Antéchrist II

hugues-stephane

Dump

Le cocktail au Rhum et à la menthe qu'il venait d'achever lui collait à la salive. En passant d'une plateforme de béton à l'autre, il s'inquiétait. La boisson comme un petit animal prisonnier cognait sur les parois de son ventre. Il faisait chaud ce jour-là, peut-être était-ce la combinaison de l'ensemble qui faisait mauvais mariage.

L'heure de l'entretien était enfin arrivée. Il s'interrogeait. S'agissait-il d'une mauvaise nouvelle, ou d'une très mauvaise nouvelle ? Il était su de tous au sein de l'entreprise que de tels entretiens ne promettaient rien de bon aux heureux élus. Jacques s'assit sur le siège, sorte de billot dur et froid, après que Monsieur Fusta, le Directeur, l'y ait invité.

Ce dernier lui avait serré la main fortement mais du bout des doigts. Comme à chaque fois elle avait fui dans une moiteur tiède. En s'asseyant, le Directeur fit éructer son énorme et confortable fauteuil dans un bruit d'air expirant du gros cuir marron et odorant. Pour Jacques, l'assise était étroite. Ses bras se resserrèrent naturellement et ses épaules muèrent de la forme du “T” vers celle de l'accent circonflexe sans même qu'il ne s'en rendit compte. Il tînt ses genoux avec ses paumes en frottant comme pour les lustrer sous le chiffon du pantalon. Ses sourcils suivirent le mouvement de ses épaules. La boisson bue dans les minutes précédentes augmentait ses effets, amplifiait une migraine en même temps que l'anxiété le gagnait. Le sucre plâtrait le fond de son gosier et tirait des ramifications jusqu'à la pointe de son crâne.

« — Bien, Monsieur Estellan, commença le Directeur avec aplomb. Je vous ai convoqué pour vous entretenir des projets de notre société. 

—Oui, je vous écoute monsieur, répondit Jacques. —Cela fait plus de trois ans que nous avons le plaisir de vous compter parmi nos effectifs et les cadres de Dématworld. Aujourd'hui, nous avons une proposition qui devrait vous satisfaire ! reprit Fusta.

—Bien.

—Vous n'êtes pas sans savoir que nos activités de recherche connaissent de grandes difficultés, notamment en termes de coût de financement ?

— Bien entendu, j'ai entendu cela lors de la dernière assemblée générale.

—Vous êtes l'un de nos meilleurs chefs d'équipe, c'est incontestable. Vos travaux de recherche sont reconnus par tous vos supérieurs qui ne tarissent d'éloges à votre égard. Toutefois, les considérations budgétaires ne peuvent pas vous échapper, car vous devez connaître l'équilibre des coûts pour notre entreprise.

—Oui, tout à fait.

—Bon, voici : l'équipe de Direction a décidé de restructurer la branche de votre département, notamment sur l'aspect fonctionnel, expliqua le Directeur.

—C'est-à-dire?

—Un plan ambitieux est mis en œuvre par notre équipe financière pour réduire les coûts immobiliers et de personnel.

—Ah, bien...

—Certes, si le coût du fonctionnement doit être réduit, nous considérons que nos éléments les meilleurs doivent être récompensés. 

—Oui...

—Aussi, le plan social accompagnant ces mesures ne vous touche pas ! C'est une grande nouvelle qu'il m'est agréable de vous annoncer.

—Merci, Monsieur Fusta.

— Il ne vous touche pas car vous n'êtes pas remercié j'entends...

—Ah!

— Il convient que vous fassiez le bon choix ! Il ajusta ses lunettes avec conviction. Nous vous proposons de changer de pays, de faire preuve d'ouverture au monde en représentant fièrement notre société et nos valeurs. Vous prendrez en charge une équipe de chercheurs plus large, composée de jeunes indiens, de chinois, et de certains de vos collaborateurs actuels s'ils le décident. Fusta prit un stylo couleur de jade incrusté d'éclats dorés et lui fit faire une révolution entre les deux doigts de la victoire.

—Deux d'entre eux ont répondu favorablement, nous attendons la réponse des autres... Je ne peux vous révéler le nom de ceux qui ont accepté, tant que tout ceci n'est pas finalisé, vous comprenez... ».

Sa fausse complicité transpirait par cette mièvrerie. L'équipe de Jacques était composée de six chercheurs français. Deux venaient d'accepter la proposition. Jacques interrogea : « Combien y aura-t-il de chercheurs dans la nouvelle équipe ? »

— Il y en aura onze. Quatre chercheurs que vous encadrez déjà, s'ils acceptent, en plus des deux qui ont déjà donné leur accord positif, plus deux jeunes indiens sortis d'école, et trois jeunes chinois.

