ASYLUM

chess

Une chevelure rouge. Un homme en peine. Un asile aussi fou que ses patients. Je vous en prie, bienvenu à l'Asylum.

La nuit étendait sur le monde son noir manteau depuis maintenant quelques heures. Les rayons de la lune semblaient durs et surtout sans pitié. Le sol était humide, crasseux et jonché de cadavres de bouteilles vides. Dans les rues d’une petite ville près de Paris, aucun bruit, aucun hurlement, le grondement du vent ne se faisait plus entendre, le bourdonnement des insectes n'existait plus, les craquements des os des gens étaient étouffés, les gazouillis quotidiens des oiseaux n'étaient plus audibles, même le ronflement des humains ne pouvait troubler le mutisme dans lequel l'endroit se renfermait. A la lueur d’un lampadaire dont la lumière éclairait faiblement un petit bout de trottoir, une silhouette sombre se tenait debout, calfeutrée dans un long manteau, chaussée de bottes imperméables et résistantes à l’eau que l’on trouve dans les magasins spécialisés pour le sport et la randonnée. Il semble attendre, presque mort, debout mais la buée sortant de ses lèvres prouve qu’il n’est pas mort. L’air froid rentrant dans sa gorge paraît être une boule pleine d’épines qu’il avale et recrache régulièrement ; la douleur serrant son cœur le force à rebrousser chemin. Les yeux rivés sur ses pieds, comme pour esquiver les bouteilles, cherchent dans l’obscurité une ombre familière, un parfum connu ou même une voix apaisante ; mais rien. Juste la sécheresse du silence. Juste un mutisme presque parfait. Après quelques minutes de marche, il rentre dans un petit appartement assombri par les ténèbres nocturnes. Il se déchausse, enlève son manteau et retire la chemise grise qu’il portait, offrant une vue sur son corps famélique. La colonne vertébrale visible, ses côtes perceptibles ainsi que ses hanches distinctes ; une maigreur à couper le souffle. L’homme se redresse devant un miroir, et se contemple. Crâne rasé, le regard vitreux et la bouche sèche. Voilà ce qu’est devenu Alexandre. Cet état désastreux, aussi physique que moral, a été causé il y a maintenant quelques mois.

Avant tout ça, Alexandre était un homme bon, digne et surtout rangé dans sa petite vie de monsieur tout le monde. Banal à souhait, Alex (pour les intimes) aime jouer avec son vieux chien, il apprécie se détendre au soleil avec un livre entre les doigts, il adore jouer du violon tard le soir, dans son petit appartement, qu’il partage avec sa mère. C’est un homme comme les autres. Le 27 juillet, un mardi, il s’endort dans son lit étroit, bercé par les râles de souffrance de sa pauvre mère. Elle toussait, geignait et se plaignait à longueur de journée. Cette femme n’avait pas été toujours comme cela, Alex le sait pertinemment et pour se rassurer lui-même, il replonge parfois dans ses souvenirs d’enfance. La douce voix de sa mère lui chantant de ne pas mettre les doigts dans la prise, les grognements des chiens qui se battaient dehors, parfois les sirènes hurlantes des voitures de policiers passant devant chez lui. Dès que ces dernières parvenaient à ses oreilles, il collait son petit nez aquilin à la vitre et fixait les voisins se faisant embarquer de force, les menottes aux poignets, les insultes à la bouche. Alex affectionnait surtout le moment où les forces de l’ordre finissaient par donner de violents coups à leurs proies. Alors l’enfant repartait voir sa génitrice et se blottissait contre elle, en crachant toutes les insanités du monde.

Maintenant, quand il y repense, il sourit bêtement et soupire de nostalgie. Une enfance normale comme il se plait à dire alors que cette enfance donne à présent de grands coups de pieds dans sa tête. Pendant cette nuit, son inconscience le mène loin. Une grande maison au milieu d’une plaine immaculée grâce à la neige qui l’entoure d’une épaisseur fraîche, il s’avance, et dans ce jardin des animaux : des furets, des chiens, des chats et quelques souris ici et là. La porte s’ouvre et une jolie femme aux cheveux noirs comme les ailes d’un corbeau, la peau étrangement blanche, comme celle d’un cadavre, ses yeux d’un bleu profond, si profond qu’il voudrait presque s’y noyer, se dirige vers lui. Elle l’enlace, l’embrasse et finit par se reculer tout doucement, une main tendue vers lui. Attiré, il tente de la suivre mais d’un coup, une opaque masse noire, semblable à du pétrole explose et recouvre la maison de ses bras visqueux. Un songe qui le fait sursauter. Le souffle court et son front trempé d’une sueur froide, ses pupilles sombres s’agitent dans tous les sens, comme en quête d’une chose rassurante. C’est fou comme le cerveau peut vous faire voir ce qu’il veut. Alexandre pose son regard sur la fenêtre, et dans son fantasme, une masse opaque et noirâtre éclabousse tous les murs de sa chambre. Inquiet, il se rallonge délicatement dans son lit, remonte le drap sur son corps d’homme et replonge dans le sommeil ; priant secrètement qu’un tel cauchemar ne se répète pas.

