ANTIGONE

nyckie-alause

Antigone ? Bien sûr je me souviens d'elle. Nous étions ensemble au lycée. Pas dans le même cursus, moi je faisais de l'Art et elle était en sciences économiques. Elle ne manquait jamais de nous dire qu'elle entrerait à Sciences-Po et qu'elle changerait… A ce stade de son discours elle faisait toujours une pause avant de rebondir sur des projets où elle changerait tout ! Quand elle disait « TOUT » elle y mettait des lettres majuscules. Nous aussi nous étions prêtes à tout changer mais à le faire ce serait avec bruit et couleur, avec cris et fureur, avec un mégaphone et des affiches à coller.

Antigone, partageait avec notre groupe un code vestimentaire qui la mettait en marge de son groupe naturel, les élèves aux chemises impeccables, aux blazers cintrés, aux jupes et pantalons de teinte résolument neutres. Antigone sortait d'un collège privé du centre-ville, ce devait être en réaction qu'elle nous avait adoptées nous les filles de la terminale A4. Ou bien le fait du hasard, des tirages au sort de l'administration qui l'avait placée dans notre dortoir. Sa famille, elle ne nous en a jamais vraiment parlé si ce n'est pour dire que son père avait été nommé en Egypte ou au Moyen-Orient et que sa mère en avait été, heu… dépassée… on n'a jamais su par quoi mais certainement par cette jeune-fille rebelle et intransigeante. Elle vivait toujours en ville, pourtant Antigone trouvait chaque semaine une bonne raison de ne pas quitter l'internat.

Antigone, je l'adorais sans le lui dire. Moi si je ne rentrais pas chez moi pour le week-end c'est justement parce que mon père y était et elle car le sien n'y était pas. Le sien, avait dit qu'il serait là pour Noël, elle s'en faisait une joie. A la rentrée de janvier elle est revenue la mine défaite, je voyais qu'elle avait pleuré, qu'elle avait dû oublier de manger, de marcher dehors, de rire… 

« Ça va ? » Ma question est idiote. Tellement bête que je la lui pose une seconde fois. « Mon père n'est pas venu, ça ne s'est pas passé comme il aurait voulu alors il n'est pas rentré ».

C'était dimanche soir et nous n'étions que deux dans le dortoir, Antigone et moi. C'était la première occasion d'intimité entre nous et plutôt que de l'interroger à nouveau j'ai préféré lui raconter mes vacances, à cœur ouvert. 

Le mien de père, il était chez nous, malheureusement et comme il sait si bien le faire il nous a pourri la vie ! Mes petits frères ont passé le plus clair de leur temps dans leur chambre, fermant bien la porte pour échapper aux cris qui retentissent plusieurs fois par jour pour l'argent, que l'on dépenserait sans compter et que ce foutu boulot ne rapporte plus rien et son chef qui l'a encore appelé, et sa femme, ma mère, qui gaspille et gâte ces gosses que je ne sais pas s'il sont de moi, et qu'ils ne feront rien de leur vie (ils ont cinq et sept ans) et que Marianne tu as vu comment elle se fringue ? On dirait que je ne travaille pas assez pour qu'elle soit convenable, une pauvresse prête à s'allonger n'importe où pour quelques billets et ses études qui ne servent à rien, alors que la comptabilité ça c'est un bon boulot pour une femme et la comptable de mon entreprise elle gagne mieux que moi, elle a la sécurité de l'emploi et je crois qu'elle couche alors ça rajoute, enfin c'est une femme quoi. Quand il part dans ce genre de tirade, sans te mentir c'est plusieurs fois par jour et là il avait dix jours de congés, il peut tenir des heures et s'il se rend compte qu'il n'y a pas de réaction il augmente le volume. De mon côté j'augmente le volume du tourne-disque. Il n'y a rien de tel pour le faire sortir de ses gonds. Il entre dans ma chambre et arrache la prise avant de repartir dans sa litanie d'homme désespéré par le monde qui l'entoure. Ma mère, elle a trouvé la meilleure parade qui soit, elle prépare un panier de victuailles et dit « j'apporte le repas à ma mère » et elle part comme s'il s'agissait d'une urgence. Ouais ! des vacances pourries ! Vivement le bac et basta, après je pars…

Antigone, me rejoins et s'assieds sur mon lit. Elle passe son bras sur mes épaules en caressant mon bras comme si j'étais un chat. Il était temps j'allais me mettre à pleurer sur moi-même. Amitié. C'est de ce moment-là qu'elle est née entre nous, une indéfectible amitié. 

