Au secours on m'a tu
keline
Petits matins embrumés, bistrots d'un quai ensommeillé, crayon, papier, tasse de café, idées emmêlées, j’arrête le présent pour fouiller le passé.
De ma banquette au skaï déchiré, j'observe les âmes solitaires au bar, accoudées ; je dévisage des vies suspendues au bruit des tasses ; j'y accroche la mienne et tous les mots s’invitent ; les mots et les images. Des cascades de mousses dévalent les pensées de mes chemins accidentés. De paysages en souffrance, de passage en somnolence, des silhouettes colorées, délavées sont filmées par des rêves ordinaires. Ils défilent sur un fil qui se brise, s’enroule et s’évanouit autour des rumeurs de la salle.
Et me reviennent nos derniers instants ; épilogues d'un quiproquo amoureux, fausse route, parcours fléché vers un échec certain. Mon père nous quittait, puis le sien a suivi. Je sentais alors la mort me frôler, m’apprivoiser pour mieux se rapprocher, tandis que tu reculais jusqu'aux fossés de ton enfance. Je te regardais t’enfoncer dans un chagrin sans deuil ; j'accrochais ma peine au couloir des plus tard. Nous demeurions pour ces petites filles, des parents paravents de leurs chutes, éventails de leur rire.
Qui peut revendiquer la détresse ? Qui détient le pouvoir des larmes et des angoisses ?
Je n’ai pas la réponse. Elle s'est nichée dans mon ventre et avec elle s'est installée la vieillesse des sentiments.
Nos pères qui êtes absents, faites justice à la souffrance, et rendez nous notre insouciance !
Ainsi, la perte de nos parents entraînait-elle dans son abîme, notre couple vacillant ; dernière lueur d’une bougie enflammée hier aux extrémités, consumée aujourd’hui. Elle se répand sur la nappe, celle-là même cachant, depuis bien longtemps, les défauts du bois.
Fuir cette non-histoire, avant de n’être enfouie sous les reproches et de m’y voir si laide, que nul regard ne pourra réanimer ma vie.
L’indifférence et le mépris sont les pires armes dans la guerre du couple.
Il était une fois mes quinze ans, mes vingt ans, épisode-clé des serrures à forcer ; fort de mes découvertes, l'arrogance était une cruauté sans gants pour essuyer les sentiments, la peau fine et parfaite, je hissais l'insolent pavillon de la jeunesse enviée.
Les enceintes saturées, au plus fort de leur résonance, vibrent encore dans mes tympans engourdis, rêvant d’une chorégraphie jusqu’à l’infini de la nuit.
Danse macabre, si je ne pousse au ravin, ces années-chloroformes. J'avais coupé les liens familiaux pour ne plus trébucher sur les cordes emmêlées des silences et des violences. Il avait détendu les siens, pour mieux les arrimer à ses amarres futures.
J’ouvre grand la fenêtre, pour renouveler l’air et chasser la poussière, je jette aux feux les souvenirs encombrants. Il ne reste bientôt, que des murs vierges de toute photographie et un parquet ciré, témoin des jours meilleurs et d’attentions particulières. Je m’empresse de le poncer, de lui ôter cette couche de vernis, faux-semblant d’un bonheur inventé. Je lui redonne son authenticité, sa pureté naturelle de bois brut et irrégulier, et je renais, débarrassée de toutes ces peaux qui n’étaient pas miennes et me démangeaient jusqu’à l’automutilation.
Retrouver l’énergie des croyances, l’envol de l’audace et ensacher les peurs tout au bout du grenier.
Je suis prête et je tressaille à peine lorsqu’à la porte, l’on frappe. Douce âme venue me délivrer, elle est là, habillant la pièce nue, forte de tous les combats pour conjurer mes chagrins.
Je lui souris, je ne veux pas la décevoir, cette amie si chère, qui m’offre sa vitalité, sa tendresse et sa ténacité. Je la suis, docile, évoquant les lieux susceptibles de me ressusciter, lui laissant croire que j’en prends l’initiative, quand elle m’extirpe de ma mauvaise volonté. Je sens à nouveau, mes ailes s’ébattent, mais ne suis encore prête à voler.
Nous posons nos bagages, au final de ce chemin de croix, sur le pas d’une porte close, aux multiples sonnettes. À moi de trouver celle qui saura répondre à mes espoirs. Mais qu’attendais-je ? Je demeurais bien sagement, là où l’on m’avait installée, et telle une écolière, je gobais le nouveau, je l’apprenais sans le prendre ; je voulais vivre sans arrière-pensées et sans projets lointains. Juste une esquisse pour retrouver le goût de respirer.
Je choisis par paresse ou désintérêt le caractère le plus gras, le plus grand et le plus pompeux, sur le panneau de cette grotte d’Ali Baba. Avais-je trouvé la formule magique ?
Aux yeux écarquillés, en signe de victoire, de ma douce et patiente, j’ai su que j’avais fait mouche. J'auscultais l’interphone, tout en ajustant mes lunettes, témoignant de quelques curiosités, encouragement de ma guérison proche :
« Éditions Laverton ».
Je balayais le passé, mais le ménage n’effaçait pas les traces d’hier. J’avais appris, de mon métier, toutes les classifications d’une bibliothèque, mais surtout, j’avais exploré entre les rayonnages, toutes les âmes, qui sans ordre alphabétique, se côtoyaient, se pilonnaient, se rebutaient.
Ces lieux avaient accouché de mes plus longues amitiés ;l’affûtage obligatoire de mes griffes naissantes contre l’injustice et la jalousie, mes premières études en diversités sociales, la colère contre le pouvoir et la bêtise.
