Au Père Lachaise

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Quand l’obscurité envahit la ville et que je suis sûre de ne pas voir mon ombre derrière moi, je traverse les rues, les ruelles et les grandes avenues avec empressement, puis je me dirige souvent seule vers le cimetière. A l’entrée, la plaque en pierre gravée est visible de l’extérieur, éclairée par les lumières artificielles de la ville. Moi, j'aime m’enfoncer dans l’obscurité de la vieille colline. Je gravis difficilement mais rapidement le mur d’enceinte pour ne pas être vue. Il y a, paraît-il, en haut, une tombe froide et plate sur laquelle j’aimerais m’étendre et laisser mon esprit s’élancer en toutes directions. J’avance lentement et en silence. Mes yeux s’habituent peu à peu à la nuit et je ne trébuche qu’à peine. La montée me paraît pénible et me demande un certain effort. Oh! Je meurs un peu plus à chaque fois que je m’essouffle! Alors je lutte pour inspirer cet air froid qui me scie la gorge mais me fait rester en vie. Autour de moi, le silence. Et pourtant, combien de vies ont passé par-là ! Je longe le mur d’enceinte pour ne pas me perdre et au détour d’une petite allée, au fond du cimetière, je les aperçois…

      Je sors de mon petit sac en toile une bougie et des allumettes. Il me faut éclairer cette scène qui, dans l’obscurité, donne à ces deux silhouettes de pierre, des allures d’ombres. La première allumette tombe à terre et je me penche alors, plus par réflexe que par pure volonté. Les autres allumettes de la boîte tombent alors en cascade et font un bruit de fine pluie sur les feuilles d’un arbre. Je reste là à les regarder un instant puis en ramasse à nouveau une. Je la frotte vigoureusement mais à la première étincelle, elle se brise en deux. Je n’ai pas retrouvé mon souffle. Il me faut m’asseoir. Un instant après, je ramasse une poignée d’allumettes et me dirige, à l’aveuglette, vers la tombe plate. Après quelques minutes, je respire à nouveau lentement et, concentrant mon esprit au fond de moi, je prends la mèche de la bougie entre le pouce et l'index de ma main gauche et la flamme jaillit, enveloppante...

      Deux êtres pétrifiés. Agenouillés. Face à face, ils se tiennent par les épaules. J’approche la flamme de ma bougie: la tête penchée pour mieux sentir celle de l’autre, la femme aux pieds recouverts d’un voile de pierre semble s’incliner, déchirée par la douleur. Elle tient fermement l’homme, son jumeau aux pieds nus qui, dans la même position, cache son visage émacié, creusé par le temps et immortalisé ainsi. Je les regarde à la lumière de ma petite chandelle, le cœur rempli d’émerveillement et le souffle coupé par tant de beauté. Je tourne et retourne autour de ces êtres éternellement silencieux et immobiles et à chacun de mes pas éclairés, leurs corps semblent frémir un peu. Alors, je tourne encore et mes pas se font plus rapides et plus cadencés et je danse, je danse! Et mes deux compagnons semblent virevolter avec moi. Je m’approche un peu plus et les enlace, oh! Mes compagnons de pierre! Je les enlace et dépose sur leurs mains crispées par le désespoir, un baiser humide, un peu de mon souffle. Leurs veines semblent bouger aussi, nourries du flot d’un sang figé. Je regarde les pieds de l’homme et m’agenouille pour y verser quelques larmes qui, éclairées par ma flamme, sèchent aussitôt. Je me relève alors et observe la femme aux pieds voilés. Je ne la vois qu’à peine mais elle est belle et j’entends le son de son âme, un léger sifflement. Je lève les bras pour éclairer les visages quand…

      Une hurleuse indiscrète me fait sursauter. Je ne l’ai pas vue ni même entendue mais j’ai senti sa présence, comme un long frisson dans tout mon corps. Il est temps pour moi de m’allonger sur la tombe: les étoiles sont innombrables ce soir. J’en connais une qui marque le nord, mais où est-elle?

Je souffle ma flamme et je fais nuit à nouveau: je fixe le ciel. Des larmes glacées se mettent à couler le long de mes tempes, autour de mes oreilles puis dans mon cou. Ma vue se brouille…

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