'-à acheter, puisque tout était déjà programmé, qui me permettait de me concentrer sur l'essentiel, puisque les paquets de lessive, les boites de thon et le papier toilette arrivaient à la maison sans que je fasse le moindre effort, non content de caler ma vie sur les livraisons Amazon, j'avais opté pour Amazon Prime !

Doux bonheur, Jeff ! Qu'as-tu fait là ? 5,99 euros par mois, pour des séries, des films, de la musique, des ebooks, et des livraisons gratuites à volonté ! Quel génie ! Quel talent ! J'ai donc poursuivi ma quête désespérée vers un monde renouvelable à souhait, au gré des envies et des besoins nouveaux et artificiels…

Mais Jeff… Jeff… Tu as été peut-être trop gourmand. Ou bien, comme tout génie, tu as été incompris. Tes employés n'ont pas compris ton génie. Ces râleurs. Alors qu'ils ont le privilège inouï de participer à la révolution libéralo-économico-capitaliste, ces ingrats !

Ou alors ils ont compris plus vite que moi. Je ne sais pas. Chacun sa rupture.

Il m'a donc fallu un peu de temps ; renoncer à mes trois paquets de pâtes tous les mois, livrés impeccablement dans un carton trop grand ; il m'a fallu renoncer à des séries pas très intéressantes et des films de série B, qui passaient le temps, qui prenaient mon temps disponible.

Il m'a fallu un peu de temps, pour me rendre compte que mes convictions étaient non seulement plus fortes, mais surtout beaucoup plus productives, bien qu'individuelles, que tes appels à consommer tout et n'importe quoi, sous prétexte que j'avais un parcelle de pouvoir d'achat, ou du moins l'impression de participer au bon fonctionnement d'un système qu'on nous vendait comme seul et unique possible, tant tout autre choix tenait de la folie et comportait des risques énormes voire apocalyptiques… Pour toi, Jeff. Pour toi.

Parce que, vois-tu, je n'ai pas répondu au livreur ; bon, ça n'a pas changé sa vie, apparemment il s'est débarrassé de mes paquets de lessive chez ma voisine.

Mais ce fut mon premier geste : ma dernière livraison. La dernière séance, la dernière séquence d'achat.

Et comme j'ai senti soudainement la chaleur de la révolution grandissante envahir mon âme, j'ai poursuivi : j'ai supprimé mon abonnement à Amazon Prime. Bon, je pensais que j'allais être un peu plus sollicité, je vais être honnête, j'ai été déçu de si peu de considération, moi, Moi, client depuis tant d'année, ayant dépensé tant, trop, mais pour toi Jeff, que n'aurais-je fait ? Juste un petit courriel, me rappelant que je peux revenir quand je veux…

Et puis, en y réfléchissant (d'ailleurs, Jeff, c'est peut-être tout bêtement et tout simplement la clé : réfléchir), je me suis rendu compte d'une chose, qui m'a attristé quelques secondes, guère plus : finalement, je n'étais qu'un parmi tant d'autres ; voilà Jeff, c'est ça, je n'étais rien, juste un compte en banque, et tu m'as fait croire, et tu nous fais croire qu'on est unique, important, alors qu'on n'est rien. Comme tes employés.

Et là Jeff, tu vas me dire : « Mais comment vas-tu payer tes trois paquets de lessive à moins de dix euros, hein ? Gros débile ! »

Déjà, tu me parles autrement ; et puis tu sais, étrangement, et malgré ma situation professionnelle et financière et personnelle (mais ça on s'en fout) qui voudrait que je sois non pas attentif mais carrément méfiant quant à chacune de mes dépenses, et bien je crois que, sans toi, je vais mieux m'en sortir : non pas que les 5,99 euros que je ne te donnerai plus tous les mois vont changer ma vie, mais sortir de ton système, retrouver une liberté perdue entre deux boites de pâté pour chat, choisir ce dont j'ai besoin plus que ce que tu me suggères, voilà où sont mes économies.

Alors voilà Jeff, on va s'arrêter là.

Je me demande encore si je dois t'en vouloir ; on dit souvent que le consommateur est le seul décideur ; je ne le crois pas, tant vos astuces marketing sont bien ficelées, aliénantes à en vomir. Et moi qui me pensais plus fort que tout ça, tu vois Jeff, le temps que ça m'a pris ?

Mais avec le temps Jeff, tout s'en va, tu connais bien la musique ; tu t'en vas, je te quitte, peu importe, je vais bien, tout ira bien, sans toi, n'en doute pas une seule seconde.

Et quand je constate le peu d'entrain que tu as à me retenir, je ne peux qu'en déduire que tu ne tenais pas vraiment à moi.

Adessias Jeff.

Fais quand même attention à toi : le vent tourne vite, surtout quand il vient de Chine.

  • Il y a quelques jours j'ai commandé sur Amazon, pour la première fois ! Eh, oui, car ma petite chienne blessée avait besoin en urgence d'une collerette spéciale (une bouée) que l'on ne trouve nulle part, Oui, mais voilà, aucune de mes cartes bancaires ne convenait, j'ai dû faire appel à la famille. Cela ne m'encourage pas à continuer... surtout en lisant votre texte ! Cela dit, cette commande m'a beaucoup aidée....enfin ma chienne.

    · Il y a presque 4 ans ·
    Louve blanche

    Louve

  • Réponse unanime à la consommation d'après trop de monde sur la terre, retournes auprès de ta terre , celle qu'on peut toucher du bout de ses doigts noirs...ne l'oublies pas....même la chine est bridée...;0)

    · Il y a presque 4 ans ·
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    flodeau

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