Au carrefour
Haillons
La Blue Note fonce à travers la nuit, ses phares découvrant les longues silhouettes fantomatiques grises d'arbres décharnés. Elle dévale les kilomètres, les bandes blanches comme avalées par la machinerie vorace du véhicule. Miles Murphy conduit d'une main sûre ; de l'autre, il joue avec le bouton de la radio. Il l'arrête lorsqu'une voix plaintive venue de champs de coton ancestraux s'élève dans l'air. Il entrouvre la fenêtre. La voiture continue d'avaler les kilomètres.
Il roule depuis cinq heures en direction de l'est. Il est parti en début de soirée, quand les premiers réverbères jetaient des flaques de lumière pisseuses sur les trottoirs. Quand l'air gris et froid se faisait plus tenace, et que les gens fermaient leurs volets pour garder le Diable hors de chez eux. Il ne sait pas où il va, mais il sait qu'il doit changer d'air. Sa dernière enquête est celle de trop.
Sa cigarette fait des allers-retours entre ses lèvres gercées et la fenêtre à demie-ouverte. Les cendres sont balayées par le bitume et dévorées par l'obscurité. Il pousse le volume un peu plus fort. Comment tout avait-il pu dégénérer à ce point ? Il ne voit pas encore clairement le moment où tout a basculé, celui qui a conduit Eva à sauter par la fenêtre du bureau. De son bureau. Il accélère un peu. Il n'arrive plus à penser clairement, il a trop répété l'histoire dans sa tête. Pour le moment il veut juste mettre de la distance entre lui et le cadavre d'Eva. Il sait qu'il est lâche alors il saisit la bouteille de whisky près du levier de vitesse et boit une gorgée.
Il doit avoir traversé deux Etats depuis qu'il est parti. Partout, il voit les ravages de la Grande Submersion ; villages fantômes, champs stériles, carcasses de véhicules et fermes abandonnées. Personne ne prend plus cette route depuis des années parce qu'ici les eaux destructrices n'ont rien laissé, excepté pour des communautés d'illuminés qui tentent de retrouver un lien avec la nature après ce qu'ils considèrent comme un châtiment divin.
Il donne un brusque coup de volant pour esquiver un amoncellement de pneus au milieu de la route. La bouteille de whisky valdingue sous le siège passager et Murphy pousse un grognement. Impossible de l'attraper en conduisant maintenant. Et d'ailleurs, quand il y repense, n'avait-il pas mis Eva en garde contre ce qu'il risquait de découvrir ? Il le lui avait dit plusieurs fois, mais chaque fois elle avait semblé suffisamment forte pour faire face. Puis quand il avait découvert la vérité elle avait sauté par la fenêtre et s'était écrasée sept étages plus bas. Pourquoi cette foutue bouteille a-t-elle roulé sous le siège du mort ?
Son regard glisse sur le tableau bord, attiré par une lueur rouge clignotante ; le réservoir est presque vide, et il a dépassé la dernière station-service il y a presque une heure. Furtivement, il envisage de rester coincé ici, de rejoindre un de ces groupes de hippies et d'oublier totalement sa vie d'avant.
Ce n'est qu'une heure plus tard, pause pour récupérer la bouteille comprise, qu'il aperçoit une station à un carrefour : trois pompes rouillées plantées sous une lueur blafarde un peu en retrait de la route, une bâtisse à un étage aux vitres branlantes et une carcasse d'automobile à moitié enterrée dans les herbes folles. Un petit parking désert semble attendre la Blue Note depuis des années. De vieilles tâches d'huiles maculent encore le trottoir, quelques bouts de ferraille sont poussés par le vent du sud qui commence à se lever. Il est deux heures trente du matin sur la station-service désolée et le reste du monde.
Miles reste assis quelques minutes au volant après qu'il ait coupé le contact. Il regarde fixement les arbres qui s'élèvent derrière le petit bâtiment blanc sur lequel une pancarte en bois proclamant "Vous ne rêvez pas, nous sommes ouverts !" a été clouée. Son regard descend lentement sur les fenêtres du premier étage ; il lui semble voir de la lumière derrière les volets écaillés. Puis il remet le contact, avance lentement jusqu'aux pompes qui, à sa grande surprise, contiennent suffisamment d'essence pour lui permettre de faire le plein.
