Apocalypsedrone
veroniquethery
Pierre avait du mal à s'en souvenir. Pourtant, ce vieux journal, retrouvé coincé sous le pied bancal du buffet, en attestait. Très vite, l'arrivée des drones avait été applaudie par tous. Le mot lui-même, imprimé sans crainte sur le papier sali par les ans, montrait à quel point tout avait changé : plus personne, de nos jours, n'oserait écrire ou même murmurer ce mot honni.
Pour être exact, au commencement, les gens les avaient accueillis dans l'indifférence. Plus préoccupés par la courbe du chômage, par la crise économique, par les attentats toujours plus meurtriers ou par cette saloperie de virus Ebola qui décimait des populations africaines et avait commencé à effrayer les nations occidentales, quand les premiers cas avaient été décelés hors du berceau de l'Humanité. Identifié au Zaïre dès 1976, les chercheurs n'avaient pas eu pour mission prioritaire de trouver l'antidote. D'ailleurs, très peu de gens savaient qu'Ebola n'était qu'un des cinq virus dont quatre étaient hautement pathogènes et léthifères. C'est quand l'ensemble des virus avait commencé à s'abattre sur le monde, tels les quatre cavaliers de l'Apocalypse, faisant périr des millions d'hommes et de femmes, que la société Abaddon était apparue sur le Marché.
Car, aussi étonnant que cela pût paraître, si le commun des mortels ne pensait qu'à survivre, les puissants acteurs des Finances continuaient à prospérer en toute quiétude, comme protégés par un dieu magnanime. Ces géants demeuraient anonymes, cachés par des noms de sociétés, parmi lesquelles naquit donc Abaddon. Cette nouvelle entité promettait deux miracles : un remède aux épidémies et un moyen d'apporter partout dans le monde la panacée.
Voilà comment apparurent, dans le ciel, les drones. Pas juste quelques-uns. Non ! Les virus meurtriers méritaient un déploiement de forces dignes d'eux. Des centaines, des milliers, puis des millions d'engins s'élancèrent au-dessus de la terre, faisant ronronner un léger bruit de moteur accueilli par tous comme le doux son de la délivrance. Délivrés de la maladie, de la peur, de la Mort.
La promesse d'Abaddon fut tenue. Le remède se révéla efficace : Ebola et ses frères furent terrassés par les engins volants. De grandes cérémonies eurent lieu un peu partout. Les foules en liesse acclamèrent leurs sauveurs et les drones devinrent bientôt les anges d'un Dieu rédempteur. Aussi nulle voix ne s'éleva-t-elle pour s'opposer à leur omniprésence dans le ciel.
On louait leur sainte présence et leur rapidité quasi-surnaturelle, quand les drones-ambulances apportaient, en quelques secondes, des défibrillateurs aux victimes d'attaques cardiaques ou des doses d'insuline aux diabétiques. Avec quelle vélocité ils pouvaient parcourir la terre pour dispenser leurs remèdes ! Une intelligence artificielle leur fut greffée et bientôt il avait suffi aux malades de sortir dans la rue et de faire appel à l'un d'eux pour que le drone descendît lentement vers son patient. Il ne fallait plus attendre des heures aux urgences : le diagnostic tombait et, avec lui, le sérum.
Pierre se rappela que lui aussi avait bénéficié de ces soins et que lui aussi avait fait l'éloge de ces nouveaux médecins -les anciens, les humains, avaient été relégués à des tâches administratives subalternes, eux qui avaient contribué, par leurs incompétences et leurs récriminations à l'apparition de ces maladies foudroyantes. Eux qui avaient cessé de pratiquer à domicile, préférant le confort aseptisé de leur maison médicale. Eux qui avaient refusé de travailler au-delà des 19h, eux qui avaient exigé de ne plus travailler le week-end, eux qui avaient contribué à exaspérer les patients, obligés d'asphyxier leurs confrères surmenés aux urgences.
Il s'était moqué des mises en garde alarmistes de Lucie, sa sœur, une jeune hacker qui avait lu, soi-disant dans un rapport secret, qu'un peu partout, des malades s'étaient effondrés, victimes d'injections fatales. Bien entendu, nul système ne pouvait être infaillible ! Évidemment que des erreurs étaient possibles ! Mais, combien de vies n'avaient-elles pas été sauvées ? Quand Lucie avait émis l'idée que ces victimes n'étaient pas mortes par hasard, Pierre l'avait envoyée balader, maudissant sa paranoïa.