L’aube est arrivée, le soleil réchauffe peu à peu la terre et réveille Alexandre. Ce dernier se lève péniblement, avance vers la salle de bains ; prend sa douche et s’habille. Il salue sa pauvre mère agonisante et part se balader. Comme tous les matins depuis maintenant trente ans, il aime se balader dans Paris, trouve cette ville magnifique et les gens qui s’y promènent, comme lui, l’intriguent, excitent sa curiosité. Pourquoi sont-ils ici ? Dans quel but ? Quelle vie ont-ils ? Nombre de questions se bouscule dans son esprit. Alors il va à la station Malesherbes, monte dans l’engin et s’assoit comme à son habitude sur un des strapontins près de la porte. Alors qu’il est perdu dans son imagination, il perçoit une odeur. Son encéphale l’analyse. Femme. Le premier mot qu’il arrive à mettre sur cette fragrance est : femme. Ensuite, le second mot est : parfaite. Dans sa tête, une multitude d’images se bouscule. Il tourne la tête et son regard émeraude se pose sur le dos d’une femme. Ses longs cheveux lisses mais bouclés vers les pointes, teints d’un rouge cuirassé. Elle porte un manteau brun, s’accordant à merveille avec cette chevelure fabuleuse. Un sac à main blanc matelassé. Alexandre reste sans voix devant cette beauté surnaturelle. Cette magnificence à l’état brut. Cet éclat digne d’une divinité. Une élégance, un attrait, un charme sans nom. Le temps d’une pensée, cette personne aux aimables formes a disparu. Plus aucune trace de ses longs cheveux andrinoples ni de son caban. Il en reste déboussolé, presque inconscient. Une heure passe, puis il descend à une station au hasard, encore dans le brouillard.

Le lendemain, Alexandre se lève, il se dirige vers la salle de bains, se douche et finit par s’habiller. Il repasse devant la chambre de sa génitrice et lui adresse un bonjour absent, machinal. Comme hier. Comme depuis trente ans. Il repart dans le métro, station Malesherbes et se rassoit à la même place que le jour précédent. Il attend, les yeux rivés sur la porte automatique, en attente de ce fantasme qui l’a hanté toute la nuit passée. Un moment d’inattention, le temps de plonger dans son esprit et la même odeur familière l’assaillit. Il lève la tête et sous ses yeux, un doux spectacle fait battre son cœur. Les beaux cheveux carmin sont réapparus. Soyeux, brillants, donnant l’envie de les toucher. Ce manteau mordoré puis le même carnier à son bras, immaculé. Il sourit, bêtement. Son visage est illuminé d’un éclat fascinant. Il fixe cette créature ensorcelante un instant, et repart dans un délire fantasmagorique. Qui est-elle ? Quel prénom peut-il poser sur cette magnifique femme ? Où va-t-elle ? Il n’en peut plus, il veut savoir. Alors il se lève, d’un pas décidé et s’approche de la silhouette féminine. Suite à une secousse de la rame, Alex vire à droite et se rétablit sur ses deux jambes, il chasse de ses doigts la poussière fictive dans ses yeux, et établit un contact visuel avec la belle. Mais elle a disparu. Elle n’est plus là. Même pas un cheveu rouge laissé sur le sol foncé par la crasse. Il n’en revient pas. Il se recule, abasourdi de cette évaporation totale et secoue sa tête, comme pour chasser l’idée qu’elle soit descendue à la station précédente. Le cœur serré, les yeux embués de larmes amères, il regarde le paysage dérouler en priant secrètement que demain, elle sera là. Dérouté, il plante ses deux grands yeux dans le décor, les ferme tout doucement et une larme roule sur sa joue.

