Après Pépi: La caresse du béton (11)

laura-lanthrax

roman

La Limo est là. J'ai bu toute la nuit. Je peine à descendre l'escalier quand la sonnette de l'entrée retentit une dizaine de fois comme un appel impérieux à me soumettre. J'ai la ferme intention de ne pas répondre, cachée derrière les rideaux à attendre qu'ils retournent sur leurs pas, déçus peut-être ou en colère peu m'importe, qu'ils remontent dans la Limo et démarrent pour un autre porche plus accueillant c'est tout ce que je souhaite, je les imagine déjà prêchant la vérité véritable, le savoir immaculé des croyants à des crédules insatisfaits, pour le moment en tout cas j'avoue mon envie toujours plus pressante de reprendre la partie où je l'avais laissée, me précipiter à l'étage et étancher ma soif revenue, mais voilà au lieu de cela je m'accroupis encore sous la fenêtre pour prendre ma tête dans mes mains, les larmes ne coulent pas et mes cris restent en moi comme au premier jour, je m'allonge sur le sol et savoure le calme retrouvé, mais les voilà qui frappent de nouveau, déterminés et insolents, ils attendent, leur silence vaut victoire, et je m'arrache tant bien que mal au plaisir d'être abandonnée là, parmi les détritus qui s'accumulent depuis cette rupture d'avec Cecil, d'avec cette autre fille aussi, comment s'appelle-t-elle déjà, mais je ne reviendrais pas en arrière, pas cette fois, je veux l'aventure, alors bien obligé encore de trainer mes genoux sur le parquet de bois, la douleur et le sang ont le gout du désespoir, je tends mes deux mains pour atteindre la poignée et j'ouvre la porte à même le sol, écrasée par le poids de ma lâcheté je n'ai plus la force de me confronter à l'inconnu, ils sont là pourtant mes sauveurs, ils me relèvent et me portent dans l'allée fleurie, c'est un voyage infini jusqu'à la Limo, il n'y a plus d'obstacle maintenant, je vole presque, j'envoie des baisers, je signe les autographes, j'avance aux rythmes des acclamations de la foule, l'éclat de ma beauté transperce le cœur excité des admirateurs, et tandis que ma longue robe noire éclabousse d'une poussière d'or le bitume brulant, la bave qui jaillit de ma bouche refroidit le pavé, traçant le chemin jusqu'au précipice.

Je rentre dans un compartiment feutré, je m'installe confortablement, ça ne démarre pas, je me dis qu'on attend quelqu'un, je regarde à travers la vitre fumée mais rien ne vient, la foule a disparu pour de bon, mes rêves sont épuisés, et je dois affronter les démons qui chantent à mes oreilles, réveille-toi, réveille-toi, je dois reprendre mes esprits si je veux me battre à jeu égal, je voudrais déjà m'échapper mais je m'allonge pour m'endormir, il fait nuit à l'intérieur, j'ai les yeux grands ouverts, le plafond scintille de petites étoiles, oui de taille minuscule, comme en été, dans les herbes hautes, le chant des cigales disparu, le lent clapotis du ruisseau tout prêt, la pleine conscience du monde infini, et moi désespérément seule, attendant que quelque chose arrive, qui est là qui ne vient pas, m'observe et m'expérimente, je me relève et tente d'ouvrir les portes, elles sont closes, je ne cogne pas, je ne crie pas, au contraire je ne respire plus, j'écoute immobile, j'attends le signal pour courir, quel silence autour de moi, qui pour décider d'y mettre fin, puis la musique d'un coup, par les hauts parleurs, le piano virtuose et la fluidité, les syncopes, la préciosité, ça arrive, ils sont proches maintenant, je crois que j'ai encore le temps de m'offrir un dernier verre, pour savourer mon triomphe, je n'ai pas céder, j'ai appris à me taire, à me faire respecter, je n'ai pas baissés les yeux, car il y a la caméra aussi, qui bouge imperceptiblement, me scrute et me dévisage, je m'approche pour me servir une boisson haut degré, je verse ma préférée parmi les glaçons résistants, j'avale d'un coup et recommence une deuxième fois, je rattrape le temps perdu, je reviens où j'en étais, au plaisir d'être libre, de ne plus dépendre de ce Cécil et de cette fille aussi, ma carrière qui décolle pour de bon, je me ressers une troisième une quatrième fois, puis la sensation de l'attente à nouveau, oui le rôle de ma vie, quelle étrange destinée que la mienne, il aura fallu atteindre la disparition des années trop belles, la destruction des forces brutes et la perte des pensées magiques, pour éblouir, avec rien, une silhouette, un visage, un sourire, rien qu'une vague ressemblance, et pourtant c'est moi qu'on a choisi, on entre en pamoison, on célèbre l'arrivée, j'ai la lâcheté de le croire et je m'endors après le cinquième verre.

