Asloïbred raconte….
Aloysius Isidore Dambert D'eaucloret
L'histoire saugrenue du tout petit laridon
Vous vous souvenez de moi, chers amis, du moins je l'espère. Je suis le vieil Asloïbred, amuseur public et conteur officiel de notre bon roi Karlogrid le juste. Je vais vous relater à présent une aventure extraordinaire que j'ai vécu il y a bien longtemps de cela. C'est l'histoire étourdissante d'un adorable et potelé poupin qui ne pouvait pas grandir !!!
Premier épisode : La Taverne du Perroquet Bourré
En ce temps là, mes vieilles jointures et ma catarrhe pulmonaire me laissaient en paix et je n'avais que faire de la douce chaleur de l'âtre pour voyager. J'étais, comme il convient de le dire, un trimardeur, un clochard aux semelles de vent, un bonimenteur du pavé, un galvaudeux spirituel.
J'errais au gré de mes envies, de mes lubies et de la générosité des gens de rencontre. Il m'arrivait parfois de courir le monde par-delà les mers et de m'embarquer alors comme simple mathurin sur le premier rafiot de fortune. Je me rappelais bien ces soirs de débauche, où de la saoulerie la plus ignoble pouvait surgir un peu de poésie, comme ce pauvre bougre qui sortit titubant d'un troquet dans la nuit. Je le croisais, il avait baissé sa braguette et commençait à déverser son trop plein de poison. Je le sermonnais gentiment sur sa tenue et sur le risque de me souiller. Le pochtron appuyé au mur maugréa simplement : « Qui pisse loin ménage ses chaussures Monsieur le rabat-joie !!! ».
Je me promenais dans la ville de Pancronylde dont le port était un des plus importants du Royaume. Ce port était à la fois un port de commerce et de pêche, une place forte et aussi le repère incontournable de toutes les fripouilles, de tous les pires gredins et de tous les plus sanguinaires pirates de toutes les mers.
Je baguenaudais donc dans les alentours du port. Et je pris alors une petite allée ombrageuse qui descendait vers la rade. Elle me conduisit à un marché couvert, où des femmes, la tête enturbannée de foulards aux couleurs chatoyantes, étaient accroupies devant des amas de fruits et de légumes, cependant que des marmots entièrement nus se roulaient à leurs pieds dans la poussière. Attachés à des pieux, je remarquais des coqs élevaient pour le combat. Il y avait également là des petits singes apprivoisés apportés par je ne sais quels marins revenus de terres lointaines.
Je continuais mon chemin au hasard, par des ruelles pavées aux pentes raides pour déboucher sur la rue de la Soif. Je badais la tête en l'air regardant de tous côtés pour m'amuser de l'inventivité et de l'imagination des commerçants dans la réalisation de leur enseigne pour attirer le chaland, comme le Grand Godet, le cabaret du puits qui parle, aux trois marteaux sauteurs, au Borgne qui rend sourd, le Chat qui pète, le Repère enchanteur du Putois, ou la gargote du Trou du fût, et bien sûr la célèbre taverne la Barrique de la mère Kiki.
Les tavernes, les cabarets et les bouges étaient particulièrement nombreux dans ce quartier populaire du port. La plupart étaient bien sûr malfamés et servaient de lieux de ralliement, de repères pour mettre au point des complots et des mauvais coups du milieu interlope. Et la nuit, braves gens, ce faubourg devenait un véritable coupe-gorge et le pire lieu de débauche et de dépravation.
Dans ce faubourg coloré et criard, on pouvait jouer aux dés, aux osselets, aux paris, aux cartes et bien sûr aux fléchettes. J'imagine très bien que tous les pirates aux visages monstrueux ne ramenaient pas tous un œil crevait d'une lointaine et cruelle flibusterie !! Des servantes ou des filles de joie exécutaient elles des danses lascives pour assécher les escarcelles, relancer les consommations de toutes sortes et soulager les gosiers. Et fréquemment, les soirées se terminaient par des bagarres. Je ne dédaignais d'ailleurs pas venir dans ce milieu pour m'encanailler dans cette atmosphère viciée et enfumée comme l'enfer. Boire et jouer, hanter les spectacles et les tavernes, les bouges de l'ivrognerie et de la prostitution voilà ce qu'était aussi le port de Pancronylde.
Dans la journée, cette rue de très mauvaise réputation et de petite vertu était fort calme et agréable. J'aperçus bientôt la taverne que je cherchais à l'enseigne fraichement repeinte : Le Perroquet Bourré. Cet établissement de fort bonne notoriété était tenu par une matrone solidement bâtie pour résister aux outrances d'une clientèle de marins. Elle criait fort, avait la dent dure et la main lourde, tout en étant d'une franche bonne humeur. Je pénétrais dans la gargote, six marches de pierre, fort usées, donnaient accès à une salle fraîche et sombre, au plancher recouvert de sciure et de joncs. Cette pièce voutée était divisée en plusieurs compartiments par des cloisons basses, permettant à tout consommateur accompagné de s'entretenir sans gêner les voisins. Je pris place dans une alcôve en ayant commandé à la tenancière un pot de bière arrangée. Je me mis alors à l'aise pour pratiquer mon exercice favori : écouter la conversation des clients, les paroles des pochtrons, les mots d'esprit, tout propos, bref, de comptoir.
Derrière moi, deux hommes étaient dans une discussion fort animée. L'un d'eux relatait l'histoire suivante : « Un jour, j'étais à court de ravitaillement, et j'avais cru trouver le bon dindon pour échanger des esclaves contre un poids correspondants de porcs ». « Et alors ta combine n'a pas fonctionné ? » : demanda l'autre. Le premier, d'une voix tonitruante, répondit : « Non mon couillon, le barbot fit monter sur la balance un de mes plus immenses spécimen, si colossal que le fermier me fournissant les bêtes résilia le marché ! ». Et ils partirent dans un éclat de rire en trinquant à leur prochaine course de mer.
Je ne pus m'empêcher de suivre le mouvement et de les accompagner dans un fou-rire général, malgré le dégoût véritable que j'éprouvais pour ce genre de trafics. J'étais découvert et je pensais que mes abattis étaient comptés. Bien au contraire, à ma grande surprise, les deux compères m'invitèrent à leur table pour deviser à vue.
Et ce fut ce jour canaille et aventureux, que je fis la connaissance d'un vieux loup de mer à la trogne burinée par les embruns, au rhum papilleux et généreux qui me séduisirent. Cette vieille baderne rougeaude hirsute, qui pétunait tel une forge, m'avait littéralement subjugué par le récit supposé de sa vie. Son second énorme et jovial avait su discrètement tenir mon gobelet d'étain toujours plein. Mon père m'avait pourtant bien prévenu tout pouvait se conserver dans l'alcool, sauf sa lucidité !!
Est-ce le tord-boyaux ou alors la soif d'aventure qui me conduisit à accepter l'engagement de matelot ? Dieu seul le sait, et encore !! Le fait est que le lendemain matin, je me retrouvais, à mon corps défendant, à bord du Bakalail comme maître coq, enfin devrais- je plutôt dire comme piètre cuistot.
Ce matin là, j'ouvris les yeux encore embués de bistouille, pour comprendre avec un peu d'angoisse que, par mon égarement coupable de la veille, l'aventure avait déjà commencé. Je me trouvais enroulé dans une couverture sordide et nauséabonde dans le bastingage de la dunette arrière d'un navire. Je fus véritablement empoigné à la gorge, au ventre par des odeurs âcres, mordantes de sueur, d'excrément, d'huile rance et de poudre à canon qui régnaient dans ce cloaque.
Le Bakalail avait dû quitter le port de fort bonne heure. Le haut-le-cœur provoqué par la houle de haute mer, et l'embrun frais et humide, que je chassais de mon visage, me saisirent à mon arrivée sur le pont et me réveillèrent complètement. Dans mes rêves, j'avais pensé quitter le relent saumâtre du port vaseux de Pancronylde, pour l'haleine pure et revigorante des mers. Mais ce réveil nauséeux me fit amèrement réaliser que je ne reverrais pas la terre ferme avant de longs mois.
Ma vieille baderne était là, ses jambes arquées bien plantées sur le pont, et accroché au gouvernail. Il hurlait les ordres de manœuvres à son équipage crasseux d'une étonnante docilité.