On admirait l'omnipotence des drones : quand avait lieu une agression, il suffisait à la victime de crier pour qu'aussitôt apparût un escadron. L'assaillant était paralysé, identifié et arrêté. En quelques mois, la délinquance disparut de la surface de la terre. Les policiers humains furent contraints de rejoindre leurs commissariats afin de remplir de longs rapports sur les succès de leurs remplaçants technologiques.
Avec elle, les guerres furent éradiquées. Les massacres, qui ensanglantaient les journaux télévisés à l'heure des repas, disparurent. Remplacés par des documentaires animaliers. Quelques alarmistes crièrent à la propagande. Ils durent se taire devant l'évidence : la paix régnait désormais sur la terre. Quiconque s'y opposait devenait un ennemi des hommes.
La paix régnait. Enfin, en partie. Abaddon – ou du moins ses dirigeants invisibles- décida quels conflits devaient se poursuivre – pour le bien de l'humanité- et ceux qui devaient cesser. Une poignée de journalistes trop curieux tenta d'enquêter sur le bien-fondé de ces décisions : ils furent vite paralysés, identifiés et arrêtés. Personne ne devait s'interposer dans les décisions d'Abaddon.
D'autres sociétés tentèrent évidemment de créer d'autres types de drones. Mais, elles en furent aussitôt empêchées afin de protéger la sécurité nationale, puis planétaire. Un gouvernement unique avait, en effet, été mis en place afin que chaque nation pût appliquer les mêmes lois. Il était impensable qu'une guerre des drones naquît : quel chaos régnerait alors sur la terre ! Tout devait être fait pour protéger l'ordre établi. Et, tous, sur terre, devaient respecter cet ordre.
Peu à peu, les entreprises fermèrent. Sauf celles qui faisaient naître les drones. Les hommes furent remplacés par des machines, plus performantes. Plus fiables aussi.
Quand cela fut fait, Abaddon vit que cela était bon. Il décida alors de faire appel aux représentants de toutes les religions et tous bénirent les drones et leurs missions de paix. Les dieux uniques rejoignirent le Néant, leurs églises et leurs temples s'écroulèrent, terrassés par les rayons libérateurs des anges technologiques.
Pierre se souvenait que la Première Loi fut alors édictée : l'homme doit obéir aux drones, car les drones sont là pour le protéger, pour faire son bonheur. Personne ne protesta. Très vite, les voix hostiles avaient été contraintes au silence, dans l'indifférence absolue.
Son regard se porta sur la photo posée sur la table. Le dernier cliché qu'il avait de Lucie. Elle avait refusé d'obéir à la Première Loi au nom, avait-elle dit, de la Liberté. Il se mordit les lèvres pour ne pas pleurer. La Liberté était un mot qui avait disparu de tous les dictionnaires. Comme avait disparu Lucie de la vie de Pierre. Comme avaient disparu de nombreux autres mots, qu' il se répétait tout bas, lorsque sa tête s'enfonçait, le soir, dans l'oreiller afin de ne pas être entendu, afin de dissimuler ses larmes de honte. Ses larmes d'homme qui n'avait rien vu et rien dit.
Une sonnerie retentit à l'extérieur. Il était déjà l'heure ! Pierre tourna le verrou : le paquet quotidien avait été déposé sur le seuil. Une deuxième sonnerie. Il avait une minute pour refermer la porte. Une minute, chaque jour, pour ramasser son repas, ses commandes nécessaires à sa survie et, surtout, pour contempler le ciel. Le bleu du ciel envahi par ces anges maudits. Puis, il referma le battant.
C'était la dixième Loi : l'homme doit vivre uniquement là où le drone ne le voit pas...
Voui... J'ai déjà lu votre texte (où alors c'est mon espace-temps qui se gondole...). Dites donc, enfoncées, les lois de la Robotique d'Asimov ! Un robot ne doit pas nuire à un humain, etc... Z'êtes gonflée ! Seriez pas une robote, des fois ?
· Il y a plus de 8 ans ·astrov
Qui sait ? Mais, pas une robote ménagère ! LOL
· Il y a plus de 8 ans ·veroniquethery
Une suite de prévue? C'est très bien écrit et prenant. J'adore les dystopies. Bravo!
· Il y a plus de 8 ans ·Bryan V
Merci. C'est un ancien texte que j'ai repris et allongé.
· Il y a plus de 8 ans ·veroniquethery