Au réveil, elle est assise là bien droite, jambes serrés avec un petit chien sur les genoux, ses épaules sont recouvertes d'une fourrure peu naturelle, elle ne me regarde pas, elle est silencieuse, elle attend que je m'exprime sans doute pour la saluer, je ne la reconnais pas immédiatement mais je ne peux pas ne pas mettre un nom sur ce visage, la voici donc la fameuse Marion, la maitresse de Hache, celle dont on dit qu'elle provoque la pluie et le beau temps, quand évidemment elle n'a pas bu plus que de raison elle aussi, ce qui arrive d'après les journaux presque tous les jours, on se demande alors si son pouvoir si démesuré n'est tout simplement pas la légende qu'on lui prête, qu'il fut et qu'il n'est plus, mais je devine malgré moi au contact de sa présence que certains jours la fureur l'emporte et que son regard aigu sur les choses l'encourage vers des décisions fatales et définitives, d'abord sur le petit personnel qui l'entoure, mais aussi bien plus loin, sur tel ou tel artiste qu'elle déteste ou réclame a corps et à cris, comme de vulgaires diamants, ceux offerts par Hache son amant de toujours, qui ne la quittera jamais, qui soumis ne décidera pas, acclamera au contraire son acharnement sénile à bâtir ou déconstruire telle ou telle carrière, je n'ai pas dit un mot encore, mais mes pensées sont si fécondes à son contact que je n'ai pas pris l'ampleur de cette rencontre, c'est un test, une répétition, un jeu à plusieurs millions, mais au fond quelle importance puisque ma ressemblance est si frappante, je l'admets maintenant, personne à ma hauteur, ni modèle approchant, l'unique, la perfection, ils n'ont pas eu à réfléchir, ils ont été tétanisés, abasourdis par ma présence, un tel phénomène ça n'existe pas, et si elle pouvait aussi se comporter comme elle, parler comme elle, se détruire comme elle, il faut en avoir le cœur net, la voir en vraie, dans la Limo on pourra parler, s'approcher, se sentir, s'évaluer, on respirera le même air, mettre toutes les chances de leurs côtés, oui s'il le faut on diffusera l'air vicié du temps où elle était encore sous emprise au château, retrouver le pouvoir de lui imposer comme avant la lente descente vers les enfers et l'enfermement, oui tout recommencer encore une fois avec moi, en lieu et place de cette Pépi de malheur, c'est leur vœu le plus cher, d'une jouissance décuplée, d'une rage décuplée, n'ayez crainte j'ai déjà accepté d'être un jouet qu'on triture, défigure et qu'on jette démembré dans la décharge anonyme, ni victoire ni défaite, un simple don de ma personne, je suis prête, si je pouvais juste encore m'amuser un peu et prendre le contrôle une dernière fois.

La Limo démarre enfin, j'ai à peine remarqué que nous étions partis et que nous étions elle et moi une fois encore enfermées pour de bon, dans l'impossibilité de nous échapper, portes verrouillées, au cas où me prendrait l'idée, ou plutôt, je le perçois violemment, lui prendrait l'idée de se jeter à pleine vitesse au milieu du trafic pour finir méconnaissable dans les remblais satellites.

Nous atteignons le périphérique et respirons l'asphalte à plein nez, combien de temps vais-je devoir encore supporter ce silence outré, elle est ivre déjà, elle dort peut-être, elle regarde droit devant derrière des lunettes fumées et caresse le chien d'une main mécanique, elle est petite et déjà vieille sans retour possible, elle se demande peut-être si j'aurai le cran de ne rien demander, mais après tout que peuvent bien se raconter deux femmes assises l'une en face de l'autre qui n'ont pas été présentées, deviendraient-elles les meilleures amies du monde à cause d'une promiscuité, ou bien la guerre devrait-elle être déclarée, parce que la guerre des femmes mon amour c'est la pente naturelle dirait d'abord Cecil, puis vient le temps de la réconciliation et pourquoi pas des ébats charnels, au mépris des conventions, ajouterait Cecil, et du pouvoir des hommes, ne te gènes pas, la caméra est là pour offrir du divertissement, du spectacle à peu de frais, et cette Marion dans son propre rôle, c'est le succès assuré.

Je change de place, je suis directement à ses côtés, je glisse une main entre mes jambes, je simule les caresses et les soupirs, j'essaye de provoquer les cris et les coups, mais je le comprends aussitôt, je n'arriverais à rien, ce que je viens d'accomplir, c'était écrit dans le scénario, je ne joue plus, j'ai atteint la perfection et la grâce, je suis devenue le personnage, et je vis moi Pépi une nouvelle heure de gloire.

On quitte la route maintenant. Elle sort une enveloppe de son sac avec un message bien en vue, demain même heure, elle me tend l'enveloppe remplie de billet et on ouvre la portière, je la regarde avec un sourire, enfin cette comédie va prendre fin, le chien s'échappe de ses mains, sort précipitamment, il me rejoint sans se retourner. Je ne sais pas si on l'a dressé pour cela mais il semble m'aimer, elle continue d'un geste mécanique à caresser sa fourrure sur ses jambes, seule dans la voiture, puis la porte de la Limo se referme brutalement, j'ai la conviction que demain sera meilleur que jamais et moi plus légère, je retourne d'où je viens, demain je franchirais encore le béton brûlant, pour le moment j'ouvre la porte, je referme, je m'accroupis, je suis à terre, je pleure, pour de vrai.

 

 

 

 

 

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