ARCHIVE (S)

Denis Dobo Schoenenberg

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« Ils ont encore chanté ce matin », lui ai-je dit en nouant ma cravate. Mais elle n’avait rien entendu et son regard brillant, presque sensuel m’a fait savoir qu’elle n’y prêtait aucune attention. « Cela venait de l’ancienne caserne de l’autre côté du boulevard. Tu sais, mon père y a servi autrefois.

- Le mien aussi », a-t-elle répondu.

Elle semblait prodigieusement lasse et a noué autour de mon cou ses bras encore tièdes de sommeil. Cela m’a procuré une sensation étrange, presque désagréable, comme si mon destin m’échappait. Mais j’étais subjugué par la douceur de son étreinte et me suis allongé près d’elle, immobile et presque honteux. Une mèche de cheveux noirs a glissé le long de ma joue et j’ai respiré un instant la senteur moite de ce corps alangui.

« Il faut que je parte.

- Pourquoi ?

- Je veux voir ce qui se passe.

- Qu’est-ce que tu veux qui se passe ? C’est dimanche. Les bureaux sont fermés. Il n’y a personne dans les rues. Tu ne vas tout de même pas aller travailler aujourd’hui ? »

Il m’arrive souvent, il est vrai, de me rendre à mon bureau le dimanche et d’y faire quelques écritures dans le silence des couloirs vides. Elle me le reproche et me dit qu’un jour je ne trouverai plus personne chez moi à mon retour. Je tiens cela pour une plaisanterie. De toute façon, si elle me quittait, je ne supporterais pas la solitude.

Lorsque je suis sorti, les rues semblaient effectivement désertes. L’air était chargé d’une tiédeur un peu lourde et le ciel se teintait d’un  rose incandescent. J’ai marché lentement, d’un pas mal assuré. Parfois une voiture me dépassait et j’entendais son feulement discret sur la chaussée. Mais aucun autre bruit n’attirait mon attention comme si la ville entière poursuivait en plein midi son sommeil de la nuit passée. Hormis cela, tout paraissait normal; sauf ces devantures de magasin qui avaient été brisées par endroits et dont on avait omis de nettoyer les restes. Parfois les débris de verre formaient un petit monticule soigneusement rangé, mais il était resté là et personne n’avait osé le toucher. Je ne pus m’empêcher d’établir un lien entre ce spectacle et les chants que j’avais entendus à mon réveil. De prime abord leurs paroles semblaient anodines. Il fallait d’ailleurs tendre l’oreille pour les entendre et même dans ce cas on n’en percevait seulement que des bribes … « lutte » … «  fraternité » … « étendard » ou bien encore « vengeance ». À dire vrai je ne connaissais pas ces chants et je ne crois pas que ceux qui les écoutaient les comprenaient davantage. Mais leurs harmonies martiales devaient suffire.

                                                                      *

Aujourd’hui pour la première fois, ils ont défilé dans la rue. Je ne les ai personnellement pas vus; j’étais à mon travail à cette heure-là. Mais j’ai entendu leurs chants de triomphe quand ils sont passés sous nos fenêtres. Un coursier auquel j’avais confié un pli les a rencontrés près du théâtre ; il m’a décrit leur allure et les vêtements qu’ils portaient. J’ai essayé de savoir ce qu’il en pensait mais il s’est réfugié dans des considérations assez vagues. Mes collègues semblaient distraits et vaquaient à leurs affaires avec plus d’application que de coutume. Lorsque je suis rentré chez moi, le soleil était rouge sang. Une belle lumière un peu dorée vernissait le gris des façades. Les boutiques dont on avait brisé la devanture étaient fermées et leurs murs se couvraient de graffitis obscènes. D’autres avaient à leur tour subi quelques dégâts. Un marchand de jouets se tenait devant son échoppe et regardait à ses pieds les restes d’une poupée de cire dont l’œil droit avait été arraché. Je me suis avancé dans sa direction mais il s’est précipité dans sa boutique en fermant la porte derrière lui. J’ai pris la poupée dans mes bras et l’ai ramenée avec moi. Anna l’a trouvée très laide. Elle voulait s’en débarrasser sans plus attendre. Je lui ai dit que je m’en chargeais, mais en fait je l’ai cachée dans l’armoire où je range mes vêtements .Puis j’ai rejoint Anna qui semblait satisfaite et nous nous sommes enlacés comme deux jeunes amoureux.

