Au petit jour
Corinne Champougny
M.Chacot se levait tous les jours à 4h47, dans le silence de la nuit alourdie. Son réveil sonnait deux fois, pas plus. M.Charcot connaissait l'heure, même au plus profond de ses rêves. Il avait accepté cette évidence depuis longtemps, et s'en accommodait. Pourtant il remontait son réveil tous les soirs, un vieil engin qu'il avait hérité de ses parents, en forme, allez savoir pourquoi, de lapin, et tous les matins, à 4h47, il appuyait sur l'oreille gauche avec la satisfaction d'avoir, une fois de plus, devancé l'appareil. Déjoué la technique. Prouvé la suprématie de l'homme. Anticipé la fatalité, peut-être. M.Charcot était un homme étrange.
C'est pourquoi il se levait tous les matins à 4h47, été comme hiver, printemps comme automne, il n'existe plus vraiment de saison passé un certain âge. Lentement, il s'asseyait au bord du lit, et écoutait. Il écoutait le silence. Celui de la nuit, imparfait. Le tic-tac têtu du lapin, une voiture sur l'avenue, un chat rageur, un meuble qui craque. Et puis il écoutait l'autre silence, celui des volets clos, des rues désertées, des magasins fermés, de la vie en suspens. Son silence. Celui qu'il avait choisi, le jour où il s'était révolté. Et maintenant personne ne l'arrêterait.
Quand il écoutait le silence, assis dans le noir, il sentait presque couler dans ses veines ce sentiment de puissance qui se serait liquéfié pour devenir fluide , fluide magique propulsé à chaque battement du coeur sans les artères, les veines, les petits vaisseaux, irriguant son corps et son âme, lui donnant la force de se lever, de trouver ses pantoufles, d'allumer le plafonnier, d'enfiler son peignoir. Puis il s'approchait de la fenêtre, ouvrait en grand les persiennes, et regardait. La nuit. La rue déserte éclairée par des lampadaires qui diffusaient une étrange lumière jaunâtre. Les voitures garées. Une poubelle renversée. Un papier qui vole. Et tous les matins, à 4h53, il inspirait lentement, profondément, heureux, totalement heureux, absolument assuré de sa suprématie, de cette supériorité qui irradiait dans ce regard brillant dans la pénombre, il était différent, lui.
Parce qu'il se levait à 4h47, à l'heure où les imbéciles dorment encore, abrutis de sommeil, enfoncés sous leurs couvertures, indifférents à tout ce qui peut se passer dehors, enfermés dans leurs rêves, insensibles à la vraie vie. Lui, il touchait à l'Essentiel.
Pendant des années, il avait maudit le métro de 6h10 qui le réveillait en faisant vibrer le plancher de sa chambre, les éboueurs de 6h25 qui achevaient de le tirer du lit, pendant des années il n'avait pas utilisé de réveil, à quoi bon, le déroulement inéluctable du petit matin ne souffrirait aucune exception, et il partait pour l'usine les yeux encore bouffis de sommeil, un jour il serait à la retraite, et alors là, oh oui, là. Pendant des années, il s'était levé par obligation. Comme tout le monde. Anesthésié par les jours qui succédaient aux nuits, par cette spirale d'heures subies, gâchées, qui progressivement s'enroulait à son cou, l'étouffait. A la fin, il ne s'étonnait même plus de croiser toujours et encore d'autres corps tièdes recroquevillés sur un coin de banquette dans le métro, d'autres naufragés qui se levaient à une heure décidée, programmée, subie. Sans que personne ne se révolte, jamais. Et il savait qu'eux aussi lisaient la même résignation dans ses yeux éteints. A quoi bon gémir. Il faut avancer.
M.Chacot sourit en refermant la fenêtre. Il va aller aux toilettes, faire chauffer l'eau pour le café soluble, griller du pain, en écoutant la radio. Tous ces gestes qui s'enchaînaient d'eux-mêmes, piégés par le rituel, piégés par ce petit matin, par tous les petits matins. A 5h30, il reviendra dans sa chambre, posera soigneusement son peignoir sur la chaise, puis s'assiéra sur son lit pour ôter ses pantoufles, il n'a plus vingt ans, c'est bien vrai. Pieds nus, il jettera un coup d'oeil à la rue, devinera quelques silhouettes matinales derrière les rideaux, observera ce chien qui déchiqette un sac poubelle. Enfin, lentement, parce qu'il arrive à un âge où il faut déguster chaque instant, il refermera soigneusement ses persiennes.
Et le sommeil sera immédiat, profond, parfait.
Magnifique nouvelle, on voit tout ce que vous décrivez, c'est vraiment superbe !
· Il y a environ 14 ans ·denis-saint-jean
Je viens te lire dès que je peux...je ne peux pas ignorer une briviste!!!
· Il y a environ 14 ans ·inta
J'aime décidemment beaucoup votre style ! Vivement votre prochaine nouvelle !
· Il y a plus de 14 ans ·kiwi
Bravo pour vos textes, ils sont magnifiques ! Merci
· Il y a plus de 14 ans ·Sandra Berdah