Après une dizaine de jours ordinaires de mer, comme celui que j'osais servir à mes invités obligés, vint le jour que chaque marin d'eau douce redoutait le plus. Je remarquais à l'évidence que le Capitaine Depypalo, dit Borgnefesse, et son second Tewtom, dit la Buse, semblaient soucieux.
Je compris rapidement, en regardant le ciel leur, inquiétude. Les nuages grossissaient avec le vent à une rapidité impressionnante, comme si l'univers tout entier était soudainement englouti par les ténèbres.
Par un instinct viscéral de survie, je m'agrippais de toutes mes forces à un bastingue. Le navire fut pris dans le tourbillon des flots tumultueux, tel une gigantesque toupie. Les éléments se déchaînaient contre notre pauvre coque de noix.
Le Capitaine Depypalo, d'une voix de stentor, déchira la nuit et donna des consignes rapides à ses hommes pétrifiés et rincés : « … toujours trop de toile, serrez les huniers et carguez la grand'voile ».
Les voiles sifflaient horriblement et les armatures de bois se brisaient comme brindilles. Le grand mât résista à peine deux secondes, plia et se rompit avec un fracas fulgurant, rompit le gréement qui se tenait du côté du vent, tomba sur le bastingage du bâbord, puis de là dans la mer, en entraînant les haubans qui l'attachaient toujours au navire.
Le bateau était chahuté de partout et battu par la tempête. Sans réfléchir, je courus récupérer ma besace dans la cambuse et retournais sur le pont pour subir le désastre impuissant mais à l'air libre. La vigie se mit à hurler « Capitaine, attention, récifs à bâbord … ». Il n'eut pas le temps d'en dire plus, le bateau se cabra, des vagues immenses le drossèrent sur les rochers. Une lame de fond me faucha sur le pont avec une violence inouïe, et je fus jeté à la mer.
Une peur panique me saisit aussi sûrement que l'eau glacée dans laquelle je me retrouvais. Il fallait me raisonner et réagir rapidement. Seul, effrayé, transi dans cette nuit noire, ma première réaction fut de gigoter inutilement comme un beau diable. Je me répétais en moi-même : « Bouge mon gars, bois la tasse, mais surtout sauve ta vie pour ne pas finir dans la grande soupière ». Malgré ces gesticulations désespérées, mon cerveau en ébullition cherchait la solution pour me sortir de là. Et une idée morbide et idiote me trottait dans la tête : « La plupart des noyés remonte à la surface, malheureusement trop tard !!! ».
Je décidais de faire la planche du mieux possible dans l'espoir d'accompagner la violence des vagues, tout en gardant la tête hors de l'eau. Tous mes sens étaient en alerte… Et soudain, incrédule je perçus des bruits qui me semblèrent hospitaliers.
Les vagues déferlaient sur une grève qui me paraissait si proche. Brusquement, j'entendis optimiste un son familier et réconfortant dans cette tourmente des galets qui s'entrechoquaient.
A cette époque, je pesais facilement deux quintaux et quelques livres pour environ une toise. Que ma modestie dût en souffrir, mais on pouvait dire de moi que j'avais une bonne et forte constitution, avec une musculature et une ossature denses. Pourtant, une terrible lame de fond au grondement sourd me souleva pour me jeter brutalement comme un freluquet sur cette plage.
Fin du premier épisode
Deuxième épisode : Perdu des eaux
La rencontre avec cette terre « promise » fut un choc terrible. Un tronc d'arbre, à la dérive comme moi, me percuta de plein fouet dans l'estomac d'où une terrible crise de foie (en mon avenir !!). Puis, tel un fétu de paille, je me mis à voler ricochant en direction de la rive, englouti dans un rouleau de mer. Et projeté à la vitesse d'un boulet de canon, ma tête toucha la première les brisants. J'eus la sensation abominablement émétique de sentir ma mâchoire, mes dents se pulvériser sous la violence de l'atterrissage sur un sol pourtant désiré.
Ce ne fut que le début d'un impressionnant roulé-boulé, que je pris pour une éternité, contre ces éléments minéraux qui me mirent à vif me lacérant de toute part. Telle une quille cognée par un maillet, je continuais à contre cœur ma découverte de la plage dans le noir obscur. L'arrière de mon crâne percuta l'arrête d'un bloc granitique, ce qui aurait pu me stopper net dans mon élan. Bien malgré moi, ma tête prise en étau entre deux roches fit passer le reste de mon corps, telle une marionnette démantibulée qui pirouette cul par-dessus tête.
La douleur fut alors bien supérieure à toutes celles que j'avais dû subir jusqu'à présent. Cette souffrance foudroyante m'arracha des cris gutturaux, bestiaux. Je pleurais, je bavais, je jurais, la bouche pleine de sang, de sable, de bile et de râles, priant pour que tout s'arrête au plus vite. Mais non, ma jambe gauche lancée à grande vitesse percuta avec une violence inouïe et dans un craquement horrible d'os égrugés le saillant d'un rocher.
J'essayais vainement de ne pas sombrer dans l'inconscient, La rage au ventre et la foi chevillée au cœur, je me trainais, vaille que vaille, vers le haut de la plage pour éviter de me faire à nouveau engloutir par les vagues voraces qui gourmandes me léchaient encore tout le corps. Cette sensation d'aspersion saline et glacée, à la fois revigorante et brûlante sur la peau, me poussèrent, hors d'haleine criant de souffrance mêlée de colère, à ramper vers un hypothétique havre de paix. Non, je ne redeviendrais pas la proie de ce monstre humide et froid voulant encore m'entrainer dans les profondeurs océaniques.
Avec l'énergie du désespoir, je réussissais à progresser par des petites ondulations reptiliennes dans une anse sablonneuse à l'abri, selon moi, de la marée. Et là, je m'écroulais vaincu, épuisé par tant d'adversité et de souffrance. J'y restais clapi dans l'obscurité, meurtri et rompu. Je sombrais dans l'inconscience la plus totale.
Plus tard sans savoir le temps écoulé je sortis de ma léthargie découvrant peu à peu que les flots de la récente tempête avaient amené sur la grève des coquilles des profondeurs, des épaves et des lambeaux d'algues arrachés. Les vagues encore gonflées m'étourdissaient par leur grondement sourd et continu. Je me retrouvais, totalement perdu dans le temps et l'espace, adenté sur un sable grossier et rugueux, recouvert d'une poussière pulvérulente et saline qui me rongeait atrocement. Mon dos meurtri était rougi au feu boucanier du ciel. J'étais incapable de me redresser. L'amorce du déplacement le plus faible me mettait au martyre. Je sombrais à nouveau dans une sorte de somnolence agitée. Je sommeillais par séquences, alarmé par les bruits clappants de la marée et les craquements indéchiffrables de la nature.
Je découvris au lever du soleil, ce qui me semblait que quelques heures plus tard, que ma jambe gauche était maculée de sang. Au prix d'efforts acharnés, dopé par l'instinct de survie, stimulé par ma propre douleur, me retournant et me redressant péniblement, je vis avec une frayeur nauséeuse qu'une sale plaie béante et profonde à la jambe droite était à l'origine de cet écoulement sur mon membre fracturé. Des lambeaux de chair ensanglantés pendaient de part et d'autre de l'os mis à nu.
Je parvins à ne pas céder à la panique et malgré cette vision d'horreur je me mis à cogiter pour faire le point sur ma méchante situation. Pour la première fois, je pris connaissance du panorama qui m'entourait. Dans quelle contrée lointaine pouvais-je me trouver ? Mes connaissances géographiques et maritimes, on ne peut plus limitées, ne me seraient d'aucune aide dans ces moments critiques. Je pris le temps de faire le point. J'étais assailli de douloureuses courbatures et j'avais du mal à tourner le cou pour contempler mon nouveau « chez moi ». En direction des terres, au plus loin que ma vue pouvait porter, tout autour de moi tout n'était que montagne. Des montagnes proches, des montagnes lointaines, c'étaient des merveilles azurescentes inaccessibles. Le paysage était rude, sauvage avec un caractère très volcanique. Mais parmi ce relief abrupt je pouvais aussi remarquer des vallées et des forêts verdoyantes léchant des plages de sable noir comme celle dans laquelle j'étais échoué.