Deux semaines se sont passées. Tous les matins, il se lève, comme d’habitude, comme depuis trente ans, il file dans la salle d’eau et s’habille après avoir pris sa douche. Il embrasse sa mère sur la joue et s’en va guetter cette femme dans le métro. Tous les jours, il la voit. Mais chaque jour, il ne peut l’accoster. Jamais. Elle disparaît toujours avant qu’il puisse arriver près d’elle. Le premier mercredi d’août, il se réveille, l’esprit embrumé tel un fêtard cuvant une soirée bien arrosée. Il sort une jambe de son lit, puis la deuxième. Il s’assoit, reste ainsi pendant quelques minutes puis finit par mettre sa tête dans ses mains, les coudes posés sur ses genoux. Recroquevillé, laissé seul avec ses tristes pensées, il médite. Son estomac gronde, mais il ignore cet appel qui vient du plus profond de ses entrailles. Lentement, il déplie son long corps et se dirige directement vers son placard. Il en sort une chemise, un pantalon, un caleçon. Il s’habille et sort rapidement. Il est tellement pressé de la revoir, qu’il oublie d’embrasser sa mère avant de partir. Après un petit temps de trajet, il monte dans la rame et se pose près de la porte, avisé et patient, comme un enfant de huit ans auquel on a dit d’être sage jusqu’à l’arrivée de sa maman. Il ferme les yeux et patiente, judicieusement. Il imagine plein de choses ; comme sa vie future avec cette femme. Son corps nu, le matin, près de lui, dans les draps froissés. Sa peau douce et parfumée d’une pointe d’orange. Ses longs cheveux cuirassés décoiffés, et son regard embrumé par la courte nuit, le souffle endormi, la fragrance et la chaleur du sommeil qui éprend encore son épiderme. Oui, elle devait être si parfaite. Elle l’est, il n’en a aucun doute. Il ouvre à nouveau ses deux paupières et sous son regard la crinière rouge en cascade se présente à lui. Debout près de la fenêtre, de dos comme à son habitude. Elle se tient droite, gracieuse et élégante tel un aigle. Sans ciller, il la regarde, la contemple. Il a décidé de ne pas se mouvoir, ce matin. Il n’est pas prêt à encaisser une déception de plus, il n’est pas prêt à subir une nouvelle disparition de sa part. Jouait-elle avec lui ? L’avait-t-elle remarqué ? Plein de questions se bouscule dans la tête d’Alex. Il respire d’un souffle court, comme arraché à la réalité. Sans bouger, il la regarde, la dévore, la déshabille et l’enlace de ses pupilles. Il referme les yeux et le temps de quelques minutes, la silhouette a disparu. Une fois de plus. Il ouvre les yeux, et blâme l’espace du wagon vide, où elle se tenait il y a quelques instants.

Des jours ont passé, les semaines se sont alignées. Il ne sort plus. Il ne veut plus rien faire. Il demeure allongé sur son lit, les bras le long du corps, et la tête enfoncée dans son oreiller. Les rideaux clos, il se crée chaque aube une nouvelle nuit. Seul, il écoute son disque favori de Chopin. Au rythme des pianos, il s’imagine sa vie. Ce n’est plus possible, se dit-il, rêver n’est pas vivre. Pris d’un sentiment de courage, il s’élance à travers sa chambre, attrape un pantalon et une chemise, s’habille trop vite, à tel point que les boutons de sa chemise ne sont pas alignés, que son pantalon est mal refermé. Sa crinière noire de jais est mal peignée, son visage, attaqué par les cernes, ressemble à celui de Nosfératus, avec le même teint blafard. L’air déboussolé, il s’avance vers le quai de métro. Tous les regards se retournent sur lui, les murmures s’élèvent, les femmes semblent consternées par cette allure, les hommes se moquent ouvertement devant son visage d’homme perdu. On dirait un animal abandonné, laissé seul au milieu d’une forêt envahie par des prédateurs sans nom, aux crocs acérés et aux cris stridents. Les yeux grands ouverts, il monte dans le wagon et s’assoit péniblement. Il ne bouge pas et attend. D’un geste, il se relève et se plante là où son rêve se tient debout habituellement. Il ne bouge pas et attend qu’elle monte. Il ne bouge pas et attend calmement. Des minutes se déroulent lentement, il a l’impression qu’un sablier énorme est près de lui et que chaque grain de sable prend une éternité pour rejoindre les précédents qui s’accumulent en bas.