—D'accord, mais quel est ce pays ? Et les conditions salariales ? Il avala sa salive avant de terminer sa phrase.

—Il s'agit du point le moins positif - prépara le Directeur - mais il y a des compensations ! ajouta-t-il en regardant la fenêtre, non sans avoir survolé la toile reproduite de Guernica pendue au mur du bureau, avec le même coup d'œil porté par certains hommes de pouvoir, souvent âgés, sur une belle femme qu'ils semblent ne pouvoir aimer vraiment, de ce regard plein de certitude, sans génie, puissamment malicieux. Ses paupières avaient cligné volontairement, ses lèvres s'étaient plissées et goutaient, semblables à l'attente de la dégustation d'un grand cru dont on fait languir le plaisir, l'humectation de ses propres mots. L'air de son visage oscillait, d'un sens à l'autre, du chafouin au contentement de soi, et la jouissance sadique s'apparentait à celle du tenancier de bar offrant un dernier verre à son client définitivement alcoolisé, dont les avant-bras tangents au comptoir, les mains articulées aux seuls mouvements des doigts, les trapèzes et la nuque écroulés vers le centre du corps, sont devenus inexorablement canins, accordant une forme de toute-puissance au vendeur d'indignité.


Les yeux de Jacques flottaient dans leur orbite quand bien même son regard fut fixe, balayaient les pupilles noires de Fusta, qui transparaissaient par intermittence derrière le verre de la monture plaquée or.

— Votre salaire sera divisé par 5, mais le superbe pays que nous vous proposons, tenez-vous bien, ce pays plein d'avenir c'est la Roumanie. Et dans ce pays 500 euros de salaire c'est 24 beaucoup ! Oui, c'est la Roumanie qui a été choisie pour ses conditions remarquables d'accueil en termes de structure ! Tiraspol en Moldavie pour être très précis. C'est une ville remarquable de dynamisme, à l'essor économique extraordinaire, proche de la frontière ukrainienne, un équilibre savant entre l'occident de l'Ouest et celui de l'Est. Il se gargarisa avec le reste de café qu'il avait basculé d'un geste vif au sein de son gosier découvrant sa dentition carnassière sous l'effet d'engloutissement.

Il reprit : « Vos locaux seront cinq fois plus grands, tous équipés, et vous aurez un logement de fonction ! Il avait un air rassurant, et montait sa voix comme pris par l'enthousiasme de la nouvelle qui selon lui ne manquait pas d'être une réponse positive à l'anxiété qui transpirait de Jacques, lequel serrait les genoux pour éviter le bris. Comme il parlait Fusta s'enivrait à l'emport de ses propres mots. Des ballons eurent produit le même effet sur un gros chien qui jappe aux rebonds qu'il provoque, convaincu de leur vitalité propre.

— Certes votre salaire sera désormais de 500 euros, comme je vous l'ai dit, mais la vie est tellement moins chère sur place que vos 2500 euros actuels ne vous manqueront pas, croyez- moi!

Il prit une posture arrière en redressant la tête et avec une soudaine sobriété lui donna le glas de l'entretien :

— Vous avez, bien entendu, quelques jours de réflexion. Je vous engage à faire le bon choix car nous serions bien attristé de vous laisser partir, eu égards à vos excellents services. Nombre de jeunes remplaçants sont prêts à l'embauche pour ce poste délocalisé, mais nous souhaiterions que vous soyez bénéficiaire de cette opportunité de carrière internationale, tellement bénéfique à l'heure de la mondialisation.


Fusta aimait utiliser le langage de la nouvelle Doxa du vingt-et-unième siècle, ces nouvelles armes linguistiques dont usent tous les bons sophistes depuis l'âge embryonnaire des cités, comme le dompteur jongle avec l'agressivité de la bête prête à bondir, qui ne le fait pas tant que son maître reste habile. Il s'amusait à faire des jeux de mots faussement complices que chaque corporation aime à se glisser entre elles tels des petits billets mondains secrets, avec le privilège d'un sens commun à l'activité exercée. La langue dominante enflait autour de la nouvelle sémantique libérale visant à contourner tous les maux de la servitude du tertiaire dont les masses majoritaires était devenues le carburant moderne. Le langage du management était devenu comme une musique apaisante où le théâtre de l'entreprise glorifiée se gorge de paroles positives pour l'individu et l'ensemble. Tout était devenu euphémisme, litote, jus de mots, bouillie et verbiage dont le seul axe était la domestication des velléités émancipatoires...