De là, mon regard se dirigea vers le haut de la plage et de là vers une forêt dense et primaire. Les arbres aux troncs noueux, longs et larges s'entremêlaient les uns aux autres. Des cris d'oiseaux et d'autres animaux s'en échappaient avec une frénésie incroyable. Je pouvais voir, sentir des milliers de fleurs plus surprenantes les unes que les autres dont le parfum puissant et suave me réconfortait tout en étant pour moi totalement inconnu. Je remarquais les fruits aux formes étranges que j'imaginais sûrement délectables. Je fus aussi amusé par l'ingéniosité de la nature, des plantes carnivores se mouvaient se servant de leur doux parfum et de leurs couleurs arc-en-ciel pour attirer leurs proies à une vitesse vertigineuse. Au plus près de moi, il y avait des hautes herbes et derrière ce talus, en me concentrant sur les sons environnants, il me semblait percevoir le doux et inespéré bruit d'un ruissellement pour moi qui était au bord de la déshydratation.
Mes souffrances se rappelaient bien vite à moi. Mon corps entier sous cette gangue de cendre volcanique et de sels marins n'était que croûte sanglante et purulente. Le sang tapait à mes tempes, la fièvre me sciait le front, et ma langue tel un morceau de bois m'empêchait de déglutir une salive épaisse et acide. Pour ne pas m'évanouir à nouveau je me forçais à parler tout haut malgré ma bouche pâteuse et mes lèvres sèches : « allez mon garçon raisonne toi, très bien … serre les dents … il faut que tu trouves au plus vite un point d'eau proche … j'ai soif … mon dieu !!! … si soif … et je dois impérativement nettoyer mes plaies ». Mes reins me faisaient terriblement souffrir et la faim aussi me tourmentait. Mais comment pourrais-je me nourrir alors même que j'étais incapable de me lever. Le moindre essai m'emportait dans des râles rageurs et des étourdissements à la limite du malaise.
Je m'étais mis à tousser puis à cracher du sang et des glaires noirâtres lorsque je remarquais à quelques distances de moi, des crabes d'une taille incroyable, effrayante. Leurs pinces ressemblaient à des cisailles tellement celles-ci paraissaient immenses et tranchantes.
Le soufflet de mes flancs anhéla plus fort encore, il fallait se rendre à l'évidence j'étais dans une situation critique. Il devenait urgent de quitter la plage pour m'enfoncer dans la forêt pour y trouver un abri plus sûr et de quoi survivre. Le seul moyen pour moi de me déplacer était de glisser sur mon postérieur en poussant sur mes bras. Je confiais mon courage à mes deux mains pour commencer à onduler sur mon séant et ainsi basculer sur la butte herbeuse toute proche. Le groupe des crabes patibulaires se désintéressa vite de moi. Leurs yeux vitreux avaient remarqué une proie beaucoup plus intéressante et docile que moi, sans que mon ego en soit affecté, en la présence d'un cadavre de calamar géant que la dernière tempête avait rejeté sur la plage.
Je me trainais vers cette frondaison proche, inconnue en reculant sur mes fesses déjà meurtries. Chaque mouvement, résultat d'un rude combat, était une victoire pour moi. Une sueur froide et collante me parcourait le front et le dos. Je pénétrais peu rassuré dans les hautes herbes à la recherche vitale d'un point d'eau, d'une source pour enfin reprendre quelques forces. Soudain quelque chose me frôla. Sur mes jambes invalides une araignée de la taille d'un tabouret me parcourait avec ses pattes noires et velues, avant de disparaître. J'avais le souffle coupé. Mon corps était parcouru de spasmes. L'affaire périlleuse me paraissait bien mal engagée et de plus en plus funeste, livré à moi-même dans un univers allogène et avec un physique totalement délabré !!!
L'eau était là, sur ma droite, à quelques pas. Mais impossible pour moi de m'aventurer dans un cours d'eau torrentiel qui s'était formé, j'imagine, à la suite de pluies abondantes de ces derniers jours. Cette impétueuse avalasse qui se brisait en mille remous avait creusé des gouffres impressionnants. Il me fallait poursuivre ma pénible quête, mon calvaire pour tenter de découvrir un accès plus facile.
J'avais du mal à contrôler ma descente dans une pente raide devenue de plus en plus glissante par une végétation dense et humide. Par ailleurs, dans ma position, ma vision périphérique était fort limitée ne me permettant aucune anticipation. Ce qui devait arriver, arriva. Je fus emporté dans une déclivité brusque parmi les broussailles, les fougères et les ajoncs. Je m'écroulais dans le lit d'une rivière aux graviers fort peu agréable pour un corps contus et affaibli. Pour autant, je pus enfin me désaltérer à volonté ce qui me donna quelques répits.
La fièvre ne me quittait plus et je tombais souvent dans une absence agitée d'hallucinations où des visions, des cauchemars m'envahissaient. À nouveau, je rampais hagard, blessé à demi-nu, les yeux égarés par l'hyperthermie. Des images eidétiques, vives et détaillées me passaient devant les yeux comme des évidences.
J'avais l'impression d'être tiré hors de l'eau par des sortes de sauriens, de dragons sur lesquels chevauchaient des petits êtres à la peau couleur terra cota et à la chevelure d'un noir corbeau. Ces lutins, ces esprits de la forêt, ces chimères ou je ne sais quelle autre construction de mon esprit, me parlaient, tentaient de me rassurer et s'occupaient avec énergie de moi. Puis d'un coup se fut le trou noir, et je tombais dans un puits sans fond happé par un sommeil profond.
Fin du 2ème épisode
Troisième épisode : La tribu des Parcimaudiques
Mon réveil, bien qu'en sursaut, me laissait abasourdi, catatonique perdu, flottant sans repère dans le temps et l'espace. Je frottais mes yeux collés par la chassie qui en avait coulé.
Je n'avais pas que rêvé. Mes longues périodes délirantes n'avaient pas été qu'hallucinatoires. Devant moi, à portée de mains, un petit être me dévisageait avec curiosité, avec un sourire doux et denticulé malgré une certaine hébétude dans l'expression cavernicole de son regard et de son nez camard. Ces yeux surprenants étaient vairons, le droit d'un vert émeraude limpide et le gauche d'un bleu d'azur qui rappelait le lapis-lazuli un peu vitreux. Il était le premier contact concret du croisement entre la réalité et mes songes. Ce fut un choc fabuleux, une sensation presque tantrique et renversante !!!
Je ne comprenais pas vraiment si c'était et comment ce petit gars avait pu me sortir de ce lit d'eau pour me transporter dans cette clairière, avant de me disposer sur un lit de mousses et de fougères tout en me mettant à l'abri sous un toit de verdure tressée.
Je m'examinais de la tête aux pieds, j'étais toujours à moitié nu mais j'étais recouvert de nombreux cataplasmes et pansements. Je comprenais peu à peu que ce petit bonhomme, seul ou avec l'aide des siens, avait immobilisé ma jambe fracassée à l'aide d'éclisses, de charpies. Il avait pris la décision de traiter mes plaies et de fermer ma fracture ouverte par une coaptation immédiate étant donné mon état quasi comateux.
Durant mes courts moments de lucidité, je pus observer à loisir mon sauveur et ses congénères, malgré leur grande discrétion. Et j'appris énormément de ce petit peuple des bois et surtout de ce petit bonhomme haut comme une pomme aux dons merveilleux, extraordinaires.
Les Parcimaudiques, c'étaient ainsi que je les avais nommés, étaient vraiment des êtres incroyables et passionnants. Outre leur couleur de peau, la particularité commune de leurs yeux, leurs cheveux noirs d'ébène, ils portaient tous une sorte de crinière partant de la naissance de la nuque et courant le long de la colonne vertébrale jusqu'au creux des reins. Par ailleurs, ils disposaient de pieds avec simplement quatre orteils dont un gros pouce opposable leur donnant une grande agilité dans les arbres. Ils étaient aussi dotés d'une plante des pieds très résistante leur garantissant des déplacements aisés et silencieux sur toutes sortes de terrains.