Et d’un coup, le rêve se produit. Il aperçoit une femme entrer dans le métro. Une femme aux longs cheveux rouges. Mais il s’en fiche, il s’avance d’un pas décidé, pose sa main droite sur l’épaule de sa poupée et lui adresse le plus beau des sourires. Franc, honnête et amoureux, il soupire un timide « bonjour » et attend sagement la réponse. Son cœur palpite, mais la scène lui semble être un long moment de bonheur. La femme se retourne surprise et interroge du regard Alex. Profitant de ce moment, ce dernier lui vole un baiser appuyé. Le goût de ses lèvres est différent de celui qu’il avait imaginé, son odeur n’est pas la même, son parfum ne colle pas du tout à son souvenir. Un coup de fouet, une souffrance sans pareil le ramène à la réalité. La claque qu’il vient de recevoir lui fait ouvrir les yeux et la femme devant lui n’a pas les cheveux rouges mais bruns. Il se recule abasourdi, il balbutie quelques excuses mais trop tard, la femme est en train de téléphoner, les larmes aux yeux et la voix chancelante. Que se passe-t-il ? Pourquoi pleure-t-elle ? Qu’ai-je fait ? Les questions se bousculent une fois de plus dans son esprit. Il est troublé. Il sort à la première station et se met à courir dans les rues de Paris. Ce matin-là, il pleuvait. Il court, il court sans vraiment savoir où il va. Chaque pas est un violent coup de mâchoires sur ses mollets. Le sang lui bat aux tempes, il a peur. Comme un animal qu’on chasse. Il entend derrière lui des sirènes, comme dans son enfance. Il ferme les yeux un instant comme pour se remémorer sa jeunesse. Ils viennent pour les voisins. Il sillonne les trottoirs parisiens, fréquentés. Des belles femmes blondes aux longues jambes, aux manteaux de fourrure, aux bijoux hors de prix sont aux bras d’hommes en costumes élégants, une montre en or massif dont l’aiguille elle-même est en diamant. Derrière ces couples, des jeunes. Des jeunes effarouchées, tantôt avec des dreadlocks, tantôt avec les cheveux collés aux visages. Tous les visages se broient dans son âme. Alex court. Ce matin-là, il pleuvait. Il n’en peut plus, il veut s’arrêter, il veut s’écrouler et mourir sur le pavé, au milieu de la foule. Mais trop tard, des bras l’enserrent, et l’arrêtent dans sa folle course. Des bras forts et musclés, puis des voix. Puis un silence. Le brouillard. Brouillon. Sa vision se trouble, son souffle se perd au sein des cris, les odeurs de Paris lui irritent les narines, il ne sent plus rien. Il se débat, tente de partir mais soudain, une décharge électrique parcourt son corps entier. Il ressent chacun de ses muscles s’endolorir. Il finit son combat sur le parvis, cinq policiers autour de lui, il n’a même pas le temps de relever la tête, qu’il voit de longs fils reliés sa cage thoracique à un pistolet, tenu par un policier hésitant.

Douleur.

Asphyxie.

Néant.