Résumé positif d'une carrière, que je quittai cependant, par peur de ne plus exister, détrôné par la jeunesse nouvellement élue.
Alors, une maison d’édition... des livres et des odeurs, des rivales et des convoitises, un directeur et son autorité ! Savoir nager à nouveau entre les méandres des lignes et l’encre figée. Je n’étais pas sûre d’en avoir envie, mais, de désir, je n’en avais...
Le déclic se fit, sinon sur une ouverture personnelle, sur celle d’une porte en bois. Nous pénétrâmes, silencieuses et fébriles. L’escalade interminable, jusqu’à l’assaut final de ces remparts de la culture, m’invitait à la méditation.
Que venais-je chercher, quelle épreuve devais-je réussir pour ne pas décevoir mon chaperon bienveillant ?
Une nouvelle barrière à franchir. Je laissais mon doigt s’alourdir sur le carillon, un peu plus longtemps que ne le voulait la politesse. « Sonnez et entrez ». Le signal était donné, qu’allais-je improviser ?
Une hôtesse, duègne du palais de papier, nous invitait à l'identification. Mais qui étais-je ? Un drap rugueux, qui de lavage en essorage, n’atteindrait plus jamais sa fraîcheur naturelle ; un drap qui avait couvert tant des autres et si peu de lui-même. Un drap..., mais ce n'est pas un nom, et le cerbère guettait un son, un signe, afin de pouvoir librement se poser, et soulager ses jambes d'une posture, qui, par ses talons haut perchés, devenait inconfortable.
Je déclinais mon identité. Je déclinais son invitation à m’asseoir gentiment dans le salon (la première porte à gauche !). Je déclinais, telle la lumière du jour l'hiver, quand arrive le thé. Les yeux embués de ma bénévole infirmière me firent faire marche arrière vers la salle d’attente, lieu où j’excellais en matière d'inertie.
J'avais rêvé tant d'années qu'il me parle, et me voit ; j'avais souhaité qu'il se souvienne des regards amoureux. J'avais espéré qu'il revienne et me rassure ; j'avais patienté loin des douleurs passées, remettant au futur le courage de fuir. Aujourd'hui encore, on me demande patience. J'ai retenu le temps autant que je l'ai pu, mais n'ai plus d’armes et l’indolence a remplacé l’insolence.
Je décidais d'être docile. Je scrutais les murs, les cadres d’écritures, les plinthes écorchées par des chaises basculées, puis le sol impeccable d'un faux marbre prétentieux, mes chaussures sans formes, sans coquetterie, sans âge. Mon regard pour finir s'attarda sur mes mains noueuses, nouées entre elles, comme par peur de se perdre.
J’eus brusquement envie de me revoir. Miroir, joli miroir, et la forêt s'épaississaient.
Je me levais, me ravisais devant le bras tendu de mon garde du corps, me penchais vers elle d'un sourire composé, et partais à grands pas vers un possible lieu de rafraichissement.
Qui étais-je ? Je voulais découvrir celle qui avait pu s’habiller, arpenter les rues, poinçonner ses tickets de métro, s'autoriser aux regards des banquettes livides et franchir les obstacles de cet établissement.
Elle était face à moi, je la reconnaissais. Le teint un peu plus pâle, les cernes mauves, creusés. J’y voyais cependant une lueur d'avant, un sourire prêt à poindre. Satisfaite de ma propre image, je retournais vers mon amie afin que ses craintes s'évanouissent. Je devais tenir mon rôle ! Son hochement de tête entendu m’annonçait que la délivrance était proche, et que j’allais enfin connaître le secret de ma présence en ces lieux.
Une seconde gardienne des lettres nous ouvrit ses bras vers le couloir, et nous nous y engouffrâmes en confiance. Un homme, dont les plus délicats, décrirait « dans la force de l'âge », nous fit avancer deux fauteuils et se recala confortablement dans le sien.
– Théo Taupin, c'est un réel plaisir de pouvoir mettre un visage, sur ces lignes qui ont enchanté toute la rédaction.
J'interrogeais du regard, ma compagne. Le pourpre de son teint me laissait à penser qu'il y avait eu complot dans mon dos, quand ce dernier le tournait à la vie.
Elle avait légué mes écrits, testament de mes échecs passés ! Devenait-elle tout à coup l’empoisonneuse Brinvilliers, ou Anne guettant son sauveur et le mien ?
Je ne savais comment réagir, aucun mot ne voulait poindre et fondaient les traces d’esquisses sur une physionomie qui m'avait semblé, tout à l'heure, animée.
L’encre des lignes effaçait mes traits, mes oreilles bourdonnaient et si j’ai cru un instant entendre un cri, c'était celui de mon amie, lorsqu'à terre, je tombais.
Des visages inconnus perforaient le plafond. Y avait-il le mien, perdu dans ces joues creuses ou rebondies ; des yeux gris, noir ou bleu, des bouches désarticulées d'où les sons se détachent ?
Un verre d'eau lancé sur un prénom que j’avais oublié me fit surgir du gouffre dans lequel je m’étais enfoncée avec délectation. Je toussais, crachais, tout enlisée dans les marasmes de ma vie.
La grande culpabilité resurgissait en moi. Celle que j'avais tenue à l’écart depuis quelques semaines pour ne penser qu'à moi, revenait au galop, mais pas pour me sauver.
Mon ange gardien devait être bien gêné par cette folle anémiée de faim et de solitude, qui d'une galipette, avait projeté un iceberg dans la pièce.
Le ciel se couvrait et les orages éclataient dans ma mémoire, telles les bribes d'un lointain voyage.
