"AUCUN HUMAIN TU N'AIMERAS"
Gérard Dargenson
Enfin seul face à la belle, dans l'intimité d'une chambre située hors des mondes, loin au-dessus des foules bruyantes et enfumées. Edgar tente d'effleurer les lèvres de Fractale, mais elle se dérobe. Inutile d'essayer de la forcer, les filles cyborg sont d'une force redoutable, sans parler du scandale. L'autorisation d'embrasser son cou est néanmoins très généreusement accordée, il goûte sa peau fine qui s'avère être fondante, c'est bon signe. Son espèce de tunique glisse sur l'épaule, dévoilant le sein gauche ainsi qu'un collier décoré d'un pendentif représentant un lion couché. Edgar en profite pour découvrir entièrement sa poitrine, petite, mais jolie. Il dénoue le cordon qui ceint encore ses reins pour la dénuder entièrement.
Installé sur le lit, il attend Fractale à genoux. Elle s'approche et esquisse un mouvement pour s'allonger devant lui, comme s'il attendait qu'elle le prenne dans sa bouche. Mais il lui ordonne de s'agenouiller aussi, face à face. Les lèvres brillantes et les dents blanches apprêtent un sourire éclatant. Certaines femmes sont plus attirantes dans la spontanéité d'un visage sans artifices, d'autres sont littéralement transfigurées par les fards qui révèlent une beauté secrète. Cette créature mi-femme mi robot, rayonne d'un éclat très naturel, pourtant rehaussé encore par le maquillage. Ses yeux d'onyx oeillé surmontent un petit nez aquilin et sa peau évidemment parfaite capture la lumière. Fractale ôte d'un geste vif et sûr le ruban qui retient ses cheveux et secoue la tête pour les démêler.
— Tu es encore plus belle nue qu'habillée ! s'émerveille Edgar.
La miss grimace une moue sceptique, puis se couche sur le drap. Plein de hardiesse, il tente à nouveau d'approcher ses lèvres et se fait recevoir :
— On a beau vous dire qu'on ne veut pas être embrassée, vous essayez tous !
— Tu as été programmée pour refuser ? Enfin… pour refuser le plus possible.
Il l'effleure d'un baiser son ventre, elle l'avale dans sa bouche, ça, elles savent faire.
Un rapport amoureux se déroule comme un enchaînement d'événements précipités dont on peut oublier des pans entiers. La seule situation comparable est celle du vécu d'un accident de la route qui présente les mêmes difficultés de mémorisation, parfois différentes selon les témoins, comme d'ailleurs pour chaque membre d'un couple qui s'unit, comme si le coït n'était que la collision de deux corps étrangers. Selon Saint Lacan, ce n'est même pas un « rapport ».
Tout de suite, le corps de Fractale rayonne depuis leurs ventres unis. Le sexe de femme enveloppe celui de l'homme qui sent le toucher étonnant d'une paroi souple qui le presse, comme si elle était poussée par une masse liquide et mouvante. Il perçoit, avec la même curieuse précision, toutes les courbes et tous les volumes du corps de la belle. Elle referme ses longues jambes sur lui, l'étreignant de leur caresse soyeuse. Les visages paraissent toujours plus doux en position allongée. La beauté de cette créature presque humaine maintenant empreinte de sérénité, en devient émouvante. Son désir de jouir d'elle se manifeste très vite, exacerbé par une indéfinissable réaction de Fractale malgré une apparente passivité. Il glisse un bras sous son épaule pour l'enlacer, elle soulève la tête pour l'aider, son visage se rapprochant un court instant comme pour un geste tendre, illuminé par la vision fugitive des mèches blondes passant juste devant ses yeux. Edgar croit l'entendre gémir doucement, et la peau de la jeune femme devient fondante et chaude. Leurs gestes réciproques se répondent harmonieusement mais elle reste extrêmement discrète, en supposant qu'elle éprouve quelque chose. Pourtant, alors que l'homme la serre plus fort dans ses bras, elle donne un vif coup de rein pour mieux l'accueillir et une extraordinaire émotion le submerge.
⁂
Edgar a sympathisé avec Thot Majuscule, le pianiste du cabaret. Sa tête particulière au long nez recourbé, emmanchée d'un long cou et surmontée de quelques cheveux indisciplinés, lui donne un air d'oiseau tombé du nid, une sorte d'ibis éberlué. Ils se retrouvent dans le restaurant du Bunker palace hôtel nommé « La vengeance est un plat qui se mange cru ». Les sols sont moquettés de rouge et les cloisons couvertes de tapisseries en toile de Gênes pourpre. Le ballet du service a commencé dans un silence religieux, juste meublé par l'entêtante musique du « vol du bourdon » joué en boucle au piano dans sa version originale, donc à une invraisemblable vitesse. Un maître d'hôtel tout souriant est venu prendre commande :
— Vous avez de la chair d'Ys ? demande Edgar.
— Non monsieur, c'est le genre de mets qu'on ne servait que dans un lointain passé. Nous proposons un menu mâle : « corones de taureau de combat dans leurs bourses de crêpes à la sauce Raspoutine et ignames au bois bandé arrosés de vodka, ainsi qu'un menu femelle : mortadelle de laie ; ris de génisse accompagné de blinis au caviar.
