Apparences
marethyu
L'année scolaire de Première avait commencé depuis un mois et demi. On en était à la veille des vacances d'octobre, et déjà, tous les professeurs voyaient notre classe comme la pire du lycée. Quand nous partîmes tous de l'école, nous vîmes le soulagement sur la figure des adultes qui devaient penser qu'ils allaient enfin passer deux semaines au calme. Nous ne le savions pas encore, ce jour-là, mais la rentrée après les vacances allait annoncer un changement, et même un bouleversement total dans l'ambiance de la classe.
C'est après les congés que nous fîmes tous la connaissance de Frédéric Pierre. Il était nouveau dans le lycée, car il avait déménagé dans notre ville pendant les vacances d'octobre. Il fit tout de suite bonne impression auprès des filles - il était grand, beau, bien bâti et assez musclé - et auprès des professeurs, tandis que tous les autres garçons de mon âge virent immédiatement en lui un rival potentiel dans le cœur des filles. Par la suite, nous découvrîmes, pour la grande joie des professeurs et l'admiration grandissante de la caste féminine, qu'il était doté d'une intelligence incroyable : il apprenait tout facilement, comprenait tout, participait beaucoup - mais toujours avec modestie - et ses interventions étaient toutes constructives. En trois mots : c'était l'élève parfait.
Il avait insisté tout de suite pour que tout le monde l'appelle Fred, au lieu de Frédéric qu'il jugeait un peu snob, et même les professeurs se prêtèrent à son jeu. Je me souviens d'une matinée particulièrement longue au cours de laquelle, pendant les deux heures du cours de Maths, toute la classe s'était endormie et seul Fred avait suivi la leçon. En vérité, le professeur de Maths avait été loin de s'en plaindre, disant par ailleurs que ces deux heures avaient constitué le meilleur cours de Mathématiques de sa vie.
Malgré son intelligence incroyable, Frédéric n'était pas rejeté par les élèves « en difficulté », comme cela se passait habituellement. C'était peut-être dû au fait que Fred se conduisait en véritable jeune : il était toujours habillé à la mode, faisait du sport et de la console, possédait un téléphone dernier cri, mangeait au Grec et au Mac Do, sortait au cinéma mais, surtout, il se montrait gentil avec tout le monde. C'est pourquoi, malgré les filles qui ne regardaient que lui, il avait de nombreux amis.
Il n'avait jamais sauté de classe, préférant être au milieu de gens de son âge. J'étais un élève ayant des notes « dans la moyenne », et je sympathisais rapidement pendant les premiers jours avec lui. Nous passions nos récrés ensemble, avec trois ou quatre autres amis. Fred avait une attirance particulière pour Laëtitia, la seule fille qui, malheureusement, n'avait aucun regard pour lui.
Je me souviens aussi d'un après-midi, pendant lequel nous étions sortis une heure plus tôt du lycée grâce à un professeur malade. Frédéric était déjà venu chez moi plusieurs fois, mais je ne savais pas à quoi ressemblait sa maison. J'exprimais donc le souhait de le raccompagner pour voir son quartier. Tout d'abord, il fit la moue, puis céda devant mon insistance. Nous prîmes le bus - Fred dut m'avancer de l'argent - et nous voilà partis. Au bout de cinq minutes de trajet environ, nous descendîmes. Nous étions dans un beau quartier fleuri, avec des maisons propres et rayonnantes. Après avoir traversé le quartier, Fred s'arrêta devant une maison assez imposante, comportant deux étages, un garage, une allée remplie de fleurs et une piscine. Il me demanda si je voulais entrer. J'acceptais.
La maison était aussi belle à l'intérieur qu'à l'extérieur, remplie d'objets, de bibelots, et de tableaux. Mais ce qui arrêta tout de suite mon regard, dans le salon, fut une énorme vitrine dans laquelle reposaient au moins trois mille modèles réduits de voitures anciennes ou de luxe.
- Mon père est un fervent collectionneur, s'excusa Fred. Il en a aussi dans sa chambre et dans le garage.
Il me demanda ensuite si je voulais boire quelque chose. J'acceptais et il remplit deux verres avec du jus d'orange. Pour accompagner la boisson, il sortit une petite boite de madeleines en chocolat. Le petit goûter rapidement avalé, il monta à l'étage pour me montrer sa chambre. Elle était bien rangée, avec une belle armoire, un bureau et un grand lit. Là aussi, une chose attira mon regard. Sur une table, il y avait quelque chose assez volumineux de posé, recouvert par une grande toile blanche.
- Qu'est-ce qu'il y a sous ce tissu ? demandais-je, curieux.
- Mon petit laboratoire, me répondit-il, évasif. J'essaye de réaliser quelques petits trucs de temps en temps…
- Comme ça ? dis-je en désignant des petits comprimés blancs qui dépassaient de dessous le drap.