Pendant son coma, Alex s’imagine contre celle qu’il aime. Il repense à cette femme qu’il a embrassée dans le métro. Et l’image de son premier baiser lui revient en tête. Adolescent, le visage plein de boutons et rougie par les crèmes, contre une jeune de son âge, brune elle-aussi et aux yeux d’un bleu épanouissant. La sensation procurée par ce baiser lui revint dans la bouche, et un goût sucré remplit son esprit. Calme, serein et tranquille par ce vide complet qui subsiste dans son essence. Les cheveux rouges. Ce parfum. Cette obsession lui revient en tête. Il l’a dans la peau, il l’a dans la tête. Il n’en peut plus, il veut la voir. Il ne veut qu’elle. D’un coup, il entend un bip régulier, puis sa propre respiration. Une odeur de caoutchouc a remplacé celle de la béatitude. Il ouvre ses yeux doucement, sa vision encore floue. Au fur et à mesure qu’elle redevient nette, il perçoit des murs d’une blancheur douteuse, une perfusion, devant lui son long corps sous des draps immaculés. Pris d’un sursaut de peur, il tente de s’asseoir dans son lit, mais une douleur au crâne est si intense que son cerveau lui ordonne de rester allongé. Il veut sortir, il veut partir. Où est-il ? Un bruit de porte qui s’ouvre puis une nouvelle voix s’élève. La voix d’une femme. En effet, une infirmière arrive devant son lit, dévisage Alex et sourit d’un air aimable, distant. Elle prend sa tension, vérifie sa perfusion et compte le nombre de doigts de pieds qu’il possède. Tout est en règle. Cinq orteils par pieds, ça devrait aller, il va s’en sortir. Tandis qu’elle se penche sur lui, il arrive à bafouiller quelques questions concernant le lieu dans lequel il se trouve. Elle prend un air étonné puis une grimace se forme sur son visage, une sorte de sourire, devine-t-il. Elle murmure un « Bienvenue à Asylum, mon cher » et s’en va d’un pas joyeux. Asylum. Asylum. Une sorte de jeu de mots avec asile. Un asile. Il est dans un asile. De fous. Ce nom lui dit quelque chose. Mais à peine réfléchit-il sur ce lieu, qu’une violente douleur le prend. Le bip devient irrégulier. Son souffle se saccade. Une équipe de jeunes infirmiers en blouse blanche arrive, Alex se débat, il veut fuir, ces gens l’effraient. Une souffrance minime l’assaillit au niveau du bras, il regarde l’auteur de sa douleur et une seringue lui apparaît. Un serrement de dents. Puis la béatitude forcée. Avant de sombrer, il a eu le temps d’envoyer un beau coup de poings dans le nez d’un des infirmiers en ânonnant « Lâche-moi, connard. J’ai peur ». Pendant son coma, il ne peut s’empêcher de repenser à la vue de son visage ensanglanté, du sang sur ses phalanges. Comme une vengeance à tout le mal qu’ils leur font. Brouillard. La morphine se libère en lui pour finir par l’endormir complètement.

Les jours se passent, la monotonie s’installe et détruit peu à peu Alex. Quelques jours après son admission, Alex ne vit plus normalement. Tant qu’un psychologue ne sera pas présent, il doit rester dans l’enceinte médicale. La vie là-bas est intenable. Il mange en compagnie de schizophrènes, son ami est paranoïaque et la plupart des infirmiers sont bossus, leurs blouses salies avec un regard blême qu’ils n’arrivent jamais à se retirer. Alex était effrayé au début, maintenant, il est habitué. Maintenant, il ne sourit plus, il reste là, spectateur de chaque fait et geste. Les deux premiers jours, il frappait quiconque osait s’approcher de lui. La même phrase à la bouche, disaient les médecins. Il est fou, c’est insensé répliquaient-ils. Cette après-midi-là, il était allongé sur son lit, les yeux rivés sur le plafond. Asylum n’avait rien d’un hôpital psychiatrique normal. Les murs étaient foncés par la crasse : les odeurs d’urine et d’excréments des autres résidants imprégnaient les murs, les chambres ressemblaient davantage à des cellules de prison plutôt qu’à des pièces réservées aux malades. Dans le couloir, on ne s’entendait jamais. Les cris de ses congénères résonnaient, le mot « lobotomie » était sur toutes les lèvres des infirmiers, les femmes présentes étaient vêtues de hardes, les hommes tentaient à chaque fois de se pendre dans leur cellule grisâtre. Un enfer d’humains. Une sorte d’usine à fous. Un asile malsain. L’odeur de la mort y règne, la peur a pris une place considérable dans le cœur des patients. Tandis qu’il repensait à l’horreur dans laquelle il était plongé, Alex entendit des cris. Encore. Puis des pas. La porte s’ouvre sur un homme, sec et longiligne comme une brindille. Il porte des lunettes rondes, masquant ses yeux pâles, une moustache fourni et sur son crâne dégarni, quelques cheveux bruns persistent. Le médecin s’avance et fixe Alex, un sourire aux lèvres. Ce sourire se veut rassurant, mais il n’est qu’angoissant. Un murmure, un souffle, Alex se redresse et s’assoit sur son lit. Las, le docteur se poste devant lui et ne bouge pas. Son haleine envahit les narines d’Alex. Une odeur âcre, amère et désagréable. Silence.

- Je suis le docteur Angus Insanis. Enchanté de te connaître, Alexandre. Je serai ton psychiatre pour les quelques semaines à venir. Tu dois tout me raconter, tout me dire. N’aies crainte, je ne répéterai rien à personne. Nous sommes seuls. Toi et moi. Personne d’autres.

Sa voix est dure, grave et inquiétante. Cette proximité imposée à Alex le laisse de marbre, il se recule et demande d’une voix chancelante le pourquoi de son internement, ici.