Je ne voulais plus vivre ce cauchemar ! J'étais si entourée, comme se plaisait à le rappeler ma mère ! Elle s'en rassurait pour m’en apaiser. Non, plus de larmes, plus de noir, de brouillard. Je me relevais titubante, et reprenant place ; je m’excusais gauchement.
– Vous sentez-vous capable de poursuivre ? me lançait l'homme aux tempes grisonnantes.
J’acquiesçais, bien que je ne désire point poursuivre qui que ce soit, ni être rattrapée par mes terreurs d'antan.
Il pesait chaque syllabe, comme on parle aux enfants, en douceur et en tempérance. Ainsi, les textes offerts à mon amie quelques années plus tôt se trouvaient dans ses mains, légères comme des ailes, insipides et non avenues ; je lui récitais gentiment les quelques phrases que je me construisais dans un coin de réponse :
– Toutes ces lignes sont pour elle. Je lui fais don de la complainte amère de mon existence. Elle est la légataire de toutes mes incohérences, et en dispose donc, à sa convenance. Ne sentant pas la complicité de notre projet il s’agitait sur son fauteuil soulevant une fesse après l'autre, en y harmonisant le balancement de son cou ; il réussit cependant à articuler un...
– Oh, une dernière chose ! Il faudra changer votre patronyme, celui-ci tinte faux, les mots s’assemblent mal.
Pas assez commercial, pensai-je si fort qu'il recommença à se dandiner ! Je n'ai jamais pu me résoudre à abandonner mon nom, même après monsieur le maire. Laisser mon existence, ma trace de naissance ! Une autre signature, la roulette de la chance ou la roulette russe ?
Je ne l'écoutais déjà plus. Je voyais dans l'union, l'uni et le non. Les lumières des bougies, qui malgré les grands vents, tiennent la flamme haute et la lueur blafarde. Tour à tour, elles s'éteignent, il ne reste plus rien ! Le froid, les senteurs enfumées, souvenirs inutiles d'une chaleur passée. Cet incendie de parcours m’avait brûlée, au plus fort que l'on puisse imaginer. On ne restaure pas les années perdues, on ne reconstruit pas sur un sol noirci.
... Et ce n'était pas tout ! Il baissait à présent la voix, revêtant son air le plus grave, pour enchaîner :
– Gardez cette écriture, mais gonflez le contenu !
Ainsi allais-je devoir souffler sur les mots et les regarder s'évader comme bulles de ce que nous savons. Flécher le sens et la direction des lettres, accrocher l’une à l’autre. Prendre le risque dans leur envol, de les y détacher.
Gonfler le contenu, le nourrir tant et plus ; le voir s’empâter, s’assoupir sur les lignes suivantes, carambolage des genres et des pensées.
Seigneur des livres et des reliures, je n'y puis. Changer mon patronyme ? La question revenait, comme un rappel à l'ordre de mon désarroi.
Qui étais-je, si j’effaçais ces deux sons habitués, à faire la route ensemble ? Pourrais-je m’y dessiner en esquisse esquivée ? Et la teinte et le vrai, du faux. Comment s'y retrouver, si l’on a tout perdu ?
– Une autre identité, une nouvelle vie ! Enchaînait-il, alors.
De banals propos débités aux ciseaux scindaient ma naissance. L'appellation d'une existence, gommée et réécrite par ce voleur de signes. Je daignais, telle une bonne élève, poursuivre sa pensée.
– Emprunter un prénom, aux empreintes illégitimes, mais au goût du jour : Vanessa, romane ou Mélissa. Aguicher les médias ?
Il cessa de faire danser son fauteuil et d'un geste théâtral, il me pointa du doigt : – quelque chose de cet ordre !
L'ordre, le goût, l’amertume à la bouche et les fils emmêlés qui traversent mon corps. Je me sens ficelée, muselée et trahie, les vertiges me reprennent.
Aux regards suppliants des occupants du lieu, je bascule d'avant en arrière dans un frêle équilibre ajusté par une tête lourde, en guise d’assentiment sans les sentiments que je croyais tenir pour les pages à noircir.
L’oxygène remplissait à nouveau l'espace et tous respiraient le grand air que je venais leur jouer.
Ite, missa este.
Je voulais être seule, nettoyer la pièce au cerveau, balayer devant ma porte, écarter les rideaux et accueillir proprement cette vie à venir. La température, en moi, s’était figée, et la brise qui semblait les griser me paraissait factice et peu propice aux effusions.
Perdue dans mes pensées, je n'ai pas suivi la fin du monologue de mon mentor poivre et sel.
Je laissais là, à nouveau, le poids de mes valises à la douce et soumise qui en cet instant irradiait de félicité.
Un soulagement me déposa, aux pieds de mon amie ; ainsi avais-je tenu mon rôle. J'avais su accorder le présent, le futur et l'avenir.
J’étais sur la bonne route, celle que l'on traçait pour moi. L'homme au complet de lin, le visage défroissé, quittait son trône éjectable, et une main moite appuyée sur mon dos nous indiquait le chemin du retour.
– Ai-je bien fait ? Me questionnait l’amie, l'âme à la mienne, soudée.
Bien fait ? Bienfaits ! Elle en avait empli son cœur pour les siens, pour ses « proches » comme elle nous qualifiait.
Proche et si lointaine, cependant. L’inaccessible, ourlée de serrures, qu'elle seule pouvait forcer.
– Oui, tu as eu raison ! Je l’encourageais d’un sourire, et je serrai sa main pour ne plus avoir à parler et offrir à sa peau, toute la tendresse qu'aucun mot ne saurait exprimer.