- Ah ! ça ? fit-il en regardant ce que je pointais. Non, ça, ce n'est rien. Ce sont mes essais ratés quand j'ai tenté de faire de l'aspirine.
Il se mit à rire et nous sortîmes. Il m'avança encore un peu d'argent pour que je prenne le bus pour rentrer chez moi.
- Je te proposerais bien d'aller piquer une tête dans la piscine, me dit-il avant que je parte, mais j'imagine que tu dois rentrer chez toi…
J'approuvais et m'éloignais.
Cet après-midi, pourtant assez banal, resta gravé dans mon esprit avec une fidélité surprenante. Le lendemain, je remboursais Frédéric et nous ne reparlâmes plus de cette histoire. Pourtant, quelque chose m'intriguait : au lycée, Fred n'était pas intéressé par la Physique ou la S.V.T. Alors pourquoi faisait-il des petites expériences chez lui ? N'ayant pas de réponse à cette question, je décidais d'oublier cette affaire…
L'année scolaire était maintenant bien avancée, et la chaleur commençait à réapparaitre, par petits sauts, durant la journée. Nous étions le onze mai, et Frédéric continuait fidèlement à briller dans le lycée. Les professeurs étaient tous d'accord pour le proclamer comme le meilleur élève de l'année. Au premier trimestre, qu'il n'avait fait qu'à moitié, il avait eu les félicitations avec 16,5 de moyenne générale - autant dire une moyenne extraordinaire. Au second trimestre, il avait augmenté, avec 17,89. Il ne faisait aucun doute qu'il aurait l'Excellence et les félicitations du Proviseur à la fin de l'année. Tout le monde lui prédisait un avenir merveilleux - et je dois dire que j'en étais persuadé. Pourtant, Fred donnait l'impression de ne pas trop s'intéresser au lycée. Toutes ses notes, même les meilleures, le laissaient pour ainsi dire de marbre. Son attitude me surprenait. Au début d'année, il ne se comportait pas ainsi, n'avait pas cette nonchalance. Quelque chose avait sans doute changé en lui pendant l'année… Mais quoi ? Un chagrin d'amour ? Pensait-il toujours à Laëtitia qui l'avait rejeté quand il lui avait déclaré sa flamme ? Ou au contraire, était-ce parce qu'il avait trouvé une fille à aimer ? Cela commençait à faire beaucoup de questions sans réponse…
J'avais remarqué une autre chose assez étrange : Fred était toujours partant pour prêter son argent à ses amis. C'était peut-être normal de la part d'un copain, mais les sommes qu'il confiait étaient quelques fois vraiment élevées. Le jour où je lui demandais comment il faisait pour avoir tout ce pognon, il me répondit :
- Ce sont mes parents qui me donnent de l'argent de poche. Et comme ils sont bien généreux, je peux en prêter à mes potes.
Voyant la tête que je faisais, il ajouta :
- Ne t'inquiète pas. Je sais que tu es très soupçonneux, mais ce n'est absolument rien d'illégal…
Et il repartit dans un de ses grands éclats de rire qui m'étaient maintenant familiers.
Et puis, un beau jour, au début du mois de juin, Fred ne vint pas au lycée. Les filles, déçues, se dirent qu'il était malade et attendirent le lendemain. Mais Frédéric ne vint pas plus le jour suivant, ni ceux d'après. Une semaine passa sans qu'on le vit. Les professeurs commençaient à s'inquiéter et l'ambiance de la classe rechuta mystérieusement : il y avait deux fois plus de bavardages et de chahut que d'habitude. Au bout de deux semaines, les filles allèrent voir le C.P.E (le Conseiller Principal d'Education) pour se renseigner sur ce qui se passait, mais ce dernier prétendit ne rien savoir. L'absence prolongée de Frédéric devenant inquiétante, je décidais d'aller voir chez lui. Un soir, après les cours, je pris le bus en direction de son quartier - j'avais pris soin d'emporter de l'argent sur moi le midi. Je descendis à l'arrêt de bus et continuais à pied jusqu'à sa maison. Il y avait une voiture garée dans l'allée. Je sonnais. Un rideau bougea à l'étage, mais personne ne vint m'ouvrir. J'insistais mais dus bientôt m'avouer vaincu et m'en aller, déçu et très intrigué. Sur le chemin du retour, j'élaborais des hypothèses sur la cause de l'absence de Fred. Il était peut-être gravement malade et on nous le cachait pour ne pas nous inquiéter d'avantage. Ou bien il avait été enlevé et on nous le cachait, toujours pour ne pas nous alarmer. Ou bien – je frissonnais à cette pensée – ou bien il était mort. Non ! Non ! Il n'était ni mort ni enlevé ! Il était juste malade ! C'était forcément ça…