- Ecoute, tu es à l’Asylum. Un hôpital plein de gentilles personnes qui ne veulent que ton bien. Tu as été interné pour hallucinations. Tu as embrassé une femme dans le métro, tu as tenté de l’agresser sexuellement, Alex. Ensuite, tu as frappé plusieurs policiers et enfin mes collègues.

A ces mots, il blanchit instantanément. Il n’a jamais voulu faire de mal à qui que ce soit. Il n’a pas le temps de nier que le docteur Insanis repart de plus bel.

- Tu as trente ans, n’est-ce pas ? Oui. Tu es donc sensible à la psychose hallucinatoire. T’avons-nous donné des comprimés contre l’anxiété ? Vu tes yeux, je dirais que non. Je suis là pour t’écouter, puis envisager une solution avec toi.

Malgré sa fausse rassurance, Alex sent que ce docteur n’est pas comme les autres. Sage, il se laisse faire. Il se rallonge, regarde le plafond, rejoint ses mains sur son abdomen et commence à parler de cette fille aux longs cheveux rouges, de cette sensation qu’il avait éprouvé en la voyant, de ces rêves chaotiques. Il n’entend plus le docteur, il ne voit que cette femme, nue devant lui. Il ne veut qu’elle. Il prie à moitié pour que tout cela ne soit qu’un rêve, un stupide cauchemar. Il se réveillera et se hâtera d’aller voir sa mère. Sa mère. D’un coup, l’idée que sa mère soit seule chez lui, malade et faible lui revient en tête. Il se redresse violemment, se lève et court à travers le couloir sans dire quoique ce soit. Sa maman. Sa chère maman. Il doit la sauver. Il est persuadé qu’elle est en danger, alors il va la sauver. Un cri d’alerte retentit dans le grand couloir blanc. Toutes les portes sont fermées, les murs sont toujours aussi impurs, quelques taches de sang parsèment allègrement quelques parois de ce long et froid boyau de pierre. Alex entend des pas, il voit la porte de sortie se rapprocher au fur et à mesure de sa course mais d’un coup, des bras l’enserrent une fois de plus. Le visage d’Angus Insanis lui réapparaît, une seringue de nouveau puis la même douleur que la dernière fois. Puis le vide. Le néant, le silence, le brouillard, le noir absolu.

Plus tard, il se réveille dans sa chambre habituelle. Une fois de plus, la morphine circule dans ses veines, encore une fois, Alex se retrouve impuissant et faible. Il se relève et une démangeaison le gène au niveau de son poignet. Il tente de se gratter mais une force inconnue l’empêche de bouger ses bras. Après de vaines tentatives, il baisse les yeux et découvre que ses deux bras sont reliés dans son dos. Une camisole tâchée d’urine et de sang encercle son corps. La rage l’envahit, il hurle jusqu’à s’en décrocher les poumons. « Foutez-moi la paix. Partez. Détachez-moi. Vous êtes fous, vous ! Pas moi ! ». Les phrases défilent dans son esprit sans pouvoir se faire entendre. Une larme perle sur sa joue, creusant un sillon entre la saleté accumulée sur sa peau. Il n’en peut plus. Il veut partir, sortir. L’odeur âcre lui irrite les canaux respiratoires, l’humiliation le ronge. Un nouveau bruit. La porte, à nouveau. Insanis rentre d’un pas lent, le visage encore plus pâle que d’habitude. Il se pose à côté d’Alex et prononce de sa voix malsaine, tout comme son nom :

- Je ne suis pas fier de toi, Alex. Là, calme-toi, c’est fini. Nous t’aidons. Nous sommes là pour toi. Cette femme aux cheveux rouges t’a rendu visite ? Que se passe-t-il ? Pourquoi es-tu si tracassé ? Et cette fuite, tu nous l’expliques comment ?

Pendant son interrogatoire, il porte la main à son visage, il dégage ses lunettes et se rapproche d’Alex, la puanteur de son haleine se mêlant à celle de la camisole.

- Tu vois cette belle ecchymose ? Tu me l’as fait quand je voulais te prendre contre moi pour te calmer. Tu es dangereux. Tu hallucines, tu as peur de tout, continuellement. Tu es irrécupérable. J’ai pris rendez-vous avec un médecin bien spécial. Il arrive dans une heure. Tu seras libéré après sa visite, je te le promets, Alex.