Les plus grands des Parcimaudiques ne mesuraient pas plus de 25 pouces et les femelles avaient une poche ventrale comme les marsupiaux pour le transport et sécurité de leurs progénitures. La femelle Parcimaudique avait toujours des jumeaux et leur espérance de vie à la naissance était exceptionnelle en comparaison de mon espèce. Bien qu'ils soient d'une très petite taille, les Parcimaudiques disposaient une force impressionnante. J'ai pu observer leur capacité à soulever des troncs ou des rochers ce qui me permit dire qu'ils avaient une force au moins dix fois supérieure à la nôtre.
Cette espèce prudente était d'un esprit grégaire, pacifique et débonnaire, avec un respect quasi religieux pour la nature. Leur habitat traditionnel était troglodyte, avec un choix évident pour des cavités haut perchées, voire inaccessibles. Leur mode de vie, tant l'abondance paradisiaque était présente sur l'atoll, incluait la cueillette, un élevage et une agriculture très limités et, bien sûr la chasse et la pèche en autosuffisance. Leur tempérance naturelle leur permettait une nourriture basée sur les fruits, les légumes et les céréales très variés, des œufs de divers volatiles, de la pèche de petits poissons et la récolte du miel. J'étais aussi ébloui par leur ingéniosité et par leur artisanat abondant, bien que rudimentaire et rustique, basé sur la récupération des végétaux, des poils, des peaux et des os d'animaux morts pour la confection notamment de vêtements, d'outils et d'objets les plus variés et ingénieux.
À part ces quelques différences morphologiques et physiques les Parcimaudiques avaient un comportement social tout comparable au nôtre. Par contre, je ne pouvais pas m'expliquer la petite taille de mon guérisseur que j'estimais à environ 6 pouces, mon incapacité à lui donner un âge tant son visage était poupin et son corps replet. Mais le plus surprenant était l'incroyable multitude de dons dont il disposait.
Le petit chaman de la tribu avait recousu avec une précision chirurgicale mon front à l'aide d'une alène en os, et selon mes déductions, du fil de toile d'araignée. Il me restait une plaie contuse et ensanglantée sur le flanc, souvenir laissé par le tronc voyageur qu'il voulait traiter pour en évacuer les échardes. Et puis il y avait cette plaie profonde, invasive à la jambe droite. Cette lésion d'où le sang continuait à sourdre. L'ouverture béante laissait voir des élevures blanchâtres de peau excoriée et des bordures rouges roulées en dedans. La cicatrisation au miel ne fonctionnait pas pour le moment. Il voulait à nouveau débrider la blessure pour sans aucun doute éviter la septicémie ou la gangrène et la parer. La tribu ne maitrisait pas le travail des métaux et ne disposait donc pas d'outil au tranchant irréprochable. Il semblait songeur et dubitatif sur les alternatives à prendre pour activer ma guérison. Mais mon soignant s'inquiétait surtout depuis des jours de mon arythmie cardiaque et de cette forte fièvre qui ne voulait pas tomber. Je cêmais à vue d'œil souffrant certainement de chlorose, d'anémie et d'étiolement.
Mon petit guérisseur avait l'art de trouver les plantes avec lesquelles il enrichissait sa pharmacopée. Ainsi, avec ce que j'avais cru reconnaître comme une sorte d'althée, il confectionnait une décoction avec ses racines pour m'en appliquer des compresses qui soignaient mes brûlures et autres écorchures de peau.
Pour autant, je me gonflais comme des apostumes sur une viande malade, avariée. Le petit guérisseur se rapprocha de mon oreille pour m'expliquer son inquiétude : « Il me manque une sorte de videlle fine pour percer et cureter tes abcès et tes furoncles ».
Pardon, non de non ce petit laridon me comprenais et bien en plus !! Bon sang, de bonsoir !! Mais ce n'était pas possible !! J'étais éberlué de découvrir que ce petit sacripant parlait couramment ma langue. Mais pourquoi m'avait-il joué ce mauvais tour, moi qui m'échinait à me faire comprendre et comment ce sacripant avait-il pu apprendre ma langue et aussi rapidement. J'étais furieux et euphorique à la fois, j'allais pourvoir discuter et comprendre ce qui m'était réellement arrivé et depuis combien de temps j'étais là. J'allais enfin sortir de cet emmurement à ciel ouvert et pourvoir communiquer.
Alors, enthousiaste il accepta de tout m'expliquer, notamment mon sauvetage qui fut véritablement un concours de circonstances heureusement favorable pour moi. Le petit guérisseur était par hasard allé ce matin-là jusqu'à la plage à la recherche de nouvelles plantes à étudier et il m'avait découvert. Il m'avait observé, tâté avec un bâton, reniflé et constatant que j'étais encore vivant, il courut annoncer la nouvelle à ses congénères et faire surtout part au conseil de cette découverte.
Sa trouvaille obligea le conseil de tribu à se réunir pour décider ce que les Parcimaudiques allaient faire de moi. Ce peuple n'était pas par nature craintif, mais méfiant et raisonnable. Ils jugeaient qu'il était bon pour eux d'être discrets et demeurer invisibles. Ils préféreraient rester à l'écart des ennuis et surtout quand ceux-ci étaient ceux des autres. Ils avaient déjà eu l'occasion de rencontrer des gens de mon espèce et en gardaient de très mauvais et cuisants souvenirs. Ma présence n'annonçait donc rien de bon et une majorité des seins se montrait favorable à m'abandonner à mon triste sort.
Il fallut toute la force de persuasion de mon petit guérisseur pour convaincre sa tribu de me recueillir et de me soigner. Il en était capable et il mettait dans la balance son rôle de chaman, rôle essentiel dans son peuple. Le vieux sorcier venait de trépasser et il fallait un épigone. La succession obéissait à des rites et une cérémonie spirituelle se déroulerait durant laquelle il devait accomplir une épreuve initiatique prouvant que le récipiendaire était apte à la charge en disposant de toutes les qualités requises. Pour devenir le nouveau guérisseur, il devait sauver un être vivant, et mon petit bonhomme m'avait choisi comme sujet d'expérience. Son choix était risqué, il ne pouvait échouer, mais en cas de réussite sa réputation déjà grandissante ne serait plus à faire.
Je l'interrompis dans son récit car des questions me brûlaient les lèvres et je voulais des réponses. Comment un enfant pouvait-il participer à un conseil si important ? Comment pouvait-il connaître autant de choses à son âge ? Et comment avait-il fait pour maîtriser aussi parfaitement ma langue ? Pouvait-il me dire si mes compagnons avaient survécu ?
L'histoire était pourtant toute simple, voire limpide, pour ce sacré laridon. Tout enfant, il avait échappé à la surveillance de sa mère et était tombé de son habitation troglodytique. Il s'était écrasé au sol sur le crâne et tout le monde croyait que ses jours étaient comptés, sauf le vieux et sage chaman. Il se remit de cette chute. Certes, le choc sur la tête avait stoppé sa croissance mais avait aussi révélé des dons incroyables et des capacités intellectuelles insoupçonnées. Pour ce qui était son âge, se référant à mes critères de durée de vie, il devait avoir une bonne trentaine d'années.
L'apprentissage de la langue, lui, c'était fait progressivement, ce qui me donna à penser que mon nouvel ami était doué et modeste. Ayant convaincu le conseil de la pertinence de mon sauvetage après d'interminables palabres, il constitua un groupe pour venir me chercher et me ramener aux abords de leur village. Il se retourna pour masquer un sourire et poursuivit : « Mais en retournant sur la plage, ton corps avait disparu. Il ne fut pas trop difficile de te retrouver étant donné les traces, plus larges qu'un passage de famille de gorets, que tu avais laissé et le monceau d'objets perdus durant ton périple jusqu'à la rivière ». A l'appui, il me montra à mes côtés tout mon attirail récupéré. Toute ma vie se retrouvait rassemblée en quelques objets : ma besace, une boussole, mes fusains et mes chers carnets de notes, un vieux chausse, un nécessaire de couture, une petite pince que je détenais de ma grand-mère, une ceinture et mon vieux coutelât.
Il est vrai que je portais toujours sur moi mon robuste eustache en évitant bien de dire autour de moi que cette arme n'avait d'autre utilité que de tailler mes fusains ou de me curer les ongles.
