Arthur
petisaintleu
Quand je rejoignis mon village en décembre, c'est à peine si je réalisai ces quatre années d'absence. Bahuté durant de longs mois sur l'ensemble du front, je m'y étais, ma foi, rapidement adapté. Entre Dunkerque et le Ballon d'Alsace, les cieux ressemblaient à ceux de mon Avesnois natal. Non pas que je ne ressentisse rien quand le froid me piquait ou quand la pluie transperçait ma capote. Devenue aussi peu bleue que l'horizon gris, elle se confondit bien vite, au fil de la destruction des villages, avec les arbres calcinés devenus les seuls points de repère en cette géographie des abîmes chthoniens.
Je riais de mes camarades qui se plaignaient de la pitance, de l'attente et de la crasse. Il s'agissait souvent dans le civil de gratte-papiers. Incapables de trouver les appuis nécessaires pour rester au chaud à l'arrière et se rendre indispensables à la nation en remplissant des imprimés. Ils devinrent poilus et puants. Ils comptèrent souvent parmi les premiers à crever. Non pas au combat, le temps leur manqua. Rendus imprudents par la peur, des tireurs embusqués les descendaient comme à la parade. Ces lapins de cinq semaines se faisaient décimer, une fois passée la tête au-dessus du parapet. Pourtant prévenus, la curiosité gagnait toujours face à la précaution.
Quelques jours suffirent pour m'adapter à cet environnement. Chez moi, laisser le poêle allumé toute la nuit tenait de l'hérésie. En plein cœur de février, je me levais à quatre heures, les vitres blanchies de givre, y compris sur les faces qui donnaient sur l'intérieur de la maisonnée. Il arrivait même que les couvertures, cartonnées par la froideur qui envahissait la chambre, m'écrasent de tout leur poids. Serrés les uns contre les autres dans les abris, j'étonnais mon escouade par ma capacité à m'endormir, indifférent à ce qui m'entourait.
Pour sûr, les tranchées ne ressemblaient pas au Pérou. Les rats qui vous passaient sur le corps, les cadavres sur lesquels vous buttiez quand, de corvée dans un secteur inconnu et de nuit, la dysenterie vous obligeait à chier dans votre froc. L'horreur, je ne la connus que deux fois. L'effroi qui vous saisit quand l'issue s'avère impossible, hormis le néant.
En février 1915, je me trouvais du côté de la Somme. La tranquillité épargnait le secteur. Il ne devint l'enfer que dix-huit mois plus tard. L'artillerie allemande nous rappella à ses bons souvenirs. L'argile caractérisait les terres picardes. L'été, elle soulevait des nuages de poussière qui pouvaient ainsi laisser deviner à des kilomètres le déplacement d'un convoi. Les particules vous prenaient à la gorge. Avant la guerre, je fréquentais depuis cinq ans les filatures. Au contact quotidien des fibres végétales, mes poumons effectuèrent un lent travail d'adaptation. Alors que, pendant les marches, mes compagnons s'asphyxiaient, à défaut de ne pouvoir pleurer de rage, les paupières asséchées et les lèvres craquelées, je fumais et je plaisantais de ces visages poussiéreux et devenus méconnaissables. Dès l'automne, quand les averses plombaient le ciel et le moral, les bottes devenaient la cible privilégiée de la glaise. Dans une orgie de succion, elle aspirait tout ce qui marchait.
Ce soir-là, le Déluge s'abattit sur ce coin de Picardie. La pluie ne cessait pas depuis une dizaine de jours, des trombes qui bientôt inondèrent les boyaux, de l'eau jusqu'aux genoux. Fidèle à mes habitudes, je ne m'en inquiétais pas et je gagnais ma couche. Comme pour les rats, les amis d'infortune du poilu, l'instinct prit le dessus quand un bruit sourd et inhabituel vint frapper mes oreilles. Je me dressai sur la paillasse, je perçus des cris et des clapotis juste avant que je ne me sente happé.