Sa tirade terminée, Alex le fixe d’un regard apeuré. Un médecin spécial ? Soulagé ? Non. Non. Impossible. Il se rassoit doucement dans son lit, et son regard se pose sur le miroir, juste en face de son lit. Dans le reflet, il voit un homme. Un homme au crâne rasé, anciennement garni de beaux cheveux noirs. Un corps famélique et amaigri par la souffrance, un corps maintenu par une camisole à la couleur jaune et rouge, son regard est éteint, la flamme de la vie ne flamboie plus dans son âme. Alex a perdu du poids, Alex a perdu de sa vie. Il l’ignore, mais intérieurement, il est déjà mort. Visiblement choqué par cette image de lui, il se détourne, regarde le docteur et soupire.

- Tu ne parles jamais. Ça pourrait t’aider, tu le sais.

Il n’affronte pas le regard accusateur du docteur, il lâche prise et une étrange chaleur enveloppe son échine. Une larme de plus sur sa joue. Son expression terne se renferme encore plus, il dépose doucement sa tête sur l’oreiller à peine plus épais que sa main et ferme les yeux. Pris d’un spasme de tristesse, il se met à pleurer comme un enfant. Le docteur Insanis ne réagit pas, il l’observe en pinçant ses lèvres fines et anhydres. Torturé, il se tortille de douleur, sentant son esprit partir pour de bon. Il sanglote, il pleure, il hurle, il souffre. Il entend des pas, et ses gémissements se taisent, attentif. Non, pas encore de la morphine. Il ne veut plus de piqûres. Un homme blond entre, en blouse blanche comme Insanis. Il ne porte pas de lunettes, mais une canne le supporte. En se présentant à Alex, ce dernier aperçoit son dos courbé, sa colonne vertébrale ressortant à travers sa longue robe de médecin. Il sert les dents, ferme les yeux et écoute les présentations. Docteur Albus Cerebrum, médecin spécialisé en lobotomie. Non-déclaré à l’Etat. Cerebrum et Insanis parlent ensemble du prix de la lobotomie. Alex ne fait qu’écouter, il sent son âme partir, effrayée. D’un coup, un bras le prend par les épaules et le fait marcher. Les yeux toujours clos, Alex se laisse faire, marchant là où bon semble aux médecins. Il sent la moiteur de l’air du couloir lui frapper de plein fouet le visage, il traverse la multitude de cris puis une lourde porte s’ouvre, l’odeur dedans est semblable à celle d’un hangar isolé depuis une vingtaine d’années. Infâme, Alex se fait asseoir dans une chaise en bois, puis il sent des liens enserrer ses poignets, puis ses chevilles. On bascule sa tête en arrière et le silence s’installe après avoir entendu la porte se refermer. Alex ose enfin ouvrir les yeux, et il découvre une pièce à peine plus grande que son ancienne chambre. Des meubles sont entreposés, dessus, des instruments contondants règnent en maître. Un couteau, une hache de boucher, des seringues en vrac, des flacons portant des noms latins, et juste au milieu, préparé avec soin, posé sur une fine feuille de papier : un pic très mince. Alex balaye de son regard la salle et ne voit aucun des médecins. Il soupire et la fragrance de la mort vient se lover contre lui. La Faucheuse, amie, semble caresser du bout de ses doigts squelettiques sa joue sale. Les larmes coulent encore, son cœur palpite, ses genoux tremblent et il sent ses poumons se remplir et se vider d’air irrégulièrement. Un bruit. Il regarde vers le seuil, et il perçoit la silhouette du docteur Insanis. Ce dernier s’approche, considère longuement la chaise en bois puis Alex dessus, il sourit d’un air niais, presque sadique.

- Tu aurais dû m’écouter, Alex. Tu aurais dû te laisser faire. Mais bon. Tant pis. Au moins, j’aurais accompli mon devoir : celui de te libérer de tes démons.

Il tente de se débattre, Alex veut partir. Mais rien n’y fait, il est prisonnier. Insanis se rapproche encore, et se penche. Contemplant le visage effrayé d’Alex, il fait une moue : semblable à un sourire. Il a l’air de particulièrement apprécier ce spectacle. La sueur coule sur le front d’Alex, la peur lui saisit la gorge. Tuez-moi. L’autre docteur surgit de la pénombre, un masque de chirurgien sur le nez, le pic très mince dans la main. Au bout du pic, il peut voir une braise incandescente. Cerebrum a chauffé le bout de métal avant de venir jusqu’à lui. Il s’avance, il s’incline sur le corps d’Alex et sourit. Un murmure, puis il lève la main et place la pointe de l’aiguille entre ses deux yeux. C’est fini. Adieu la vie. Adieu. Alex plonge ses pupilles dans le regard du docteur. Appliqué, ce dernier fixe avec considération le crâne de son patient. Il redresse le petit marteau argenté au-dessus de l’aiguillon et rebaisse sa main rapidement.