Un air de blues lui parvient alors qu'il est là, debout dans la lumière blanche à remplir son réservoir. Entêtant, lancinant, une guitare grattée jusqu'au sang par une âme damnée. La musique vient du premier étage, il l'entend plus clairement quand il traverse le parking pour entrer dans le bâtiment et payer.
Le rez-de-chaussée est plongé dans l'obscurité, il distingue les formes du comptoir et des rayonnages et cherche l'interrupteur à tâtons. L'ampoule grésille, clignote ; il voit un tiroir-caisse cadenassé, quelques boissons derrière une porte frigorifique, des articles divers accrochés par des clous sur des cloisons de métal. L'ampoule craque et explose, il fait noir à nouveau. Toujours lui parvient cet air de blues qui vient remplir l'obscurité et transformer les ombres de la station en spectres plaintifs.
Il bute contre un tabouret, se raccroche à une cloison rouillée en jurant. "Hello, il y a quelqu'un ?" lance-t-il en vain. Le musicien a dû voir ou entendre sa voiture, pourtant. A moins qu'il ne soit définitivement coupé du monde derrière ses volets écaillés... Un instant il songe à partir sans payer – ce ne serait pas la première fois – mais la curiosité l'emporte, il veut rencontrer ce mystérieux joueur de blues. Personne ne l'attend nulle part de toute manière, et sa bouteille de whisky gît vide sur la plage arrière...
En tâtonnant il parvient jusqu'au fond de la petite station-service et trouve une porte sur sa gauche. Elle donne sur un étroit escalier duquel les notes tombent et ricochent en cascade sur les marches de fer. "Well I followed her to the station... With a suitcase in my hand..." entonne le musicien d'une voix aigüe, haut perchée. Envoûté, Miles monte dans l'obscurité.
Il gravit lentement les quelques marches, ôte son chapeau lorsqu'il émerge dans une petite chambre emménagée sous les combles. Il voit d'abord une cuisinière rouillée, avec une petite casserole pleine de haricots ; puis un almanach vieux de deux ans, punaisé à une poutre ; ensuite une table de bois, avec une assiette sale, des couverts, une miche de pain et une bouteille de vin ; une commode dans un coin, avec une photo jaunie et une lampe de chevet qui projette des ombres sur les murs. La pièce sent la sciure et la sauce au poivre.
Au fond, sous une lucarne de toit et face aux volets clos, un homme noir habillé de noir – complet rayé, chapeau, bottines. Il joue de la guitare. La lumière de la lune descend doucement sur son chapeau de guingois ; de petites particules de poussière voltigent dans l'air au rythme des trois accords répétés inlassablement. "When the train left the station... It had two lights on behind..." Miles s'immobilise, fasciné par l'attaque stridente du bottleneck et la voix désespérée de celui qui voit sa fiancée partir.
Il reste là une minute, peut-être deux. Il ne sait pas si l'autre a remarqué sa présence. Puis, profitant d'un silence entre deux notes, il se racle distinctivement la gorge.
– Hum, excusez-moi de vous déranger, mais j'ai pris de l'essence en bas et je montais juste pour payer. Comme je n'ai trouvé personne à la caisse...
L'autre sursaute, son bras droit se relâche et se porte à son chapeau lorsqu'il se retourne à moitié sur sa chaise.
– Monsieur ? Excusez-moi, je ne vous avais pas entendu monter, dit-il avec un fort accent du Mississipi. Il se lève, déploie sa longue carcasse et pose sa guitare déglinguée contre le mur. Il avance tout sourire vers Miles, chapeau de travers et main tendue.
– Qu'est-ce que je peux faire pour vous ? Continue-il sans se départir de son sourire.
– Heu, hé bien j'ai fait le plein, je venais payer le carburant, et si vous aviez de la monnaie...
– Appelez-moi Robert.
– Et vous Miles.