De retour à mon refuge, je m’allongeais sur le lit, attendant de l'effet calmant, qu'il m’enrobe dans un sommeil profond. Je ne voulais pas, cette journée passée, penser, ressasser les idées, lire, écrire ; bousculer les phrases, les triturer, les torturer. Je désirai que l’encre cesse et les lignes s’enfuient.
Les reprises au réveil étaient souvent difficiles. Les saisons, éphémérides du temps, ne s'écoulaient, comme je l’aurais aimé. Les feuillets journaliers ne suffisaient à relancer, la mécanique que j’étais. Mais je me devais de poser un pied après l'autre. Je m’essayais sur le sol endormi, je l’avais promis, à moi-même et à mon amie.
J'existe maintenant et demain ! Ne pas penser à lui, à ses non-dits encore serrés sur moi, comme un étranglement de notre relation.
Je respire, mais mon souffle se bloque. Je suffoque, je halète jusqu'à la salle de bain. Ma gorge se noue sur des cris étouffés. Je fais couler l'eau froide ; me vider, délaver les idées noires.
Cependant, il est là, dans cette pièce, et mon courage s’enfuit. Qui suis-je et qui est-il ? Une Ombre destructrice se faufile dans mes rêves, glisse silencieusement afin de me surprendre, plus fragile et plus maladroite. Je ne me suis pas aimée dans tes yeux, je ne me suis pas reconnue dans tes accusations. Aidez-moi ! Tribunal des histoires ratées !
Je n'ai de preuves à apporter. Je ne conserve rien et ne prémédite pas ; je ne suis pas avide... et l'eau du bain s’écoule et déverse mes larmes. L’inondation s'est faite, la sonnette retentit ! Je me sèche et assèche mon regard délavé et vais ouvrir la porte.
Il est Homme, mais ce n'est pas lui ! Il se présente, l’Édition, la Correction. Le trouble coupe le son, me voici apaisée, sans méfiance et sans salutations d’usage, je le convie à pénétrer dans ce non-habitat dont j'ai enterré l'âme.
Il inspecte, me dévisage, ne sait plus à quoi s’accrocher, courbe le cou et scrute ses souliers. Je perçois sa gêne et le délivre :
« Asseyez-vous. Je vous fais du café ? » Il acquiesce, un peu figé. Peut-être trouve-t-il cette invite déplacée, souhaitait-il plus de curiosité ?
Je nous verse deux tasses et, la première gorgée passée, reviennent toutes les audaces.
Je l’observe d'un sourire amusé, sa présence a chassé les fantômes du bain, remède instantané à qui croyait souffrir. Et s'il y avait erreur sur la personne, si ce joli costume bleu ne m’était pas destiné, et si justement, le destin me l’avait envoyé, sauveur des thermes, sapeur-pompier des brûlures de l’amour ?
À présent, la peur prend pas sur son sang-froid. Elle est folle ! L’amie l’aura sans doute prévenu de ma convalescence, ou bien l’écriveur cinquantenaire. Je dois le rassurer, lui paraître normale et en bonne santé. Je lui lance alors un « Quel est l'objet de votre visite » gauche et sentencieux, pensant que ses pas se sont accidentés devant la porte du palier.
Il se déride et semble avoir vingt ans : « je suis envoyé par la maison Laverton. » Je le scrute, interdite ! « Des éditions Laverton ». J’approuve, et il persévère : « je suis venu pour la réécriture de certains passages, l’étouffement des phrases, l'essoufflement des négations et la scission du texte par chapitre, et enfin... »
Je ne le laisse pas donner le dernier coup de scalpel, dans l’autopsie du roman, et j’abrège notre rencontre, en lui indiquant que : bien sûr cela se ferait, mais je voulais avant tout savoir quel regard il portait sur mon livre, si nous n'avions pas pris le mauvais chemin sur un faux-semblant de talent. Qu'il me rédige une critique de l'ouvrage en question, qu'il y plonge le front, ses émotions, ses déceptions, qu'il sorte le périscope et observe les mots, les ratures ou les souligne ! J’évaluerai, alors, la rigueur, la fougue et la tension endurée par ses doigts cramponnés au mât de son stylo.
Loin de mépriser la maigre artiste aux exigences tordues, la rançonneuse de succès à venir, il me sourit, du plus charnu de ses lèvres et de la plus innocente blancheur, de ses dents à peine aiguisées :
« Je vous écrirais, et vous me répondrez, ainsi publierons-nous deux œuvres, ma correspondance et la vôtre. Je serais, évidemment convié au café du matin, tous les deuxièmes et derniers jeudis du mois. Je vous laisse à vos occupations, et vous invite à rincer, cette mousse adorable sur vos cheveux. »
Je n'aimais pas les guérisseurs, jouant d'humeur joyeuse comme d’une bonne action. Je ne supportais plus les regards de compassion, quand on boit le chagrin de l’autre comme un remède au sien. Mais ce grand échassier, acteur improvisé enjambant la blessée, pantin-ressort surgissant de sa boite et quittant son écrin ! Celui-ci, je l’avais dès lors adopté.
Cette journée s’alimentera des miettes de notre conversation ; les suivantes croqueront notre future correspondance.
J’aurais dû appeler mon amie, pour lui faire part du nouveau souffle qui poussait les aiguilles des moments à venir, sans lui conter, bien sûr, les affres des salles de bain au réveil.