Ce soir, il y a eu un incendie dans la ville; les sirènes ont retenti trois fois pour annoncer le couvre-feu. Tandis que des lueurs pourpres éclaboussaient les murs de notre chambre, j’ai lu dans le regard d’Anna un mélange indescriptible de terreur et d’extase qui m’a bouleversé.

                                                                     *

J’ai été convoqué au commissariat central. L’inspecteur qui m’a reçu est un homme encore jeune au regard clair. Il a feuilleté machinalement durant notre entretien le dossier plutôt mince posé devant lui et qui devait me concerner. Au juste que me reproche-t-on ? Rien, m’a-t-il assuré après un bref silence. Je voudrais le croire, mais mon appartement a été fouillé en mon absence (certes, ils ont été très corrects et n’ont causé aucun dégât); on a posé à mes collègues de bureau quelques questions indiscrètes; et pour couronner le tout je suis officiellement convoqué. Pas officiellement, a rectifié l’inspecteur. Il a une petite balafre, presque invisible, sur la joue gauche. Puisque j’ai parlé de cette fouille (de routine, a-t-il précisé), il m’a fait part de son étonnement devant une découverte que ses hommes ont faite chez moi. Une poupée de cire très belle mais dont l’œil droit a été arraché. Comment interpréter ce geste ? Une forme de perversion, sans doute ? J’ai nié en être l’auteur mais j’avoue que cette question m’a mis très mal à l’aise. Est-ce pour le meurtre d’une poupée qu’on m’a fait venir ? Non, bien sûr. Il s’agirait plutôt d’une mise en garde. Il semblerait selon certains témoignages (ils viennent sans doute de mes excellents collègues ? – l’inspecteur ne m’a pas répondu) que j’ai essayé d’entraîner plusieurs personnes à la désobéissance civile. Or les temps sont troublés. La police éprouve quelques difficultés à maintenir l’ordre. Il importe que chaque citoyen garde son calme et respecte scrupuleusement les lois en vigueur. Y compris ceux qui défilent dans les rues au pas cadencé, lui ai-je demandé. Cette fois encore, il n’a pas répondu et s’est contenté de griffonner quelques mots illisibles sur la première page du dossier.

                                                                      *

Les rues sont calmes désormais. Même le couvre-feu a été levé. Les défilés continuent mais ils se déroulent maintenant dans un ordre impeccable. Les chants sont restés les mêmes; il semble néanmoins que leurs paroles soient moins belliqueuses; c’est peut-être un effet de l’habitude. Anna s’est acheté un magnifique tailleur rouge aux boutons dorés et elle paraît revivre après ces heures sombres. J’ai changé de service, sans bénéficier pour autant de la promotion que j’attendais. Mes anciens collègues étaient méfiants; ceux d’aujourd’hui sont souriants et muets. Tout irait peut-être pour le mieux si je n’avais eu il y a quelques jours une altercation avec l’un de ces hommes en uniforme qui tiennent maintenant le haut du pavé. C’était dans un café près du théâtre municipal. Nous avons échangé deux ou trois horions et des comparses, venus je ne sais d’où, m’ont emmené sans violence au commissariat. L’inspecteur m’a reconnu et s’est contenté d’un avertissement sans suite. Serais-je un être asocial, selon ses propres termes ? En vérité, dans mon jeune âge, j’avais quelque admiration pour les disciplines militaires; peut-être me serais-je mis à chanter moi aussi et à défiler dans les rues en me prenant pour un guerrier antique. Le temps a passé et je ne crois plus que le monde soit si simple. J’ai sans doute lu trop de livres. C’est ce que pense Anna, dont les yeux sont mes plus beaux du monde et qui m’aime sans doute à sa manière.

Anna. Signe de terre et d’abondance, à l’âme vide et au corps de sirène, le seul lien qui désormais me rattache à l’existence.

Dans cette ville, y-a-t-il encore un homme libre ? Je crois l’être mais plus pour très longtemps. J’ai écrit ces quelques lignes pour qu’un jour peut-être un autre homme…

                                                                          *

Archive n° 302. Dossier M.B. Atteinte à la sûreté de l’État. À conserver dix ans avant destruction.

  • Propos intéressant effectivement !
    Me prend l'envie de créer un dossier thématique sur ce thème en liant un de mes textes.

    · Il y a environ 14 ans ·
    Bengt orig

    vincb

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