Douleur.

Brouillon.

Noir.

La promesse d’apaisement du docteur n’était qu’une affabulation conçue pour rassurer la personne visée. Alex ne ressent qu’une immense douleur. Il rouvre les yeux, mais découvre l’un des deux médecins au sol, un pied de table aiguisé planté dans leur dos. Un homme rentre dans la pièce, un homme vêtu d’une chemise grisâtre. Cet homme, il a déjà parlé avec. Il le connaît. C’est un schizophrène. Son « double » l’ordonne de sauver ses congénères mais sa réelle personnalité l’en empêche. Alex sent une nouvelle larme de soulagement lui traverser la joue. Le schizophrène s’avance, le détache et part en courant, en riant de bon cœur pour finir par sortir, libre. La raison de sa liberté échappe encore à Alex, mais sa vie est sauvée. Il se hisse difficilement sur ses pieds, considère longuement la camisole par terre, puis enjambe le corps du docteur Cerebrum. Alex court vers sa chambre, attrape un long manteau noir et se glisse dehors. La lumière du soleil qui se couche l’aveugle directement, cela faisait bien un an qu’il n’avait pas vu cette douce clarté. Il court à en perdre haleine, il est tard. Après un bon moment de course, il se retrouve dans une rue sombre de Paris, à quelques pas de son appartement. Sur le chemin, il voit une paire de bottes en caoutchouc. Pieds nus, il les attrape et les enfile sans rien demander.

La nuit avait étendu sur le monde son noir manteau depuis maintenant quelques heures. Les rayons de la lune semblaient durs et surtout sans pitié. Le sol était humide, crasseux et jonché de cadavres de bouteilles vides. Dans les rues d’une petite ville près de Paris, aucun bruit, aucun hurlement, le grondement du vent ne se faisait plus entendre, le bourdonnement des insectes n'existaient plus, les craquements des os des gens étaient étouffés, les gazouillis quotidiens des oiseaux n'était plus audibles, même le ronflement des humains ne pouvait troubler le mutisme dans lequel l'endroit se renfermait. A la lueur d’un lampadaire dont la lumière éclairait faiblement un petit bout de trottoir, une silhouette sombre se tient debout, calfeutré dans un long manteau, chaussé de bottes imperméables et résistantes à l’eau que l’on trouve dans les magasins spécialisés pour le sport et la randonnée. Il semble attendre, presque mort là, debout mais la buée sortant de ses lèvres prouve qu’il n’est pas décédé. L’air froid rentrant dans sa gorge parait être une boule pleine d’épines qu’il avale et recrache régulièrement, la douleur serrant son cœur le force à rebrousser chemin. Les yeux rivés sur ses pieds, comme pour esquiver les bouteilles, cherchent dans l’obscurité une ombre familière, un parfum connu ou même une voix apaisante. Mais rien. Juste la sécheresse du silence. Juste un mutisme presque parfait. Après quelques minutes de marche, il rentre dans un petit appartement assombri par les ténèbres nocturnes. Il se déchausse, enlève son manteau et retire la chemise grise qu’il portait, offrant une vue sur son corps famélique. La colonne vertébrale visible, ses côtes perceptibles ainsi que ses hanches distinctes ; une maigreur à couper le souffle. L’homme se redresse devant un miroir, et se contemple. Crâne rasé, le regard vitreux et la bouche sèche. Entre ses deux yeux, un point de sang encore ouvert trône fièrement. Dans sa tête, de douloureuses images dansent entre elles. Dans ses yeux, le reflet d’un homme fou, d’un homme atteint de psychose hallucinatoire.

  • En lisant ce texte, je me demande si la douleur du fou n'est pas le regard de celui/celle qui l'observe. Lui me semble vidé de la capacité à ressentir sa propre souffrance. Nous pouvons t'en vouloir et te remercier de nous la transmettre, pour que dans notre regard, il reste sensible.

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    Catfish Tomei

    • Je te remercie de ce commentaire, qui me touche énormément.

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Headlesspeaceandlove

      chess

  • Merci bien, mon cher

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Headlesspeaceandlove

    chess

  • J'ai bien aimé.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    5023283 7500212

    hvm

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