Angela

Dominique Deconinck

Angela

Le pot de lemon curd vide s’écrasa sur le sol.

- Shit ! soupira Angela, pieds nus devant son réfrigérateur ouvert. Elle ramassa précautionneusement les plus gros morceaux de verre et exécuta une extension désespérée vers le rouleau d’essuie-tout.  Le miroir de l’entrée lui renvoya son image : un  Botero en survêtement rose délavé, en train d’essayer de rivaliser avec la souplesse d’une ballerine du Kirov. Elle se fit horreur.

 Comme chaque soir, vers vingt et une heures, elle était rentrée dans son studio de poche, à l’angle de la 54ème rue et de la 3ème avenue. Comme chaque soir, elle s’était jurée de ne plus rien absorber jusqu’au lendemain matin. Angela avait hérité de la généreuse nature de sa mère, doublée du solide appétit de son père ; ces deux caractéristiques l’ayant gratifiée d’un poids bien trop conséquent pour son mètre quatre vingt. Comme chaque soir, elle avait allumé son ordinateur, s’était affalée sur le canapé, avait installé le clavier sans fil sur ses genoux,  ouvert son e-mail. Pas le moindre message.

Depuis quelques semaines, après avoir rencontré Arkady, Angela avait abandonné les sites de rencontres. A chaque fois, qu’elle «chattait » dans les forums, elle recevait un courrier fleuve de tous les obsédés virtuels du monde. Quand elle parvenait à trouver un type un peu moins dingue, elle se décrivait honnêtement et au mieux… décrochait un rendez-vous. Deux scénarios immuables se présentaient alors : ou bien le correspondant la reconnaissait le premier et s’éclipsait discrètement, auquel cas, elle passait une heure scotchée comme une potiche dans les endroits les plus sinistres qu’elle ait jamais fréquentés, ou bien c’était elle qui réussissait à localiser le « contact » en question la première ; il lui payait un pot et trouvait n’importe quel faux prétexte pour battre en retraite dans les plus brefs délais, en lui jurant qu’il la rappellerait le lendemain.

Angela en avait plus qu’assez de ces mensonges éculés, de ces faux espoirs et de ces retours solitaires.

Elle se sentait grosse, immondément grosse. Ses seuls exutoires étaient le travail et la bouffe. Depuis son arrivée à New York, où elle avait trouvé un poste de consultante à l’IACA, elle était devenue rapidement plus ronde que haute.

Deux heures et quelques bières plus tard, après avoir passé un ultime coup de balai sur les débris de verre, et selon un  enchaînement qu’elle ne connaissait que trop, elle avait enfilé son imperméable, fouillé dans ses poches et trouvé un miraculeux billet de vingt dollars. Elle avait appelé l’ascenseur, tiraillée entre l’envie de dévorer et la haine d’elle-même, de ne pas parvenir à résister plus de quelques heures à sa faim vespérale et récurrente. Elle courut sous la pluie vers le Seven Eleven du coin, fonça directement sur le rayon « confitures »  et rafla trois pots de lemon curd avec la terrible impression de descendre encore d’autant de marches vers l’enfer. A la caisse, un homme en costume cravate attendait devant elle que le buraliste finisse de vérifier les tickets de loto d’un grand noir qui prétendait avoir au moins trois numéros sur le deuxième tirage du samedi.

- Tu veux de l’AOS ?

Angela fut surprise par la question formulée à voix basse. L’AOS était le nouveau « stimulant » à la mode, et circulait dans les milieux chic de New York depuis quelques mois. Sorte de super amphétamine de luxe, coupe-faim, excitant, avec un petit quelque chose en plus d’euphorisant.

- Trop tard, j’ai déjà ma drogue, merci, dit-elle en brandissant son panier.

Le type lui laissa son tour à la caisse. Angela paya et empoigna le sac en papier. Il insista.

-       Dix dollars, c’est ma dernière dose et je me casse. C’est le quart du prix, un  cadeau ! Et puis en plus tu pourras faire régime ce soir, ajouta-t-il en toisant Angela, mi-bienveillant, mi-insultant.

Un autre quidam s’était placé derrière eux, grand, maigre, flottant dans un imperméable sans forme ni âge. Il fit mine de ne pas les avoir entendus et paya le contenu de son panier : un sandwich poulet-salade et deux canettes de bière, puis sortit rapidement.

Elle eut envie de gifler le type à la cravate, de se gifler, de ne pas être là.  Elle lui tendit les dix dollars rendus par l’épicier. L’homme lui glissa dans la main une petite tablette oblongue, violette, dans un sachet en cellophane et fila dans la direction opposée à celle d’Angela sans dire un mot. Au coin de la rue, l’homme à l’imperméable trop grand l’aborda.

-       Hé, mec ! C’était vraiment ta dernière dose ?

Le dealer leva les yeux sur la silhouette maigre et reconnut le quidam au sandwich poulet-salade. « Ca sent l’embrouille, se dit-il, l’a pas l’air net ce type. Manquerait plus que je me fasse serrer ! »

-       Désolé, je ne vois pas de quoi vous voulez parler, répondit-il en essayant de reprendre sa marche dans la rue.

Le type insista et lui emboîta le pas. La rue était déserte. Les voitures passaient à toute vitesse. Rien ne semblait vraiment inquiétant. Le dealer s’arrêta.

-       T’en veux combien ?

-       Je ne sais pas …

L’homme fouilla dans sa poche et en sortit un billet de cinquante dollars.

-       Deux.

-       Ca marche !