Je gardais cependant ces instants secrets. La révéler la rendrait irréelle ; je craignais que les paroles prononcées dans cette petite boite noire n'y soient définitivement avalées. Au cellulaire sans âme, je préférai la plume. C'est avec vigueur que j’empoignais les feuilles, les nourrissant de saveurs inconnues, les imbibant d'encre fertile, souhaitant des bulbes de mots en voir jaillir les lignes et les émotions y fleurir. Je relus ma missive, n'y retrouvais ni les couleurs ni les goûts encore frais dans ma mémoire. J’abandonnais là mes pages et mes regrets.
Le temps s’était étiré, et la faible lumière entravait ma vision. J’ignorais tout, du jour ou de l’heure, et mes doigts s’agitaient, ne sachant plus que faire. Les tremblements s’intensifiaient à l'idée de la nuit, et puis, cette voix intérieure, « Il faut manger ! » comme un rappel à l'ordre de l'enfance.
La petite fille que j'étais inquiétait, par son manque d'appétit. Les odeurs me nourrissaient jusqu'à l’écœurement ; les disputes et les murs qui vibrent. Le téléviseur musèle les silences craintifs quand le couvert est mis. Les longueurs à table lorsqu'elle se débarrasse et qu’il me faut contempler l’assiette refroidie. La porte qui s’entrouvre « mange ! » et se referme en un fracas d'autorité.
Oh larmes ! Êtes-vous si souvent montées, vous accrochant à mes cils baissés et perlant à ma bouche comme un rappel à l'ordre, salé :
« MANGE ! » et, je courais déverser mes nausées. Ainsi l’avais-je bien gâchée ce dîner si tranquille ! Et les fouets dans ma tête endormaient mes sourires du jour et de la cour, loin alors des tensions et de la culpabilité.
Les nuits ne m’emportaient jamais jusqu'au lever du jour. Assise sur le palier, toute droite sur mon petit fauteuil d'osier, je guettais le son des pas de ma mère, dont l’ultime regard du soir, tout autour de la chambre, suffisait à chasser les terreurs du coucher. Parfois fâchée par la guerre du souper, elle omettait volontairement le rituel du baiser et de larmes versées je finissais par m’endormir dans cette inconfortable posture.
Souvent, la peur tirait mes draps. Sommeil tout à l'envers, les pieds sur l’oreiller. Je m’enlisais dans les couloirs de la nuit. La force des paroles maternelles ne me décidait pas à retrouver le chemin des rêves. J’attendais alors, comme une délivrance, la colère de mon père.
Étourdie par une gifle lourde de jurons, je regagnais le champ de bataille, lasse et apaisée.
Et puis j'avais grandi. Aucun Père Fouettard ne combattait plus les cauchemars. J’essayais l'écriture comme vide-poche, vide moche, vide proche. Les encombrants du jour s'éloignaient de mes rêves, pour me déposer au présent.
Les semaines s'écoulaient, le facteur détournait le regard, les mises à jour des mails semblaient déconnectées et l'on aurait pu croire le téléphone coupé. Qu’en était-il de l’avenir ? Le temps ne m’invitait plus à la promenade, les amis courraient dans leur vie, les enfants oubliaient leurs promesses de passage. Je refusais de me laisser engourdir par tous ces pointillés.
J’écrirai donc la première, au bâtisseur de chapitres, au couturier des textes, à l’architecte des mots. J'effacerai les mauvaises impressions. Je retendrai les lignes, épinglerais les points d'exclamation ; qu'il puisse y voir de l’étonnement, de la gaieté ! J’écarterai les paquets de « je ne sais », « je ne puis » ; je m’offrirai entière dans cette nouvelle version et d'une gomme il oubliera l'usage.
D'ailes en elle, je pris mon envol pour rejoindre l’amie qui, silencieuse, attendait ma venue. L’air frais au petit matin, le désert de la rue, les cafés qui s’activent, m’imprégnaient doucement de la vie citadine. Je n'avais plus peur, j’étais vivante, et les craintes dans mon ventre s’étaient faites muettes.
Elle salua mon retour, du plus beau des sourires, et m’offrit ses bras pour y recueillir les nouvelles.
J'avais ouvert toutes les portes, pour y recevoir l'inconnu, celui qui prenait le bois brut, sans vouloir le sculpter. J'avais une existence, une reconnaissance, et j'espérai pour lui, chasser l’indifférence de mon existence.
Quel était ce magicien qui d'un coup de sonnette avait banni le gris ? Mon amie rayonnait, et je compris combien j'avais dû alourdir sa patience.
Nous décidâmes d'aller fêter cette renaissance, à la santé des croissants chauds et des grands cafés noirs. Une terrasse ensoleillée à la fraîcheur de l'aube, des visages anonymes, courbés sur le trottoir, des livreurs qui se garent à grands coups d'échappement et la vie qui suit le cours des courts instants de plénitude. Le tenancier des lieux, prenant pour intimité la fréquence régulière de nos pauses confidentes, accrochait son air mielleux et entendu pour venir nous saluer. Nous en étions tour à tour, irritées, amusées, mais revenions toujours en cet endroit. La décoration autant que la prestation ne trouvaient à notre regard que critique et délation.
Nous y avions, il y a bien des années, vécu notre rencontre. Visages qui se croisent, s’observent et se séduisent au milieu d'un groupe de conversation, où souvent en retrait, nous nous y dévoilions elle et moi, elle pour moi.
Alors, même si le service s’effectuait ganté de latex, par notre allergique bistrotier, il nous incombait de pèleriner en ce lieu saint de réquisitoire et de médisances diverses.
C'est ici que nos rires y ont retrouvé leur résonance. J’étais en guérison, oubliant le moi pour l’amie. J’agrippais des rames imaginaires, pour la faire voyager sur les rives des rêves, et la sève impatiente de projets irréels se remit à couler dans mon bois sans écorce.