« Et toi, ça va aller ? »

« Ça, des vacances ? Le vide, tout simplement le vide absolu. Les rideaux jamais ouverts. Ma mère qui s'installe à onze heures dans le salon alors qu'elle vient de se lever, dans le fauteuil réservé à mon père, ce fauteuil dont le cuir reste imprégné de l'odeur de tabac. Ensuite elle reste deux heures entières sans prononcer un seul mot le temps que se dissipe les dernières vapeurs d'alcool et de somnifères. J'ouvre une barquette sortie du congélateur, c'est infect ! Je lui apporte une assiette et regagne ma chambre. Quand elle dort je fouille pour trouver les lettres que mon père lui a écrites mais elles ont disparues. Pourtant il a écrit, j'ai trouvé les enveloppes ! Interrogée, elle m'assure qu'il n'y avait rien pour moi mais je suis persuadée qu'elle ment. Quinze jours, tu te rends compte, ces quinze jours que j'ai dû partager. Maintenant j'ai l'adresse ! Chacun de ces jours je lui ai écrit, à mon père pas à elle, et quand j'ai quitté la maison tout à l'heure j'ai annoncé à ma mère que je ne reviendrai pas. Je ne sais pas où j'irai mais c'est fini. Elle, voilà longtemps qu'elle m' a abandonnée et lui, je ne sais pas, non je ne sais pas. J'ai toujours eu l'impression qu'il m'aimait alors pourquoi me laisser sans nouvelle. Je tiendrai jusqu'au bac, tu crois ? J'ai tout posté et si je suis importante, c'est ici qu'il enverra de ses nouvelles, de nos nouvelles…

Elle semble déjà aller mieux. Elle ouvre son placard pour accrocher ses fringues de bourge très correctement sur les cintres et passer son jean usé encore plus râpé que le mien et un de ces pulls informes que maintenant on appelle oversized, donc chic mais toujours aussi informe. Ainsi vêtue, elle s'assied sur le rebord de la fenêtre malgré le froid de janvier. Ses jambes pendent au dehors, son dos courbé est parcouru de soubresauts comme si elle riait ou pleurait. « Pousse-toi, fais moi une place ».

Tu sais me confie-t-elle mon nom de baptême c'est Marie mais mon père m'a toujours appelée Antigone. Longtemps elle parle de son père. Puis elle parle de sa mère, des femmes, de la possibilité de changer, pour nous dit-elle, nous les femmes, d'être libre, de « casser les codes ». J'adore cette expression, je l'essaie, « casser les codes », je la répète, je me l'approprie. Cette phrase lui dis-je c'est de l'Art ! 

Longtemps moi aussi je lui parle mais pas que de moi, de nous, de l'avenir, de trucs super intimes que je n'ai pas eu l'occasion ni l'envie de raconter avant ce soir. 

Nous tremblons d'impatience et de froid. A mon tour le bras sur les épaules d'Antigone je la serre, je me rassure de son rire. On va s'en sortir de tout ça, on va s'en sortir tu verras…

Demain les autres filles arriveront et ce que ce soir nous partageons restera secret. Oui cette Antigone-là, je l'ai bien connue. 


  • J'adore cette écriture fleuve, et, à moins de me tromper, écrite en mode automatique, sans fioritures ni corrections.
    C'est le cœur qui parle de choses vécues.

    · Il y a plus d'un an ·
    Lwlavatar

    Christophe Hulé

    • Disons "c'est presque ça", une transposition de sentiments. Merci pour ce commentaire élogieux

      · Il y a plus d'un an ·
      Avatar

      nyckie-alause

Signaler ce texte