Jacques restait sans voix et attendait, un venin faisait lentement des colonies organiques en lui, le pétrifiait. Il avait accentué sur le dernier mot, l'affublant d'une évidence incontournable. Il ajouta en diminuant sensiblement la voix, le transférant dans un monde plus feutré, celui de la doucereuse torpeur qui baigne les salons de thé, les lieux où les souvenirs remplacent les projets, affectant la complicité due à son âge supérieur - car Fusta en vieux beau ne paraissait pas ses soixante- cinq ans - « De plus, à la trentaine triomphante, il est bon de savoir saisir les opportunités de la mondialisation pour en tirer le meilleur parti ! ».

Puis il se leva sans même attendre une réaction de Jacques, lui tendit la main ce qui l'éjecta de son fauteuil et le guida jusqu'à la porte du bureau : « Au revoir Monsieur Estellan ! Au revoir Jacques, je me permets de vous appeler Jacques ! J'espère que vous saurez saisir la chance que nous vous offrons au regard de notre estime pour vos grandes qualités. J'attends votre réponse pour la fin du mois. Vous recevrez bientôt la lettre officielle vous expliquant les modalités de la restructuration et notre proposition. Bon week- end. Oui, je vous souhaite déjà bon week-end car j'ai décidé de vous laisser l'après-midi pour profiter des vôtres.

Et puis vous pourrez ainsi bien réfléchir à notre discussion. Merci Jacques, à Lundi. ».


A cette heure, il faisait encore chaud. Il était 15 heures. Le Directeur lui tapa sur l'épaule comme il est fait entre collègues après une bonne blague. Il le poussa en même temps car il ne s'agissait pas de rigolade, mais juste d'un amusement sérieux de sa part. La porte se ferma derrière lui. Il se retrouvait alors dans l'ascenseur, sorte de boîte de conserve jetée par la fenêtre, qui descendait les étages, du vingt et unième au rez-de-chaussée.

Il n'arrivait pas à comprendre vraiment ce qui lui arrivait. En sortant dans le hall d'accueil il essaya de garder une démarche rectiligne, mais le choc avait été trop soudain. Le goût du cocktail était prégnant en lui et s'accentuait avec l'anxiété diffuse qui le pressait. Il prit le tourniquet de verre qui le ventila sur la place en dénivelé du Parvis de la Défense. Il avait besoin d'air et plusieurs températures se confrontaient en lui, sa peau collait à la chemise, frémissante au rythme du carillon de son cœur et la tour derrière lui, alors qu'il s'éloignait, vibrait de tous ses verres, de tous ses miroirs, lui disait adieu en riant par le bruit du vent, le jetait hors de son territoire, hors de son pays.

Désormais, la liqueur avait gagné l'ensemble de ses sens, et l'osmose entre les sentiments de dégoût et ceux du liquide détonait dans ses organes. L'alcool amplifiait ses caresses qui le prenaient comme celles de paluches malhabiles sur un corps trop frêle. Cet ensemble d'individus qui faisait la société autour de lui l'écœurait, jouait malgré eux dans un décor qui tout à coup venait de s'afficher à Jacques comme un ring de boxe où chacun se tapit jusqu'à ce qu'une ouverture, une garde baissée lui permit de porter le coup de grâce. Il venait d'être mis KO d'un coup, d'un seul, et toute sa force, toute son assurance, s'écroulaient, emportaient les titans et les géants qui soutenaient la puissance des certitudes acquises.

  • ...Ou, comment hypocritement vouloir berner l'autre...Il y avait évidemment "anguille sous roche" !
    S..... de directeur !!
    Un texte très bien écrit !

    · Il y a environ 5 ans ·
    Louve blanche

    Louve

  • Eh bien le terme d'Antechrist est tout à fait approprié pour qui a déjà de l'âge, ce qui est mon cas….mais à trente ans, je me serais surpris à rêver cependant...le monde est une porte, nul pays n'est cadenassé dans sa beauté...peut être que le gros con en costume de quidam friqué avait raison, sans le savoir… ;0)

    · Il y a environ 5 ans ·
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    flodeau

    • En effet, le Directeur est sincère et croit dans l’ouverture des jeunes cadres au monde. L’Antéchrist n’arrive pas, il règne par de beaux concepts qui au final sont contraires aux valeurs d’humanité, au-delà de la connotation religieuse qui n’est posée là que pour la représentation. La suite dira si le trentenaire y a cru et si « le gros con » l’est vraiment :D
      Merci pour ce regard particulièrement pertinent

      · Il y a environ 5 ans ·
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      hugues-stephane

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