Je ne me protégeais plus, et marchais à nu, sur les boulevards peuplés. Je ne voulais plus rentrer à l’antre de mes peines passées. Je cherchais un parc pour y respirer, regarder, bouger. Je devais à présent avertir mon visiteur que de roman sans romance, il fallait oublier ; que les pages noircies d'errance étaient obsolètes et devaient disparaître, et je lui promettais une orthographe ensoleillée, des syntaxes enfiévrées, et des conjugaisons aux horizons moirés.
Papiers froissés, forme florale entourant la poignée, la porte décorée m’annonçait le passage d'un tête-à-tête avorté.
Jetant mon sac sur le palier, je courrais décrocher la missive impromptue. Mes doigts tremblaient, d'une émotion naissante, et si c'était lui, quel jour étions-nous, et si c'était jeudi ? Je m’asseyais sur la dernière marche de l’escalier pour effeuiller les pensées verdoyantes de mon visiteur. L’encre bleue ondulait gaiement sur des lignes imaginaires. L’écriture ronde à cueillir dans la paume de mes mains ne se voulait ni trop menue, pour ne pas m’épuiser, ni trop grande, pour ne pas m’effrayer. Elle se moulait à sa délicatesse.
Je retardais encore l’ultime regard vers le paraphe et j’ajoutais au mystère la patience et la jouissance. J’observais à présent, par petites touches, l'alignement des caractères, le dessin des lettres et des espaces, ignorant le bas de la page, pudeur d'un sexe, signe d'un nom, je goûtais la lecture d'un bouton qui s'épanouirait entre les feuilles :
« Bonjour,
Pages sans couverture, porte sans ouverture, papiers de soie sans moi, vous avez condamné notre premier rendez-vous. Oubli, coquetterie, ou ennui, de ces trois mots, en suis-je l’intrus ?
J'entoure d'encre rouge la sentence qui me revient. Si la peine est légère, je fleurirai vos marches et votre seuil et vous m’inviterez à humer votre humeur, aux senteurs de café.
Facteur factice, attend votre courrier de soleils envoyés vers un jeudi prochain. »
Une indécente envie de caresser les sons de son nom dévoilé déshabillait à la hâte les dessous de la couverture. Mais la suite était vierge, et l'inconnu à peine déguisé excitait.
Les voisins escaladaient sacs et jambes. Je réalisais qu'un lieu plus intime s'offrait à moi pour à nouveau me perdre dans les parfums des mots.
Je me glissais sur les feuilles, m’étalais sur les lignes, me penchais sur les lettres. Je voulais tant lui dire les « oui », « bientôt » et puis « je vous attends ».
Potion magique aux arômes de Moka, Papouasie décaféinée, je fis frémir la source, appât de son retour. Je sortis les tasses ansées d'hameçons, pour le garder ; je jetais mes filets « coup de fil », pour l’inviter à venir nager dans les eaux claires de mon Amazonie, dévastée et sauvage hier, reboisée, reverdie, renaissante aujourd'hui.
Tous vos préfixes me suffisent.
Je détestais l’indécence du téléphone, les signaux forçant à la réponse immédiate, l’insolence de son anonymat. Je ne persistais jamais plus de deux ou trois sonneries, ensuite, souvent honteuse, je raccrochais. Divaguant dans son jardin imaginaire, je restais suspendu à l’écouteur, oubliant tout de l’effraction de son intimité.
Il était là, je devinais ses pas dans le couloir, nonchalants et précis, le combiné posé sur la table à courrier, enfoui sous le dépôt des lettres jamais ouvertes. Nous ne pouvions pas continuer ce cache-cache ! Il décrocherait pour moi, la lune et les étoiles. D'un sourire, d'un Allos ? Oui, je vous écoute ! J'en goûtais la musique des syllabes.
Rendons-nous, rendons tout ! La parole est absente, le répondeur abscons. La sonnerie résonne et moi je déraisonne. Mais... la porte, c'est là qu'elle vibre, fibre dans mon écorce écorchée. J’accours à votre cour, rendez-vous rescapé de mon improbité !
Votre sourire m’accueille derrière des pivoines blanches, signe de paix. Votre bonne volonté immarcescible, comme sera ce bouquet, m’en émeut jusqu'aux larmes. Je ne vais rien gâcher, je serai digne de vous, de vos attentes, et vous dédommagerais de mes incorrections.
D'un pas ferme et décidé, ce jour-là, vous avez envahi mon cœur et mon appartement ; conquérant de ces lieux, vous m’avez désappointée et de retenue je n'ai pu tomber à vos pieds, mais vous aviez déjà vaincu mes peines et ma mélancolie.
Le plateau sur la table, les deux tasses fumantes vous disaient mon impatience guettant votre retour. Vous en avez été touché, et c'était là mes armes, d'avoir su vous prévoir. Le mutisme s’installait, place du troisième homme observant qui de nous parlerait à l'autre le premier. Votre courage surpassant ma lâcheté, vous vous êtes lancé dans un monologue étourdissant. Tout occupée à déguster vos mots, m’enivrer de leur son, j’oubliais de les attacher et les laissant fuser en toute direction, j'en perdais le sens et la compréhension. Hébétée, je quittais ce tourbillon, pour m’accrocher à votre silence gêné :
« Pardonnez – moi. Je me suis égarée, je n'ai pas écouté, j’étais trop agitée... je suis tellement heureuse de vous voir, que j'en oublie de vous entendre. »
Vous vous êtes alors levé, avez sorti un crayon de votre poche de pantalon, écarté votre veste, pour en extraire un carnet, et pensant là que je venais de perdre notre deuxième rendez-vous, vous m’avez tendu la page arrachée que vous aviez griffonnée. Pendant que mes yeux embués essayaient de déchiffrer la sentence, vous avez doucement refermé la porte sur ma solitude.