Reprenant son récit en faisant mine d'être agacé par mon interruption et ma digression coupable, mon ami m'indiqua qu'il m'avait transporté à l'aide d'un brancard jusqu'au village. Là, je fus placé dans une cahute pour subir un cérémonial de purification permettant mon entrée au sein de la tribu des Parcimaudiques. Je fus plongé dans une sorte de bain de vapeur curative et hallucinogène grâce à des pierres ardentes pour l'assainissement de mon corps et de mon âme en compagnie du chaman qui psalmodiait des chants rituels. C'était durant cette cérémonie d'environ une journée, que mon petit génie apprit mon dialecte tant je parlais durant mes délires. Puis, je fus placé sur ma litière de mousses pour qu'il commence véritablement mes soins.
Finalement, il conclut que sa tribu et lui n'avaient vu aucun signe de vie de l'équipage du Bakalail en ajoutant que l'île était vaste et que je pouvais encore espérer revoir mes compagnons. Mais, il ajouta que la tribu ne ferait aucun effort pour effectuer des recherches trop attachée à la quiétude de leurs vies. Je gardais moi aussi confiance connaissant les talents de barreur de Borgnefesse et ses connaissances maritimes.
Puis avec passion et abnégation, il partit arracher aux troncs des arbres la chélidoine dont le suc jaune aller pouvoir cicatriser mes plaies. Le guérisseur m'expliquait aussi qu'en broyant le rhizome de la bistorte, il allait rapidement me débarrasser de ma dysenterie.
Durant son absence, j'avais confectionné à partir du crochet de ma boucle de ceinture un coutelas à toute épreuve pour lui permettre d'opérer mais également pour lui témoigner mon immense gratitude. L'échange de cadeaux n'étant pas véritablement une coutume dans cette tribu, où les actes et les faits comptaient plus que tout, le moment fut surtout solennel et respectueux.
Le guérisseur espiègle m'expliqua que je pouvais, en me débattant, mobiliser gravement des fragments osseux non encore totalement ressoudés, et augmenter les dégâts des parties molles, voire transformer ma fracture refermée en une nouvelle fracture ouverte. Il me fit donc comprendre qu'il était nécessaire de m'endormir complétement pour procéder aux soins complexes. Il me prépara pour l'opération et me fit avaler une sorte de pâte à base de jusquiame noire qui avait à la fois des vertus sédatives, analgésiques, antispasmodiques et psychotropes, mais en premier surtout une saveur infâme. Malgré une forte dose de ce narcotique puissant, je grognais de douleur dans le craquement des os à nouveau remis correctement en position. Il avait suturé toutes mes plaies maintenant propres à l'aide de l'aiguille de couture et de la soie d'araignée qui avait la qualité de se déliter au bout de quelques semaines. Puis avec l'aide de ma petite pince trouvée dans ma besace, il avait retiré les éclis et les esquilles de bois de mon flanc.
À mon réveil, il me dit que dans un premier temps, il avait enlevé avec beaucoup d'habileté les os fracturés du crâne afin de décongestionner mon cerveau. Il me fallait maintenant du repos, et je ressemblais à une sorte de rouleau de tulle graisseux !! Mon ami m'avait appliqué sur tout le corps des embrocations apaisantes et réparatrices. Et il me fit boire pendant plusieurs jours une quantité impressionnante de décoctions et tisanes à base de plantes médicinales fébrifuges.
Les membres de la tribu m'avait installé dans une grotte et préparé une couchée fort convenable et confortable pour une longue et nécessaire convalescence. J'étais comme un coq en pâte, ou, devrais-je dire comme un cop en plâtre !! Je disposais chaque jour de galettes d'épeautre, de miel, d'une claie de fruits secs et séchés et d'un panier garni de bananes, de goyaves, de mangues, de céleris bruns et de radis noirs. Je repris rapidement des forces avec les précautions quotidiennes de ce petit peuple attentionné et fort discret.
Dès que je pus enfin tenir debout, je fus libre de me déplacer et pu commencer à parcourir cette l'île enchanteresse en tous sens. La survie de mes compagnons me taraudait l'esprit. La flore, la faune et les paysages consolateurs de l'atoll étaient d'une grande richesse et d'une impressionnante variété. Je me jetais donc à cœur perdu et avec une rare gourmandise à leur découverte, dans le secret espoir de retrouver mes compagnons que je me refusais de croire disparus à jamais.
Tout d'abord, c'était une succession de champs d'herbes hautes de couleur paille que le vent faisait danser dans un jeu de lumières indescriptible. Derrière une colline, j'allais à présent dans une végétation souple que j'écartais en douceur balayant les angéliques, les sensitives et les berces à la façon d'une caresse amoureuse, libérant de subtiles fragrances. Et rapidement, je me retrouvais entouré d'arbustes aux fraiches touffes de plumes vertes, avant de pénétrer dans une sombre toison d'arbres millénaires. Ces arbres gigantesques étendaient leurs lourdes et noires branches comme une voute funeste. Puis, je me perdais avec plaisir dans une forêt changeante aux arbres pleureurs qui crachaient de leurs feuillages des oiseaux multicolores à chacun de mes pas. Je voulais voir la côte pour renforcer l'espoir que des navires puissent glisser dans les parages.
Les circonvolutions du chemin côtier montait, chutait, fuyait les conches éblouissantes ou les baies envasées qui me prolongèrent dans ma rêverie pédestre. J'abordais avec une quiétude immense ces bras de mer couverts d'une écume verte de conferves et autres plantes aquatiques. J'accédais au rivage en passant par les rochers où poussaient d'innombrables cristes-marines avant de pouvoir poser le pied sur les dunes noires de la plage encore suantes et tout imprégnées de mer.
Il n'était pas rare, aux moments de fraîcheur, de surprendre des sortes de lièvres bondissant avec des bois de cervidés qui décampèrent des balliers et des breuils. J'imaginais que les broches de ces bouquins pouvaient sûrement infliger des blessures irréparables, mortifères. Les insectes, les batraciens et les reptiles regorgeaient parmi les forêts de fougères géantes, de calamites et de sagittaires que la brumaille entourait.
Au cours de mes pérégrinations, j'avais pu constater que l'île ne renfermait que très peu de prédateurs, du moins, suffisamment voraces et puissants pour mon espèce. Les varans et hélodermes, sauriens placides mais aux réactions rapides et fort agressives, se nourrissaient, selon mes observations, d'œufs, d'oiseaux, de petits rongeurs, de reptiles et le cas échéant de charognes. Les iguanes et dragons de mer se gavaient de lichen, de varechs et autres algues incrustés sur les rochers de bord de mer en passant le plus clair de leur temps à somnoler au soleil.
Nous nous accordions bon nombre de discussions et de promenades avec mon petit guide. Il détenait une grande sagesse et une douceur naturelle qui faisaient de chacune de ces réflexions une leçon de vie.
Se tournant vers moi avec son regard troublant, il ouvrit son bras pour en balayer l'espace comme le créateur révélant l'univers : « Regarde mon ami, regarde toute cette beauté qui t'entoure, il faut que ton cœur soit toujours capable d'aimer !! ».
Il tapota sa petite main vigoureuse sur un rocher mousseux pour me faire comprendre de m'asseoir. Je souriais béatement en remarquant cette assise parfaite, un banc de verdure doux passant par toutes les nuances du vert tel un velours révélé par la lumière tombante. Il se cala à mes côtés, il respirait la sérénité. Il reprit : « J'ai pu soigner ton corps, maintenant c'est à toi de faire le plus grand travail, soigner ton âme et devenir heureux. Tu sais qu'une existence sans amour est comme une prairie privée de soleil où toutes les fleurs seraient mortes !! La certitude d'aimer et d'être aimé procure à la vie une chaleur et une richesse que rien d'autre ne sauraient apporter ».
Avec la patience d'un vieux sage, il me montrait les techniques traditionnelles respectueuses de la nature pour prélever les plantes et les animaux dont il avait besoin pour confectionner tous ses remèdes, ces potions indispensables pour prévenir ou traiter chaque accident ou maladie de sa tribu.
Mon petit bonhomme respirait la joie de vivre, la gentillesse et l'intelligence. Il savait que ses différences ne lui permettraient jamais de fonder une famille, mais il savait que le don de soi, son empathie combleraient sa vie pleinement. Il était heureux de servir au mieux son peuple, rendre heureux et apporter aux autres étaient pour lui largement plus important que de se soucier de son propre bonheur. Tout était là, le don de soi. Sa recherche inlassable de connaissances sur l'être et la nature le construisait, le rassurait, l'élevait.