A cet instant Miles se dit qu'il rêve, qu'il est remonté deux siècles avant la Grande Submersion, l'invention des androïdes, des voyages sur Jupiter et même de l'énergie nucléaire. Que dans ce monde Eva n'a jamais sauté par la fenêtre, qu'il n'y a pas de "Miles Murphy, Détective" et qu'il n'est pas en train de rouler dans la nuit jusqu'à ce que mort s'ensuive. Il sent pourtant distinctivement les lattes de bois disjointes sous ses pieds, l'odeur de sciure et la main de cet homme dans la sienne.
– ... quelque chose ?
– Pardon ?
– Je disais : est-ce que je peux vous offrir quelque chose ? Un verre de vin ? Les visiteurs sont rares par ici, alors si vous n'êtes pas pressé…
– Hé bien, vous auriez du whisky ?
– Ah, oui, ça du whisky j'en ai !
Réjoui, l'homme se retourne pour ouvrir un placard blanc au-dessus de la cuisinière et en extirper une bouteille sans étiquette.
– Du vrai de vrai celui-là ! Je le garde pour les grandes occasions. Tenez, prenez un verre et dites-moi ce qui vous amène ici, si vous n'êtes pas pressé.
Ils s'assoient. Miles pose son pardessus et son chapeau sur la rampe de l'escalier. L'autre tire une chaise en face de lui.
L'homme lui sert une rasade de whisky avant de remplir son propre verre et de l'avaler d'une traite. Miles se met soudain à tousser.
– Bon sang, mais qu'est-ce qu'il y a là-dedans ?
– Ah ça vous change de vos whiskys écossais je parie ? C'est du rye whisky comme on en fait plus ! Vous sentez les herbes, les épices ? Il est sec comme un jour de calvaire sous le soleil ! Qu'est-ce que vous buvez vous d'habitude ?
– Johnnie Lawson, c'est pas mal et pas trop cher...
– Ah, j'en étais sûr ! C'est bien, mais pour un type comme vous, c'est ce genre de whisky qu'il vous faut. Dommage qu'on en trouve plus beaucoup maintenant. Et vous faites quoi dans la vie, l'ami ?
– Je suis détective privé.
– Détective privé ? Il siffle entre ses dents. Wahou, heureusement que ça existait pas à mon époque, sinon j'aurais eu des ennuis... Vous voyez de quoi je veux causer ? Tout sourire, il fait un clin d'oeil à Murphy.
– Les femmes ? Tout à coup il repense à Eva.
– Tout juste ! J'aurais eu des sacrés emmerdes... Enfin au final, c'est quand même ce qui a eu ma peau...
– Pardon ?
– Rien, rien. Et qu'est-ce qui vous amène par ici ? Ça m'étonnerait que ça soit une femme ahah !
– Ah, détrompez-vous...
L'homme hausse un sourcil d'un oeil comique avant de se servir à nouveau.
– Ça commence à devenir intéressant dites-donc, racontez-moi !
– Je ne suis pas sûr que...
– Hé mon gars il fait nuit noire, t'es paumé ici avec un type encore plus noir à déguster une boisson que t'as jamais vu de ta vie. Tu vas quand même pas me faire le coup non ?
Miles se passe la main sur le visage, se frotte les yeux, soupire. Il ne sait pas s'il rêve ou s'il est éveillé, mais en tout cas il se sent extrêmement fatigué. Il fait tournoyer le whisky jaune pâle dans son verre quelques secondes. Après tout...
Son interlocuteur, lui, a pris un air pénétré.
– Vous, vous avez envie de mettre de la distance avec quelque chose de mauvais. J'ai vu ce regard-là cent fois chez des types qui étaient encore plus mal en point que vous. J'me trompe ?
– Non, vous avez raison. J'ai... il y a une femme, enfin il y avait une femme... Eva. J'étais censé la protéger mais elle a sauté par ma fenêtre et s'est écrasée sur le trottoir.
Murphy se racle la gorge, le regard fixé sur la photo posée sur la commode, sous la lampe. Il ne voit pas bien ce qu'elle représente car elle est très vieille.
– Oh, Jésus. L'homme se renfonce dans son siège, l'air sincèrement désolé.