Je dus mon salut à la chance. Quand l'ondée dantesque cessa et que l'aurore apparut, je me trouvais enterré jusqu'à la taille dans la tranchée engloutie. Gaia, dans un réflexe de pudeur, fit une crise de vaginisme, referma ses flancs éventrés et garda dans un réflexe matriciel les petits soldats dans un silence de plomb. Les champs retrouvèrent leur platitude originelle. À une quinzaine de mètres, un avant-bras crispé apparaissait. Je compris. Le reste du corps gisait sous la boue, inextricable. Pendant quelques instants de survie, seuls les doigts s'agitèrent en une danse de saint Guy, unique sursis d'humanité. Quand les secours vinrent m'extirper, mon éphémère et collante compagne garda par jalousie jusqu'à mon caleçon. Personne ne rit de cette pantalonnade.
Le 31 janvier 1917, je fêtais mes vingt-et-un ans. Un détail tout aussi insignifiant que le peu de compassion que le commandement me porta lors de ma précédente mésaventure – on m'octroya trois jours de repos – se produisit. Je me trouvais en Champagne, à proximité de Prosnes, quand retentit l'alarme au gaz. Rapidement, j'aperçus une nappe blanchâtre haute de six à huit mètres qui se dirigeait vers la tranchée. Le masque M2 démontrait son efficacité tant au niveau de sa durée de protection que par sa capacité d'étanchéité à de fortes concentrations de chlore et de phosgène. En courant, mon masque se déplaça et je respirai le gaz. Je m'agenouillai abasourdi et ahuri, souffrant de la tête, de la gorge, de la poitrine. La toux, les étouffements, les vomissements envahirent ma trachée. Les yeux convulsés, la poitrine affolée, la bouche engorgée et les poumons qui se noyaient, remplis d'eau, je parvins à rejoindre les lignes arrière. On m'accorda un peu de répit en m'envoyant me faire soigner pour un œdème pendant sept semaines dans un hôpital. Puis, la patrie reconnaissance me laissa respirer trois mois dans un sanatorium à Villepinte.
La vie reprit, sans difficulté. Ma vie se contentait de peu. Et personne ne m'interrogeait. Je vivais parmi ceux qui ne rentreront pas, ni causant, ni curieux et déjà bien heureux que ma carcasse me supporte encore, contrairement à mes deux frères tombés à Verdun. La tristesse de leur disparition ne me hantait guère. On se côtoyait par nécessité puisque la promiscuité familiale nous rapprochait. Avant la guerre, on se retrouvait par habitude tous les soirs au troquet. On ne se disait pas grand chose. C'est rassurant cet entre-soi quand les paroles se montrent avares. On ne se sent pas gêné par les silences ou obligé d'ouvrir la bouche et de sortir des balivernes que l'on regretterait.
Je me devais de les remplacer. C'est Delbard qui s'en chargea. En guise de conversation, quand il me regardait, qu'il se remémorait l'horreur, il me sortait à longueur de soirée un : « Quelle misère ces pourris-là ». Il ne se remit jamais de l'injustice faite aux plus humbles, qui lui sauta à la gueule. Je lui aurais bien collé mon poing dans la gueule pour qu'il se taise. Mais toute envie de violence s'était évanouie le jour de l'Armistice.
Avec le temps, la raison fit son chemin. Dans les premiers mois, mes compagnons me torturaient l'esprit. Je les sentais, je les voyais ! Je les imaginais à mes côtés, entamer une belote, sortir une blague salace. Puis, on oublie. À quoi bon s'accrocher aux branches, amputé d'un bras, qu'une grenade me déchiqueta ?
Bande de salauds, je souffrirai jusqu'aux bouts.
J'émergeai, la photo de mon arrière-grand-oncle Arthur agrippée entre le pouce et l'index.
Je m'y suis crue...bravo !
· Il y a plus de 9 ans ·fionavanessa