Je poursuivais, de mon côté, avec un émerveillement béat mes observations de cette île paradisiaque. Les pintades, les dindes et autres volailles, tout comme les cochons sauvages avaient dû être introduits dans l'île à la suite de naufrages ou chavirages anciens. Les seules espèces inconnues que j'avais pu observer, à part les Parcimaudiques, étaient les lièvres-cerfs, les chouettes-culottes à bretelles, les lapins à cravates, les chauves-souris caméléons géantes et une surprenante espèce de singes à double face. Mais ma plus étonnante observation fut le poisson-chat, le chat-poisson devrais-je dire. C'était un félin qui, facétie de la nature, plongeait sa tête écaillée dans les plans d'eau, les bords de plage pour se nourrir de poissons et autres crustacés.
Je restais persuadé que le rêve était la forme dans laquelle toute créature vivante recevait le droit au génie, à ses imaginations étranges et à ses magnifiques incongruités.
Peu à peu et à la force retrouvée de mes mollets, je commençais à bien connaître cette île volcanique. Je partais maintenant de longues journées à la découverte de nouveaux paysages et aussi dans l'ambition de trouver la solution pour retourner chez moi sans nouvelle de l'équipage du Bakalail. Aurais-je les capacités de me confectionner un radeau de fortune et prendre la mer sans la moindre idée de la direction à suivre ? J'espérais surtout qu'un navire longerait ces côtes et que j'aurais la chance de pouvoir leur signaler ma présence par des feux que j'avais installés aux quatre coins de l'île.
J'allais à présent de monts en combes dans des contrées anticlinales, d'adrets en ombrées. Je ne cessais de compter les terrasses et les crêtes de ce sublime pays des vents. Finalement, après quelques semaines de vie féerique et convalescente parmi le peuple Parcimaudique, je retrouvais mes compagnons d'infortune par un pur hasard dans une région sauvage et marécageuse que je n'avais pas eu encore envie ou courage d'explorer. J'avais poursuivis mes expéditions de l'autre côté de mon île. Et peu à peu des indices plus concordants me firent comprendre la présence de mon espèce sur ce petit bout d'atoll perdu en mer. Un beau matin frais où l'air embaumait la bonne odeur verte de la rosée, ce fut la rencontre tant attendue et celle que je n'espérais plus.
Fin du 3ème épisode
Quatrième épisode : le marais des gorets
Enfin, j'eus la chance de revoir mon cher équipage fantôme. Un court instant, je refusais d'en croire mes yeux et mon cœur s'emballa tant la joie était grande. Mais j'avais aussi perçu des sons reconnaissables entre mille, le sautillement de ma vieille Buse béquillarde. Et surtout, je n'avais pas oublié la fâcheuse et détestable habitude de la Buse, sa crépitomanie abominable et nauséabonde. Ces flatulences me faisaient sourire en me remémorant les propos délicats de la Buse : « Qui ne pète ou ne rote est voué à une explosion certaine !! ».
Oui, oui, grand dieu, c'était bien lui, la Buse !!! J'étais heureux et soulagé de l'apercevoir à nouveau, à l'orée de la forêt, en train de commander à quelques matelots de haler les arbres coupés pour les réparations du brick.
L'équipe était en plein bucheronnage, le travail était rude avec cette chaleur tropicale étouffante. Un jeune mousse grognait sur un tréteau en train de scier de long un large tronc au bois sec. Il bougonnait fort : « Engagez-vous, engagez-vous qu'il disait, avec la marine tu verras du pays !!!! Et me v'là à bouffer de la planche, de la poutre et de la sciure soir et matin !!! J'étais loin de m'imaginer que j'allais en scier autant !!! ».
La Buse me regarda tout d'abord stupéfait puis réjoui de me retrouver vivant. Par la suite naturellement il m'ouvrit ces bras gras et flasques pour me saluer. Il me secoua affectueusement m'écrasant par la même quelques côtes tout juste remises et m'éructa au visage son haleine alliacé, frelaté et la joie de me revoir. Il se mit aussitôt à me faire le récit haut en couleur de leur naufrage et des mésaventures qui leur étaient survenus. Il n'en finissait pas de parler de son histoire avec passion et agitation coupant par d'invraisemblables césures sa saga ce qui la rendaient souvent singulièrement abstruse.
L'expérience de mer et l'instinct de Borgnefesse ne le surprit pas sur le moment ce qui lui permit d'éviter de faire capoter le brick. Le Capitaine avait tenté des petits changements de route du Bakalail à la cape. Ces manœuvres avaient mis le navire en suspens sous peu de voile pour lutter contre le gros temps et se maintenir face aux lames de mer. Le plus périlleux fut la navigation au milieu de récifs sans nombre, à travers d'étroites passes dont les fonds étaient hérissés d'excroissances coralligènes. Le Capitaine avait trouvé finalement une passe sûre et avait dirigé le Bakalail vers l'entrée de l'estuaire après plus de six jours et sept nuits de bataille héroïque contre les éléments et avoir affronté d'énormes paquets de mer.
Le Bakalail avait bel et bien survécu comme l'ensemble de l'équipage à cette terrible tempête grâce au sang-froid et la maîtrise du Capitaine Depypalo. Peu à peu le navire avait talonnait le fond de la rivière, puis s'était échoué de guingois sur le bouchain. Et finalement la carcasse du navire c'était enlisée dans l'estuaire d'une rivière situé à l'opposé de la crique sur laquelle je m'étais échoué. Le brick était embourbé aussi solidement que s'il avait été affourché sur ses ancres. La Buse me précisait que : « Comble de malheur, nous sondâmes l'archipompe et nous ne trouvâmes pas moins de sept pieds d'eau dans le navire ». Le naufrage et la multitude de gerbes de paquets de mer de la tempête avaient gâté la presque totalité des réserves de vivre et d'eau douce.
J'eus la chance que la Buse avec ces vieux lorgnons crasseux n'ait pas remarqué mon état physique acceptable et mon accoutrement assez iconoclaste toute à sa joie débordante de me retrouver sain et sauf. Je n'eus ainsi l'embarrassante obligation d'évoquer la présence des petits indigènes de la forêt et mon sauvetage miraculeux. J'avais encore quelques temps pour trouver un subterfuge ou une idée brillante pour ne pas compromettre l'existence de mes amis si secrets et qui souhaitaient conserver cette tranquillité de vie, n'affectionnant pas vraiment notre comportement bruyant et notre pestilentielle odeur.
Les Parcimaudiques avaient eu la malencontreuse expérience de rencontrer dans les mêmes circonstances de naufrage un groupe de mon espèce. Ils les avaient approchés de bien trop près ces répugnants êtres. La tribu n'avait retenu que peu de choses de ces vermines pouilleuses, le son des plombs sifflant à leurs oreilles, des affections inconnues et la certitude que la bêtise de l'Homme est la seule chose qui donne une idée de l'infini. Les Parcimaudiques avaient donc laissé à leur triste sort ce ramassis d'humanité pathogène et depuis se conformaient à la plus stricte des discrétions pour vivre cacher et vivre heureux.
Revenu de mes pensées, je repris la suite des péripéties que me relataient la Buse. Le Capitaine et son second avaient très vite fait le point sur la situation et pris en main les opérations de survie. Il fallait tout d'abord refaire de l'aiguade et des vivres, car ils arriveraient très vite à l'épuisement. Puis transférer une partie de l'armurerie et des canons pour sécuriser un fortin rapidement construit à l'aide d'un certain nombre d'ais du pont du Bakalail et de bois indigène.
En quelques jours, les hommes d'équipage creusèrent des circonvallations autour du fortin et, à grand renfort de haches, de masses et de piques, palifièrent et consolidèrent les enceintes fortifiées. Par ailleurs, une partie des matelots, par sécurité, continuait à faire des quarts au sein du Bakalail et en profitait par là même pour prendre quelque repos allongés sur les banettes.