Il colla deux petites tablettes mauves sous cellophane dans la main du type et fit disparaître le billet dans le creux de sa main avant de reprendre sa marche dans la rue sans se retourner.

 Angela s’était réfugiée sous un porche à quelques pas de chez elle. Elle, déchira le sachet et avala immédiatement le comprimé avant de courir jusqu’à l’entrée de son immeuble. Dans sa cabine vitrée, le portier la regarda passer, et se précipiter vers l’ascenseur. Comme chaque soir, elle lut ou crut lire l’évaluation de ses charmes et le mépris qui l’accompagnait dans le regard qui la suivait.

De retour dans son studio, elle aligna soigneusement les trois pots de lemon curd à côté de l’ordinateur et machinalement, se reconnecta sur le web. Elle jeta un coup d’œil à l’écran : « you’ve got mail ! ». Elle cliqua sur la boite à lettres :

De « CrazyLover1 » : « - Salut, Fatty Lady ! Excuse pour la dernière fois, mais j’peux pas : quand je t’ai vue, je me suis dit que j’ai ma dignité, j’peux pas m’payer ça ! »

Un salaud de plus. Ces derniers temps, les larmes lui auraient monté aux yeux mais elle ne pouvait s’empêcher de repenser à Arkady, à cet homme étrange avare de ses mails mais attentif, présent à sa façon, vivant.

Elle prit la chemise contenant le dernier dossier qui lui avait été confié : « L’impact des développements de l’IACA dans le domaine routier sud  américain ». Elle avait une quinzaine de jours pour compiler des connaissances sur le sujet et régurgiter des idées acceptables. Elle devait commencer à travailler, se polariser, oublier les pots qui la narguaient, les oublier le plus longtemps possible avant de craquer, de les avaler l’un après l’autre jusqu’à s’en écœurer. Elle se mit à soliloquer :

- Bon, encore un sujet merdique pour Angela. Allez, au travail ma belle ! Réseau routier actuel, pôles économiques, zones à développer, etc… Plus qu’à compiler dix mille dossiers, les digérer et trouver des idées originales et applicables ! Vive la vie !

Elle  qui ne pouvait travailler que dans le silence, alluma sa chaîne stéréo et se passa le dernier « best of » de « Queen », volume à fond.

Elle consulta un premier site Internet, un deuxième, et surfa pendant plus de deux heures, archiva des pages de texte, construisit son argumentation, alimenta les paragraphes. A deux heures du matin, elle avait des lignes directrices précises ; à quatre heures un plan inattaquable, à sept heures, le document final comptait trente pages impeccables à la virgule près.  Sept heures trente : Angela relut ses conclusions, se trouva tout simplement géniale et reprit conscience : les trois pots de lemon curd étaient alignés, pleins, intacts. Elle ressentit à la fois une fatigue énorme, assommante lui tomber dessus d’un coup, et une joie indicible : elle avait été capable de passer une nuit sans dévorer, une nuit de travail, là où elle pensait passer dix fois plus de temps. Si l’AOS pouvait lui apporter ça, alors, vive l’AOS !

Son visage s’illumina. Elle fonça vers la salle de bains, et en ressortit avec sa balance, qu’elle posa devant le miroir en pied, dans l’entrée. Elle se déshabilla complètement, monta nue sur la balance, regarda l’aiguille osciller et ne tenta même pas de tricher en appuyant plus sur le pied gauche, comme elle avait l’habitude de le faire. Elle s’observa dans la glace et eut la curieuse impression d’y voir une étrangère.

- Adieu ma grosse ! Rendez-vous dans deux mois.

Elle éclata de rire.

Elle s’assit à nouveau devant son clavier d’ordinateur et tapa un ultime message au directeur de son département :

- Bonjour John. Tu trouveras mon rapport en document joint à mon mail. Je suis crevée, alors ne m’attends pas ce matin, peut-être pas demain non plus. Je reviens lundi pour faire la présentation et surtout n’aie pas le culot de me retirer un seul jour de vacances ! Grosses bises !

Elle appuya sur la touche envoi et prit conscience de plusieurs nouveautés : elle n’avait jamais appelé son patron John, elle ne lui avait jamais fait la bise même virtuellement, elle adorait l’AOS, et elle devait impérativement dormir, ce qu’elle fit  dans les dix heures suivantes avec un sourire angélique aux lèvres, Arkady occupait une place de choix dans ses rêves.

  • Un vrai coup de coeur, j'aimerai beaucoup lire l'histoire d'Angela au complet !

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Image

    floravista

  • bonsoirs à vous qui m'encouragez (j'en ai besoin) comme nous tous probablement. Peut-on écrire sans douter. Angéla n'est pas le premier chapitre d'un roman. Cet extrait se situe environ au premier tiers du livre.
    Le côté SF ne transparait pas encore, c'est vrai, comme il ne transparait pas dans le Lac Noir (qui lui est bien le premier chapitre du roman). La question se pose jusqu'où aller dans la présentation des textes d'un livre terminé ? Cruelle question ...

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Ddk9

    Dominique Deconinck

  • j'aime votre style, je l'ai lu sans en perdre une miette

    · Il y a plus de 11 ans ·
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    christinej

  • Dominique, en plus de vous dire que j'apprécie une fois de plus la plume, le "cdc" signifie ici : "Coup de Coeur" et donc mise en avant sur la page d'accueil du site. Cf. la mention en bas à gauche de chaque texte !

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

  • J'ai honte pour moi, je n'au qu'une faible connaissance du langage SMS. Merci pour votre appréciation.

    Cordialement,

    Dominique

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Ddk9

    Dominique Deconinck

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