Ce n'est que plusieurs semaines plus tard que nous apprîmes qu'il avait été arrêté, et encore plus tard que nous en connûmes les raisons. Fred avait passé on ne sait comment ni pourquoi un accord avec les dealers de la ville. Ils lui fournissaient le matériel et lui leur fabriquait de la drogue que les dealers revendaient ensuite. Frédéric touchait bien sûr une part du bénéfice. C'est à ce moment que je compris beaucoup de choses : le laboratoire que j'avais vu servait à la fabrication des stupéfiants. Les cachets que j'avais aperçus n'étaient pas des essais ratés de comprimés d'aspirine mais de la drogue. L'argent que Fred prêtait généreusement était le fruit de ce commerce illégal - quoi qu'il ait pu me dire à ce sujet. Cela expliquait aussi son comportement nonchalant à l'égard de ses notes. Malheureusement, si ce petit commerce était resté inconnu de la police, Fred tomba lors d'un coup plus gros. Les dealers, pour une raison inconnue, finirent par n'avoir qu'une confiance restreinte en Fred. Pour qu'il prouve son « honnêteté », ils lui demandèrent d'aller braquer, à l'aide d'un flingue qu'ils lui fourniraient, un bar-tabac à l'heure creuse de la journée. Il voulut d'abord refuser, mais cela signifiait la fin de leur pacte – et sans doute de gros ennuis en prime. L'appât du gain aidant, Frédéric accepta. Malheureusement pour lui, tout ne se passa pas comme prévu. Le patron du bar ne se laissa pas faire et parvint, après une lutte brève, à le maitriser avant d'appeler la police. Fred, qui en aurait pourtant eut l'opportunité, n'avait pas osé tirer un seul coup de feu. Il fut donc emmené, menottes aux poignets, et la maison de ses parents fut fouillée. C'est ainsi que les policiers découvrirent son laboratoire et le petit commerce qu'il entretenait avec les dealers depuis le mois de janvier.
Finalement, après un procès, Frédéric Pierre fut condamné à de longues années de détention et envoyé dans une prison pour mineurs à Aix. Quant à moi, privé de mon ami, il ne me restait plus qu'un grand nombre de points d'interrogation dans la tête...
Pourquoi, lui qui avait une intelligence incroyable, avait-il choisi le chemin de l'illégalité ? Pourquoi avait-il déchiré en mille morceaux la perspective évidente d'un avenir prometteur ? Pourquoi, alors qu'il avait tout ce dont il pouvait rêver, avait-il voulut plus ? Pourquoi, alors qu'il lui aurait suffit de travailler pour mener, avec ses grandes capacités, une vie de luxe, avait-il choisi de courir le risque de commencer sa vie par des années de prison ? Par défi ? Par insouciance ? Par appât du gain ? Parce que ça l'amusait ?
Toutes les réponses à ces questions se trouvaient enfermées entre quatre murs, loin, très loin, à des centaines de kilomètres de moi… Mais y étaient-elles vraiment ? Fred savait-il vraiment pourquoi il avait fait ça ? Je n'en étais pas sûr…
Je revis Frédéric plusieurs années après son arrestation, à sa sortie de prison. A sa majorité, il avait été emmené dans une autre prison, pour adultes celle-là. J'étais venu l'attendre devant la porte de l'établissement mais, quand je garais ma voiture, je me mis à redouter ces retrouvailles. Avait-il changé ou était-il toujours le même, fatigué après ces années de prison ?
Soudain, un sifflement retentit derrière moi. Je me retournais. Il était là, déjà sorti, les mains dans les poches, appuyé sur un mur qui faisait face à la prison. Nous nous regardâmes dans les yeux quelques temps, sans bouger. Aucun de nous deux n'ouvrit la bouche pour parler. Nous n'en avions pas besoin. Et soudain, il éclata de rire. De son rire, ce rire insouciant dont il avait le secret.
Sa famille l'attendait dans une voiture garée un peu plus loin. Il les rejoignit en sifflotant…
Comme quoi, il faut toujours se méfier de la perfection ... Joli texte bien écrit.
· Il y a plus de 10 ans ·Mathilde En Soir
Merci... et attention ! les personnes comme ça existent vraiment ! prudence.... ^_^
· Il y a plus de 10 ans ·marethyu
En effet, vous vous êtes inspiré de quelqu'un que vous connaissez, si bien sûr ce n'est pas indiscret ?
· Il y a plus de 10 ans ·Mathilde En Soir
Pas de quelqu'un que je connais, non. De quelqu'un dont j'ai entendu parler. En romançant son histoire car, lui, n'a jamais fait de prison ni n'a été arrêté...
· Il y a plus de 10 ans ·marethyu
Ah très bien.
· Il y a plus de 10 ans ·Mathilde En Soir