– Jésus n'y peut pas grand-chose. Comme il n'a pas pu faire grand-chose quand il y a eu toutes ces foutues inondations un peu partout sur la planète.
– Ca c'est autre chose, je pense. Pour moi c'est comme un châtiment divin pour toutes les conneries qu'on a fait vous voyez. Mais la fille, pourquoi elle a sauté par la fenêtre ?
– Un sale type la faisait chanter. Elle avait eu une aventure avec lui, et comme elle avait pas mal d'argent... le genre haute bourgeoisie alors que lui n'était qu'un pauvre type, vous voyez... Il la menaçait de tout raconter à ses parents, à la presse, ça aurait causé des problèmes... Bref elle m'avait engagé pour que je règle le problème.
L'autre hausse un sourcil inquisiteur, toujours enfoncé dans sa chaise en bois. Il a croisé les bras sur sa poitrine et, l'oeil brillant, semble captivé par ce qu'a commencé à lui raconter Murphy.
– Et en plus de ça c'était un pauv' type noir, je présume ?
– Oui. Mais ce n'était pas ça le problème. C'était vraiment qu'il était... c'était un camé, le genre incurable. Elle allait descendre aux Enfers avec lui. Et puis, de toute façon elle était noire aussi. C'est pas ça le problème.
– Hum-hum. Robert pose ses deux bras sur la table, mains jointes. Il semble maintenant sceptique.
– Je vous ressers un verre ?
– Non, je crois que ça va aller. Je vais partir maintenant. Il faut que je... réfléchisse à tout ça.
– Vous êtes sûr ? Vous avez bu, il fait nuit et vous avez beaucoup conduit.
Murphy se lève lentement de sa chaise en saisissant son pardessus et son chapeau.
– Vous en faites pas pour moi.
Puis, sans trop savoir pourquoi, il ajoute :
– Je ne pense pas que cette soirée doive se finir par un accident.
L'autre lui jette un regard amusé alors qu'il se lève aussi. Murphy reprend.
– Combien est-ce que je vous dois d'ailleurs, pour l'essence ?
– Oh, hé bien... l'homme se gratte la tête. Donnez-moi vingt tout rond, je pense que ça devrait aller.
Murphy plonge la main dans son portefeuille, en sort deux billets de dix sales et froissés. Il les pose sur la table en bois striée de traces de couteau, entre leurs deux verres.
– Hé bien, merci pour le whisky.
– C'était un plaisir. Comme je vous l'ai dit, je ne croise pas grand-monde par ici. La dernière fois, c'était le Diable en personne !
Il part d'un grand éclat de rire. Murphy le regarde sans comprendre.
– Si un jour vous repassez par ici, ce sera à moi de vous raconter une histoire. Mais dites-moi, juste avant de partir : il y avait autre chose avec cette fille pour qu'elle se jette par la fenêtre, non ?
Murphy, qui avait commencé à descendre les escaliers et à s'allumer une cigarette, s'interrompt. Le regard fixé sur les marches, il dit :
– Je lui ai découvert un demi-frère.
Puis, sans attendre la réaction de son interlocuteur, il descend les dernières marches.
Lorsque Murphy se réveille au petit matin dans sa voiture, il constate que la station-service a disparu. Il est pourtant sûr d'être resté sur le parking pour passer la nuit car il n'avait nulle part où aller et savait, malgré tout, qu'il avait trop bu. Avait-il rêvé ? Ses souvenirs sont confus mais il sent encore le fumé du whisky sur son palais. Il met le contact : le réservoir de la Blue Note est plein. Il regarde encore par le pare-brise mais il ne voit que des arbres autour de lui, et la route à quelques mètres.
Alors il décide de reprendre la route de Haven Town pour enterrer Eva. Il démarre, et à cet instant un vieux blues commence à s'élever du poste de radio :
"I went to the crossroads, fell down on my knees.
I went to the crossroads, fell down on my knees.
Asked the Lord for mercy, "Save me if you please."
Je pense inévitablement à Kerouac devant ce genre de texte. Superbe.
· Il y a plus de 9 ans ·maddie-perkins
Merci beaucoup !!
· Il y a plus de 9 ans ·Haillons