Arrêt sur image

Christine Bruyere

En cette sombre soirée de l'hiver 1910, une partie des habitants de Kitouville s'activent derrière leurs fourneaux. Je devrais dire habitantes, car les hommes ne savaient même pas à cette époque à quoi ressemblait un fourneau. Par contre, leurs femmes ne manquaient jamais de réclamer qu'ils montent un seau de charbon jusqu'à l'appartement. La plupart ne pouvaient s'empêcher de ronchonner en montant les escaliers, le bras tiré par le seau.

 Au 4 de la rue du Père Bruyère, c'était l'ancien maire de la ville que l'on avait affectueusement appelé ainsi, Jean Julien Bonnefeux vient de se laver dans le baquet que sa femme a rempli d'eau tiède ; faut dire qu'il était bien sale le Jean Julien, JJ pour les intimes, car il avait passé la journée à livrer le charbon dans tous les immeubles de la rue. Il avait du noir jusque dans les narines, et ses oreilles, ne me parlez pas de ses oreilles, resteront cernées de noir pendant longtemps. Mais au moment de se sécher avec la serviette que la Jeanne lui a passée, il s'est mis à éternuer sans pouvoir s'arrêter : encore cette sale bête de chat qui s'est vautré dessus. Il n'a plus qu'à la secouer par la fenêtre en maugréant « saleté de bête, un jour, j'te ferai la peau ! ».

 Au 10, la Germaine, à la porte de sa confiserie, surveille les garnements qui se disputent devant sa boutique : « Pourvu qu'ils ne m'envoient pas de pierre dans la vitrine » soupire-t-elle. Mais de quoi a-t-elle peur avec ces deux beaux militaires qui arrivent à grand pas ? Elle ne les a pas encore aperçus, mais si jamais ils entrent dans sa boutique, sa soirée en sera tout illuminée : elle aime plus que tout les beaux jeunes gens en tenue de militaire, le rouge de leur pantalon est si joyeux, leur vareuse bleue si seyante. Quant à leur képi, cela leur fait un regard altier, sans parler de leur moustache Ah ! Leur moustache ! Elle aura de quoi rêver toute la soirée, la Germaine.

 La vendeuse des quatre saisons n'est pas encore rentrée ! Faut dire qu'il lui reste encore beaucoup de marchandise et son homme va encore la taper si elle n'a pas tout vendu. Elle va sur ses soixante-dix ans et la charrette est bien lourde à pousser ; que voulez-vous, elle n'a plus ses jambes de vingt ans, ni ses bras non plus. Mais ne vous y fiez pas, elle sait encore compter : « et de quatre qui nous fait dix sous ». 

Madame la Notairesse, c'est ainsi que les habitants de Kitouville l'appelle, mais elle n'est que la femme du notaire, avance dignement en direction de sa demeure qui est situé plus haut sur la rue du Père Bruyère. Elle marche d'un pas mesuré qu'elle veut léger, mais la pauvre ne sait pas vraiment marcher légèrement, sa démarche ressemble plutôt à celle d'un miliaire en campagne. Elle a mis son chapeau noir, celui de tous les jours – on ne sort pas en cheveux lorsque l'on est Madame la Notairesse, pas comme cette pauvre Guitton, la marchande des quatre saisons. Pour pallier au froid, elle a sorti son manchon de loutre, il est bien un peu mité, mais elle a veillé à le tourner du bon côté. « Oh ! Ces sales gosses ! Il vont finir par me faire tomber. Allez, poussez-vous ! ». Il ne lui viendrait pas à l'idée de marcher sur le trottoir d'en face. Non ! C'est toujours sur ce trottoir qu'elle marche, alors, il n'y a aucune raison pour qu'elle change ses habitudes.

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