Puis, les hommes d'équipage ne tardèrent pas à s'activer pour mettre en cale sèche le navire en barrant les eaux grâce à l'énorme quantité de bois flottés qui se trouvait dans cette zone marécageuse. À l'aide de racloirs en fer ils commencèrent à enlever le gros du bernage et des algues qui tapissait la coque pour découvrir les voies d'eau. À cette occasion, ils constatèrent que la quille était recouverte d'une couche épaisse de gros coquillages qui fournirent un suppléant de nourriture non négligeable et excellent.
Le remplacement de l'arcasse s'était révélé une opération considérable et bien périlleuse. Il avait fallu en effet remplacer une bonne partie de l'arrière du Bakalail sans véritable équipement. Le charpentier du bord avait fait des merveilles. Mais il y avait encore énormément de travail pour permettre au Bakalail de reprendre la mer. Ainsi, il fallait consolider le bau, cette poutre traversière de la coque qui avait travaillée et vrillée durant la tempête.
Après ce long et fastidieux récit, je m'excuse du peu de charité que j'ai pour ce pauvre Tewtom, mais il n'avait jamais su raconter et ces mots devenaient très vite des rasoirs, pour finalement être dérisoires. La Buse me conduisit par un sentier billaudant vers le restant d'humanité. Je découvris enfin le campement après quelques longues minutes de marche, où Borgnefesse assis sur un banc de fortune fumait sa pipe corallienne. Il était là mon cher ami à remuer les braises accouvies dans la cendre et à y jeter quelques bûches quand il redressa la tête dans ma direction. Son œil aigu fouilla mon visage pour comprendre ce que j'avais pu vivre. Il ne fallait pas la faire au Capitaine qui en n'avait vu d'autres. Il se leva d'un bond, m'attira de sa main rude puis m'entoura le cou de son bras musculeux pour me glisser à l'oreille : « Il faudra se parler mon gars, tu as de nombreuses choses à me dire et je veux comprendre ce qu'il s'est vraiment passé ». Puis de sa voix rauque et forte, il m'ordonna le bouquin de bruyère au coin de la bouche : « Assis toi mon garçon, il doit te rester un peu de ragoût de chauve-souris, un demi-vautour et quelques bananes ou mangues ».
De son passé d'officier de marine, le Capitaine avait gardait une certaine rigidité et une faculté à maitriser ses émotions. Il m'invita d'un geste explicite à vite finir mon repas pour que nous ayons une franche discussion sur le miracle de ma résurrection.
La Buse quant à lui qui, avait enfin remarqué mes haillons, s'inquiétait maintenant de ma tenue élimée et tachée. Il cria des instructions pour que l'on me fournisse au plus vite des vêtements propres ou du moins acceptables. La situation ne manquait pas de cocasserie étant donné l'état de crasse de Tewtom et la vision de la bedaine ventripotente et tremblotante sous la courte camisole d'un beige douteux lorsqu'il hurla ses ordres.
M'étant rassasié, rafraichi un peu comme la toilette de mon chat Zoé et habillé de « neuf », je me rapprochais du Capitaine qui m'entraina bien vite dans une promenade digestive pour me parler de choses sérieuses. Borgnefesse ne voulait pas affoler l'équipage par des histoires fantasmagoriques ; Il les connaissait bien ces paillards, ces soudards prompts à en découdre, mais dès que l'irrationnel se présentait à leurs yeux, ils se raccrocheraient à leur peu de foi et ne seraient plus bon à rien avec une telle panique. Le marin ne supportait rien de suspect sur son navire, ni femme, ni animaux à grandes dents et encore moins de lutins ou autre ankous malfaisants !!! Alors Borgnefesse voulait beaucoup de subtilité, et surtout que le moins disant serait le gagnant dans la surprise de mon retour en parfaite condition.
Je lui proposais simplement que des esprits m'aient parlé et que dans un inconscient total j'avais pu me rafistoler. Mes hallucinations me guidaient et la seule certitude que j'avais c'était qu'un esprit bienveillant de l'ile m'aidait à retrouver ma lucidité, à me reconstruire et me parlait par rêves des choses qui me restaient à faire.
Le Capitaine Depypalo loin d'être convaincu me demandait le plus grande discrétion sur l'aventure que j'avais pu vivre. Lui aussi, durant ses longues traversées avait pu être témoin de phénomènes encore plus étranges. Et par expérience, il savait que le mieux était toujours d'en dire le moins possible. Il me proposa une bouffée de sa terrible forge de pipe que je refusais poliment. Puis nous avons décidé de rentrer au campement avec l'idée partagée de travailler d'arrache-pied pour regagner vite le large pour nous retrouver sur des routes commerciales qui nous conduiraient rapidement au pays.
L'équipage certainement euphorisé par la rapide reprise du voyage en mer, me congratula longuement, sans vraiment me poser de question. Le travail d'influence du Capitaine avait dû largement payer. Par contre je ne pus couper à la longue tradition de passer tout le long des bras de l'équipage pour me souhaiter un bon retour. Ce voyage chaotique entre les membres viriles de l'équipage au son du Hourra me ravit mais continuèrent à mâcher mon corps meurtri.
Le repas du soir fut merveilleux et festif et se composa d'une soupe roborative de cochon sauvage, de concombre nageant dans une jatte d'eau salée, de cédrat et des gros chanteaux de pain. La Buse fit le nécessaire, ce soir-là, pour que les hommes d'équipage reçoivent quelques boujardons de rhum. Dans cette nuit idéalement enlunée, partout dans le camp, crépitaient les feux, tintaient les crécelles, bruissaient les claquebois entrecoupés de chants paillards et des énormes météorismes de la Buse, tout feu tout flamme, qui effarouchaient les chauves-souris caméléons géantes et autres volatiles des bois voisins.
Pour ma part, j'étais effaré par la quantité impressionnante de nourriture que pouvait ingurgiter la Buse avec gloutonnerie, ponctuée de borborygmes retentissants. Mon regard certainement appuyé avait dû l'alerter car il me jeta cette sentence définitive : « Que l'on meurt gros ou maigre, c'est pas mon problème, la différence reste pour les croque-morts mon drôle !!! ».
Les jours qui suivirent furent consacrés à la poursuite des réparations du Bakalail et à la préparation du ravitaillement pour charger les cales de vivre.
Il fallait brayer la coque et les cales du Bakalail pour réduire les voies d'eau. Les mousses chargeaient de cette besogne, devaient calfater et river la coque. Ils avaient entrepris de bourrer de matière faite de boue, de goudron et de résine, de filasse et de mousse les espaces entre les planches et de réduire dans la mesure du possible le risque d'une fuite à la râblure de la quille. Les hommes outillés de burin et de mailloche bourraient les interstices de calfat entre les planches et rivetaient des petits carrés de tôles en tuilage.
Il fallait absolument consolider et nettoyer la carène. La Buse disait qu'une coque propre faisait toute la différence. Deux hommes devaient se mettre accroupis dans une petite niche basse que le mât traverse pour venir s'emmancher dans la carlingue.
Sous le choc de cette terrible tempête, le mât s'était fendu au ras de l'emplanture. Il fallait donc renforcer cette pièce de bois où venait se planter le mât. Quatre hommes s'activaient à la forge, ils bougeaient en rythme leurs bras frappant la bigorne avec d'immenses masses. Puis après avoir percé des trous et mis en forme à chaud, ils trempèrent les barres de fer pour les écrouir et les rendre plus résistantes. Ce dispositif fut placé sous forme de corset à la base du mât central.
Une autre équipe était chargée du ravitaillement. Elle rivalisa d'inventivité dans la confection de leurs bouettes et de leurs hameçons pour ramener des pêches quasi miraculeuses. Les poissons évidés et saumurés furent mis en caque. Avec les mousquets, les hommes purent chasser volontiers les gorets qui pullulaient dans les marais et dont la chair boucanée était excellente.
De mon côté, je ne manquais pas de rendre régulièrement visite à mon ami et sa tribu les bras chargés de victuailles et de petits outils de fer pour leur faciliter le quotidien. Le chaman avait beaucoup de plaisir à me voir et à discuter avec moi pour m'instruire dans les sciences de la nature et de la vie.