» Il est un peu tôt pour les mots à vous dire. Nous correspondrons, car c'est de votre plume que je suis amoureux, et pour la suite, il faut avancer prudemment, pour ne pas se heurter. Vous devez avant tout panser les blessures du passé. Afin de vous aider, d'un baume, je masserais les lignes et, d'ouate, je tamponnerai les chutes de vos phrases.
Votre départ laissa les murs plus nus qu'auparavant ; le sol se fit rugueux, la lumière blafarde à mon teint ressemblant, et du café s'échappait un goût amer et sans suite.
Votre adresse figurait au dos du feuillet écorché, en majuscules, afin qu'en vous lisant, je ne puisse confondre, le lieu de mes envois.
J’allais finir ma nuit à vous écrire, à vous séduire, et ma muse, guidée, se fraierait un chemin jusqu'à votre courrier, pour attendre, par vos doigts délivrant la boite aux lettres, d'y être caressée.
Relever la tête, la tête et les cheveux, porter le cou bien droit, haut perché sur ce corps qui ne veut plus plier sous les ennuis passés. Le soleil pénètre timidement par l’imposte du salon, ouvrir les rideaux, l’inviter à s'asseoir, sortir dans le couloir, dire bonjour aux voisins, voir si le souffle est revenu dans ce décor figé.
Jaune ! Ses rayons me réchauffent ; jaune ! Je m'en revêts ; jaune ! Et je glisse l'enveloppe. Je pense « jaune », et je cours attraper le vent frais. Fouler les feuilles couchées sur les sentiers ! Je me sens détachée de mes liens, de mes pieds, je survole la vie, sachant où me poser.
Amie, je suis heureuse, mais toi, comment vas-tu ? Tu n'en parles jamais. Table d'écoute, mission secrète ! Aucune information ne filtre. Mon agent des douleurs, mon agent des couleurs ! D'O.S.S. en S.O.S., j’omets que ta force n'exclut pas ta fragilité. J’ai tant de peine à contrôler la mienne, que d'aide, je ne sais t’apporter.
Mon messager des mots a raison en tout point. Panser ses blessures, c'est aussi s'y plonger, les rouvrir pour mieux les soigner, les penser et puis les oublier. De retour à ma table, dans la cuisine aux odeurs rassurantes, je reprends le cours de ma vie ; les leçons apprises du cœur, les ratures et les erreurs, les bons carnets, les mauvaises notes. Écolière disciplinée, je vous rédige, Monsieur, le devoir de vous satisfaire.
Il était une fois un séducteur, plus habile et pervers qu'un ministre, qui posa ses filets sur ma naïveté. Il laissa ondoyer sous ses doigts délicats, la proie ainsi atteinte, y accrocha l’hameçon lui ôtant toute illusion d'échapper à son piège.
Sa démarche était élégante et légère, ses chemises raffinées et fruitées, sa voix chaude et douce enrobant les syllabes, ses mains fines, papillons de plumes, sa poésie moyenâgeuse, avaient touché en plein cœur ma solitude amoureuse. Un rendez-vous entre les lignes, de mystère et d'orgueil, je me sentis flattée. Il était une époque, où je croyais en moi. Le compagnon d'alors avait su redresser l’arbre dénudé que j’étais ; lui avait redonné sa sève et sa grandeur. J’aurai dû Leçon gardée, de ce professeur des valeurs.
Les tremblements de mes doigts à son approche, la chaleur troublante envahissant mes joues au murmure de sa voix, me faisaient oublier la raison. C'était là, juste une question de peau, de chimie, de désir animal. Mauvais guide de la vie tous ces charivaris du corps, qui vous tracent l'avenir à coup de lance ou de velours.
J’ai laissé en chemin mon mentor et ma jeunesse pour suivre ce prince maléfique que je savais fragile et torturé. De ma mère, J’avais hérité ses combats permanents, ses victoires obligées. Ce sont probablement là, nos pulsions de sauvetage qui nous ont conduites vers ses naufragés sans destination, sans envie, blessés par leur propre dégoût. Ce qu'amoureuses, nous ignorions, c'est qu'ils ne rattraperaient jamais les bouées qu'on leur lançait, mais dans leur bain d'aigreur, nous y ferait plonger.
Nous passerions des années, à refaire surface. Nous nous sommes éloignées, nous avons pardonné et espéré. De luttes vaines, nous n'avons supporté cette guerre obligée accentuant la fracture et la colère dans les camps ennemis. Alors, nous avons construit des remparts, inaccessibles à l'autre. La punition d'être laissé du côté des tempêtes. Le combat continuait, mais nous étions à l’abri dans notre indifférence, bunker de nos émotions. Nous ne souffrions plus par nos lâches soldats. J'ai coupé les liens, coupé le son, les lianes et les mauvaises herbes, pour avancer et retrouver la paix.
Je l'ai effacé et dès lors, je peux parler sans craindre d'être raturée, pour d'autres mots, à contresens de mon plaisir. Je ne me sens plus, ni honteuse ni coupable ! J'ignore ce sentiment tout chrétien d'une dette à payer, se priver de la vie.
Je ne le vois plus ! Ce personnage et son indifférence se glissant par effraction dans sa propre maison, n'existe plus ! Ce voleur des instants simples qui passait à mes côtés sans un regard ; le même qui, à mes questions, ne prenait pas le soin, la peine et le plaisir d'y prêter attention. Ce sourire convenu, tendu vers les enfants, engageait une réponse qui ne m'était destinée que par supposition.