— Va pour le menu féministe, c'est à la mode !
— Même chose pour moi, déclare Thot.
Le maître d'hôtel s'en va, le sommelier arrive :
— Vous désirez boire quelque chose messieurs ?
— Vous conseillez quoi avec notre menu ? demande Thot.
— Un Rkatziteli de Fanagoria, c'est un vin blanc.
— Je préfère un vin des neiges et mon ami aussi.
— Un vin de paille conviendrait ?
— Oui, un vin naturellement sucré pour un menu femelle, c'est bien.
Au bout d'un moment débarquent quelques couples très âgés et très argentés. Puis deux ou trois convives isolés, genre VRP qui viennent traîner leur misère et leur solitude, rivés à leur portable pour se donner une contenance. Thot quitte la rêverie dans laquelle l'a plongé le décor :
— Si je comprends bien, vous êtes en train de tomber amoureux d'une pute gynoïde ? Vous connaissez l'ultime loi de la robotique, qui a été ajoutée aux trois précédentes depuis que ces créatures vénales ont été conçues : « Aucun être humain tu n'aimeras ».
— C'est une fille cyborg plus précisément.
— Oui, c'est vrai, ce sont plus exactement des filles cyborg, mais qu'elles soient pures ou métissées, l'ultime loi s'applique de même.
— On dit que la programmation des filles cyborg est moins fiable que celle des androïdes et des gynoïdes.
— Oui, à cause de la part humaine bien sûr. Ces métèques ne sont ni des hommes ni des robots ! Mais si elle enfreint une loi de la robotique, elle sera aussi condamnée à la démolition immédiate. De toute façon, ces créatures sont-elles capables d'aimer ?
— Qui le sait ?
— Personne ne le sait vraiment, je vous l'accorde. Et sont-elles capables jouir ?
— Si ce n'est pas le cas, c'est bien joué et l'expérience montre que si elles n'ont pas vraiment envie, elles se contentent du minimum syndical.
— Elles sont peut-être plus ou moins performantes dans l'imitation.
— Je ne pense pas. Les « signes réflexes », ceux de la part humaine, ne trompent pas : le fondu de la chair et des baisers, l'odeur de la peau et certains halages intimes par exemple ne peuvent pas se mimer. Je crois qu'elles peuvent être sincères.
— Et vous, êtes-vous sincère ?
Le ballet des serveurs et des serveuses continue, comme dans un film muet, seulement scandé par Le vol du bourdon. Toutes et tous affichent le sourire obligé des loufiats de service, exactement le même sourire. En fait, ils ont été opérés. Pour ne pas qu'ils se fatiguent à se forcer tout le temps, on leur a fait le coup de « l'homme qui rit ». Mais le résultat de la chirurgie moderne est impeccable : le personnel est parfaitement souriant, on n'arrête pas le progrès.
Une serveuse apporte les plats. Elle est bien jeune. Quand elle débouche une bouteille de vin, elle découpe soigneusement le négociant qu'elle dépose d'un geste précis dans le petit sac qui bat sur sa fesse droite, retenue par la diagonale d'un cordon noir. Quelque chose étonne dans le sourire figé pour toujours sur son beau visage. En regardant mieux, Edgar remarque qu'on lui a découpé un sourire proche de la jouissance.
— Il paraît que cela arrive quand le chirurgien tombe amoureux de sa patiente, commente Thot.
— Vous savez, reprend Edgar, c'est assez épatant une fille cyborg. Elles sont parfaitement obéissantes, toujours prêtes à faire l'amour, en prime on n'est pas obligé d'épouser et toutes ces sortes de choses ennuyeuses. Et puis celle-là jouit de moi avec intensité, un vrai bonheur !
— Une femme jouit ainsi quand elle est dans une période féconde. Donc, soit elle est en désir d'enfant, ce qui est impossible pour une créature cyborg, soit elle est très bien programmée.
— Programmée, programmée, on ne sait même pas ce qui est humain et ce qui est machine dans son corps et dans son cerveau. Elle a peut-être un cerveau intègre de femme véritable ? Et puis quand on ressent quelque chose intensément comme cela m'est arrivé, cela ne laisse pas indifférent. On recueille ce qu'on a donné en échange : Le don de soi.
— Elle a été fabriquée où ?
— Riga, made in Latvija.
— Une référence ! Les filles Baltes et aussi un peu les Slaves sont les plus belles du monde. On a d'ailleurs enfin une explication rationnelle au rideau de fer qui a coupé l'Europe en deux autrefois. Les communistes qui, on le sait bien, ne sont pas très partageux, voulaient garder les plus belles filles pour eux.
Je me suis laissée prendre par l'histoire ! ;)
· Il y a plus de 8 ans ·carouille
J'en suis ravi, merci !
· Il y a plus de 8 ans ·Gérard Dargenson
Superbe fiction, qui m'a tenu en haleine !
· Il y a plus de 8 ans ·Louve
Merci !
· Il y a plus de 8 ans ·Gérard Dargenson