Le petit chaman m'avait appris tout ce que je pouvais connaître de la nature et de son peuple si pacifique. La nature ne devait pas être considérée comme une chose infinie et inépuisable. Il faut la respecter et écouter ces besoins. Mon ami avait une juste idée de la place qu'il pouvait occuper dans son île et dans l'univers même. Il savait que la vie l'avait choisi comme guérisseur, chaman et sage. Il se préparait chaque jour à toutes alternatives et il avait lu en moi comme dans un livre. Il n'avait vraiment pas le besoin de me faire connaître les bienfaisances de la nature que je ressentais en moi. Il voulait juste que je comprenne que j'avais en moi la force de trouver le bonheur et de rendre mon entourage heureux sans m'oublier. Mon ami me répétait avec douceur et sagesse que « L'être heureux est celui qui est en accord avec lui et l'univers et qui a la capacité de faire partager à tous son univers sans l'imposer. L'être heureux est celui qui peut se complaire de la richesse des autres ».
Chaque jour avec le Capitaine Depypalo nous prenions le chemin de la côte, car rien ne le tarabustait plus que son esprit de marin, voire même sa logique que ces lieux frappés d'atopie. Il s'était mis à parler tout haut pour mettre de l'ordre dans ses idées : « Tu peux voir ce groupe de récifs et d'iles qui nous entoure, je pense qu'il se répartit sur trente milles d'est en ouest et de plus de vingt milles du nord au sud, et sur cet espace il me paraît vraisemblable qu'il ne renferme pas moins d'une centaine d'ilots ou d'atolls. Cela paraît impensable que des lignes commerciales ne passent pas dans ce coin. Il faut absolument que j'arrive à faire le point sur notre emplacement ».
Borgnefesse se satisfaisait du peu d'intérêt que l'on pouvait me porter. Chacun c'était fait à l'idée de ma chance insolente et à ma capacité à me soigner. L'esprit salvateur et aimant de l'île les avaient conquis. Et l'équipage n'avait qu'une hâte se retrouver sur le premier port de débauche.
Le soir suivant, tout en profitant des bruits hypnotiques de cette nuit chaude et lumineuse, Borgnefesse se mit à observer la voûte céleste pour essayer de mesurer l'azimut d'un astre pour déterminer notre position. C'était la deuxième nuit claire depuis des semaines.
Borgnefesse avait par l'observation des astres, l'utilisation de l'astrolabe et des tables de calcul, telles que les tables alphonsines, réussi à faire le point et il avait commencé avec certitudes à tracer sur les cartes marines l'itinéraire vers le port de Pancronylde. Il avait par ailleurs avec mon aide relevé l'ensemble des amers afin de sortir sans encombre de l'estuaire et de longer un temps le littoral fort découpé de l'île avant de prendre la haute mer.
Le Capitaine commençait vraiment à s'impatienter, le désœuvrement tout relatif et l'absence de mer jouaient sur son humeur d'ordinaire déjà irascible. Il ne voulait pas attendre la boucaille des mois d'hiver qui allaient manger de sa brume ténébreuse les dessins de la côte. A son retour de promenade, invariablement, il pestait contre ces mouettes et autres volatiles qui tournaient autour de son cher navire : « Sacré bon sang, quand tu vois les dégâts que peuvent faire ces foutues bestioles sur ce rafiot, tu bénis l'éternel de ne pas avoir fourni aux vaches des ailes, mordiou !! ».
Nous étions sur la côte septentrionale escarpée de l'île pour nous enivrer du vent du large. Le Capitaine que je voyais frémir de plaisir à l'idée de reprendre la barre après des longs mois de cale, posa sa main puissante et calleuse sur mon épaule et m'annonça : « il suffira simplement d'éventer les voiles et avec cette jolie brise mon Bakalail filera rapidement hors de la baie, sans qu'il soit utile de changer ses amures ». À vrai dire je n'avais aucune notion de navigation et je n'avais pas réellement compris la portée de ses mots, mais la force et l'assurance avec lesquelles Borgnefesse s'était exprimé me dire que le temps du départ était proche.
Je me rappellerais toujours ce que Borgnefesse me disait en parlant de ses hommes, le regard brûlant de fierté et satisfait par le travail accompli, en contemplant le Bakalail remis à l'eau : « ne dédaigne jamais de t'aboucher avec des hommes comme ceux-ci qui, pour quelques pièces et du rhum, te sortent leurs entrailles !!! Voilà du bel ouvrage !! Demain, mon ami, nous reprenons la mer et le chemin du retour ».
J'imaginais très bien l'émotion de l'atterrage aussitôt suivie de l'intense et presque heureuse activité du débarquement. Après un nombre incertain de jours de mer, je rêvais enfin de retrouver le Bakalail solidement amarré aux bollards du port de Pancronylde.
Les préparatifs du départ battaient leur plein. Les marins s'activaient pour charger le Bakalail. Ils montaient à bord des barriques encordées et bondées, des bailles à salaison et des cages à volailles dans la cale. Une autre partie des stocks serait judicieusement répartie sur toute la longueur du navire dans les élingues à projectiles.
La Buse commençait lui aussi à s'énerver sur ses hommes : « Mais c'est pas dieu possible qui m'a donné un ramassis de tels empotés !!! Si j'avais travaillé comme ça, il y a bien longtemps que le Capitaine m'aurait jeté à la baille pour nourrir les poiscailles !!! Toi, la Ripette monte là-haut sur la hune et passe ce gros cordage dans la poulie de la fusée de verge du grand mât pour hisser plus rapidement à bord le reste de la cargaison, morbleu !!! ».
Pour la première fois, je m'essayais à utiliser les secrets de mon ami Parcimaudique pour que la Buse soit moins détestable avec les membres d'équipage. Je lui présentais ma décoction apaisante dans une gourde. Il en but une gorgée, s'essuya la bouche sur ma manche. L'amertume du breuvage lui fit faire la grimace et il recracha le liquide. Puis, il éructa dans ma direction : « Tu ne me prendrais pas pour une rombière avec ta tisane petiot ? Ne m'agace pas avec tes remèdes de grand-mère je suis pas à prendre avec du pain sec !! ». Et il partit en maugréant sans oublier de me mettre une taloche derrière la tête. Il ne changera jamais ce bougre. Avec courage, quant il fut à bonne distance, je m'autorisais à lui crier : « Et quand on a une aussi mauvaise haleine, le seul remède c'est le porte voix !! ».
Au terme de mon séjour dans cette île surprenante, nous avions convenu avec mon petit sauveur de nous faire nos adieux en toute discrétion et à l'abri de tout regard de mes congénères. Le nouveau chaman respecté et reconnu de la tribu me lâcha effusif qu'il n'y avait pas plus Parcimaudique que moi.
J'allais partir quand je me souvins que cet adorable bambin d'aspect et si malin ne m'avait jamais dit quel était son prénom. Et j'étais impatient de connaître le petit nom de ce grand guérisseur au corps d'enfant qui ne profite jamais.
Il me répondit, comme une évidence, et avec une douceur extrême matinée d'un peu d'espièglerie« Bihunmhallackhy … ».
L'ancre caponnée, le Bakalail sortit de l'estuaire avec l'aide de la marée. Il se dirigea dans l'étroit étier faisant communiquer ces marais salants à la mer toute proche. Puis, l'ordre fut donné de brasser les vergues en grand pour déployer les voiles et le navire se dirigea vers le large. Je me retournais, le cœur gros, une dernière fois vers cette île édénique que je ne reverrais jamais. Il restera dans ma mémoire et mon cœur pour toujours. Avec nostalgie et le sentiment du revenir, j'avais fait tatouer sur mon épaule un dessin approximatif d'une île qui m'avais révélé à moi, mon moi profond et véritable peut-être !!
Merci beaucoup de vos conseils je vais essayer d'y remédier
· Il y a presque 10 ans ·Aloysius Isidore Dambert D'eaucloret
« comptoires touristiques », sorry, l’auto-correction...
· Il y a presque 10 ans ·azderg
Bonjour, je trouve que cette langue rabelaisienne vous va bien. Elle est séduisante et ça peut même créer des envieux parmi ceux qui sont trop attrapés dans le 500 mots de base du quotidien. Un bémol qui transparaît si vous le permettez: la description de la ancienne-imaginaire cité ressemble trop à une chaîne de compotier touristiques à la barbe à papa au festival médiévale de Provins, avec des épées en carton et figurine en plastique. Cela dit, je sais très bien qu’il est très difficile de trouver le détail qui tue est qui nous place vraiment dans un autre temps.
· Il y a presque 10 ans ·azderg