Celui-là ! C'est le même, à qui l'on ose, l'espoir dans sa poche, demander un mot doux, un compliment sucré et qui vous ânonne d'une phrase mécanique de son maigre répertoire : – tu serais trop contente !
Comment expliquer, lui et moi, vivre ensemble, se lever, s’endormir, manger ; durant tous ces instants, prendre soin de ne pas rendre l'autre trop heureux.
Je réalise qu'à la bizarrerie, le mutisme et la barbarie, s’ajoutaient la violence, l’incohérence, l’apathie et la morosité. L’adolescence, toujours en proie aux manipulations maternelles, ressortait en acné du tableau de famille. Je me suis réveillée de ce grand cauchemar que j'avais cautionné, durant ces longues années, mais la grimace est amère au sourire !
Le rire, paravent du désespoir, comme une acceptation de soi, une séduction pour l’agrément de l'autre. Tout donner ; une offrande à la solitude ; les mots silencieux qui éclatent dans la gorge. Ce partage est unique et prioritaire avec l’ami, l’amant, l’enfant ; qu'il s’efface ainsi l'ombre dans son regard. Le rire gomme du passé, pansement de l'âme, remède au chagrin, fortifiant de nos faiblesses, guérison de nos souffrances et mouchoir de leurs larmes.
Plus rien en lui ne m'a surprise. Je peux, à l'éloignement, vous détailler par le menu, ses dimanches passés.
Lorsque le sommeil le quittait, il attendait son heure, se glissait sans bruit hors de la chambre et entamait la lourde descente des escaliers. Parvenu à la mi-temps du périple, il franchissait une seconde porte le menant au couloir. Il prenait soin de clore derrière lui, le battant béant, faisant grincer doucement la poignée. Puis une troisième, celle des toilettes, refuge d’un bon quart d’heure, pour affronter la vie. Le parcours n’était pas à son terme, lui restait à rejoindre la cuisine et une nouvelle frontière dont les murs se refermeraient à nouveau sur son passage
D’un pas lourd et traînant, il se dirigeait vers la bouilloire qu’il cramponnait, telle une bouée. D’un geste mécanique, il allumait la radio, lueur de communication sur les peines du monde. Le thé était tapoté dans sa chaussette roussie ; le bol tanné trônait et l’eau frémissait d’impatience. L’immersion pouvait avoir lieu ! La chaise crissait d’une avancée molle sur le sol. La première tâche de la journée accomplie, le guerrier pouvait asseoir ses craintes, la maison dormait encore.
Aux premiers mouvements d’une symphonie de pas dévalant l’escalier, il se mettait en position de repli. Il longeait dans la pénombre du petit jour le couloir, dernier rempart de l’invasion familiale. Vite ! Se fondre au plus près des parois, éviter les regards, mitraillettes en miroir, se couler jusqu’à la salle de bain et refermer en toute hâte le verrou de sécurité. Laisser encore un peu le silence s’installer puis engager une jambe après l’autre à l'assaut de la baignoire ; observer l'eau dévaler sur la faïence et le bruit couvrir son souffle apoplectique.
L’émulsion pulsée d’adrénaline est à son comble et la sueur perlant sur son front fuyant s’élimine sous le jet puissant qu’il accompagne du chant forcé du forçat. Ses vêtements soigneusement pliés sur la commode, il entame le rituel du slip que l’on fait claquer pour mieux le positionner ; il abat lourdement le fer à repasser pour indiquer que la chemise est proche d’être enfilée et d’un coup sec de la braguette, le zip du point final averti que Monsieur est habillé.
Il reste cependant, avant d’affronter les bousculades sur le palier et les trépignements derrière la porte, à se brosser à grand bruit les dents, la langue et à lever le rideau sur un raclement de gorge.
Il sort, digne et revigoré, c’est un autre homme, il n’a plus peur, car la foule anonyme l’ignore et le contourne.
Le bagne s’éloigne et l’heure du grand départ approche. C’est l’amnistie pour ce nouveau soldat dont le rôle composé est celui d'un parfait citoyen s’en allant au labeur.
Poids mort, douleur et narcissisme, je gomme les souffrances, les souvenirs et les images ; j’occulte et floute son être tout entier en fondu enchainé. Silence ! on tourne !
La page et les années.
Le jour se levait ; clarté balayant les cauchemars de la nuit. Le souffle du vent battait les branches des arbres ; par des aller-retour les oiseaux signalaient leur présence ; le bruit d’un scooter éclatait dans la rue endormie. J’étais lasse et apaisée, délivrée du fardeau de mes douleurs. Je n’avais plus d’énergie, le vide s’était fait en mon âme et mon corps et se traînait jusqu’au lit, armistice d’une lourde bataille. J’avais cessé de fuir les souvenirs, mais je ne m’étais pas rendue. J’avais combattu au-delà de l’aube les fantômes du mal ; j'avais lavé mes mains d’une encre aseptique que j’avais essuyées, couchées sur le papier. Je devais à l’instant me reposer. Après la guerre, je devais reconstruire. Le chantier serait long. Quelques pierres encore s’échapperaient, certains murs pencheraient ; il faudrait continuer, regarder droit devant, se retourner parfois, éviter les erreurs, se nourrir du passé pour bâtir plus haut, plus grand.
Le lendemain, je remettais le manuscrit achevé à celui dont le souffle m’avait poussée jusqu’aux extrêmes du courage.
Il appartenait cependant, à ce pont de ma vie, ce passage sans histoire que je devais traverser seule.