Au bar sans nom

christinej

“Au bar sans nom“, c'est en même temps original et pathétique. Tout en continuant à penser à l‘intitulé du lieu, qui tout compte fait est ridicule, il pousse la porte de l'établissement. Quelques clients sont affalés au bar, d'autres sont parsemés ici et là dans la salle. Une lumière tamisée noie la fumée des cigarettes, ce qui lui convient tout à fait. Le bruit d'une télé allumée, crachotant des informations dont tout le monde se fout, parasite le silence. Derrière le bar se trouve un homme sans âge, les cheveux grisonnants, le visage marqué par de fines rides, une barbe soigneusement taillée. Il décide de s'assoir sur un de ses perchoirs vissés près du zinc. Les yeux bleus, perçants, du barman se plantent droit dans les siens.

- qu'est-ce que je vous sers?

- un double scotch… et puis non, filez moi la bouteille.

- dure journée?

- si c'était seulement la journée.

En attendant sa boisson, il relève la tête sans but précis, c'est là qu'il croise son regard. Un regard fatigué, usé près à céder. Sa peau est d'un gris malade, il se dit qu'il manque de vitamines certainement. Cela le fait sourire, un sourire sans joie, minable, moqueur. Ses cheveux, toujours noirs ébènes, semblent avoir abandonné toutes idées d'être un jour coiffés correctement. Ses mains usées par son travail, attrapent un verre, il se serre une première lampée qu'il avale cul-sec. Ça ne lui fait même pas du bien, ça le brule, le picote. Le liquide qui lui graisse l'intérieur est corrosif, mais pour lui, ce n'est pas suffisant.

Il jette un coup d'œil aux images qui défilent dans la petite boite qui bourdonne. Il y voit des accidents, des guerres, des catastrophes, plus personne ne fait attention à ça, c'est devenu banal, voila son constat sur le monde d'aujourd'hui. Et puis comme si c'était tout à fait normal de passer d'un accident tragique sur une nationale, on vous balance à coup de cœurs, de rouges, de fleurs c'est la Saint Valentin, la fête des amoureux….blablabla….

Il sent la nausée monter en lui, il en a marre de cette fête de merde. Si vous êtes amoureux vous n'avez pas besoin d'une journée spéciale pour le prouver. C'est tout les jours qu'il faut distiller l'amour, par petites touches d'attentions, par une caresse, un compliment, un cadeau de temps en temps. Mais ça là, tout ce débordement médiatique pour une fête qui n'est que commerciale, mièvre, merdeuse, ça le met en colère.

Un verre, puis deux, trois, il essaie de s'enivrer pour oublier aujourd'hui, et tout ces couples qui s'embrassent, qui s'offrent des bouquets de fleurs, tout ce fatras pseudo-romantique à la con. Mais ce qu'il l'enrage encore plus c'est le mouflet boudiné, nu comme un ver avec des ailes dans le dos qui l‘irrite le plus. Il aimerait bien mettre la main sur le connard qui a décidé d'utiliser cet angelot pour représenter Cupidon. Non mais franchement, on aurait au dessus de nos têtes un morveux avec un arc, nous tirant dessus pour que l'on tombe amoureux. Décidément trop c'est trop.

L'alcool commence à peine à le réchauffer, quand un couple, se bouffant la face, rentre dans le bar, commande une bouteille de champ s'assoie juste derrière lui. Le bruit de succion de leurs baisers baveux, se colle à son oreille et y bourdonne comme un moustique désagréable. Il ne veut pas se fâcher, il ne veut pas d'histoire, il veut boire et oublier pour un temps. Mais leur rire, les “je t'aime mamour”. “moi aussi” répété comme un disque rayé, à raison de sa patience. Il attrape le sceau de glace contenant leur bouteille et la déverse sur eux.

- c'est comme ca que l'on fait pour décoller deux abrutis, non?

- non mais ça va pas?

- non ça va pas. Mais regardez vous, un peu de décence, de tenue, on n'est pas dans un bordel ou dans votre chambre d'hôtel…

- hé doucement, mon vieux, c'est la Saint Valentin today et puis vous savez Cupidon a décoché sa flèche..et voila….quoi, c‘est l‘amouuuur.

- Cupidon a décoché sa flèche, mais quel ramassis de conneries. Cupidon il a pas d'arc, c'est pas un bouffon en couche culotte. Il passe près des gens, il regarde dans leur cœur, y voit leur couleur, leur fragilité, leur attente. Parfois les cœurs sont inconstant et il a du mal à voir clair, il fait des erreur, mais quand il entend que deux cœurs résonnent, chantent et vibrent sur la même note d'amour, il pose sa main sur leur cœur et les relie par un fil de soie. Vous savez comment c'est rare de voir le vrai amour, de le sentir battre, naitre, éclore. Aujourd'hui il n'y en à presque plus de cet amour pur. Les gens sont trop pressés d'aimer, ils se jettent sur n'importe qui et n‘importe quoi. Je fais de mon mieux, mais l'amour s'amenuise dans le cœur des hommes.

- écoutez monsieur, on veut pas d'ennuis, ok…

- je…

Trop de larmes brouillent ses mots il ne les retrouve plus, il est submergé tout simplement par la tristesse.

Il sent une main qui se pose sur son épaule, chaude, douce, apaisante. On l'entraine à l'écart dans une autre salle baignée de lumière et de calme. Sur une table fume un café donc l'arome embaume divinement.

- je pense que tu as besoin de te reposer Cupi.

Il n'est sur de comprendre qui s'adresse à lui de la sorte.

Le barmaid est là devant lui serein, mais….

- c'est vous? Mais…je ne comprends pas…

- tout le monde a le droit de prendre des vacances, non? Et tu avais besoin d'un endroit où te poser quelque temps. Il ne faut pas leur en vouloir, tu sais, se sont encore des enfants bien trop pressés de grandir. Allez, bois ce café.

- et après?

Mais il n'a pas reçu de réponse à sa question. De toute façon c'était à lui de décider ce qu'il allait faire après.

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