Avant

Florie Vignon

Dans un futur incertain, une jeune fille discute du passé avec sa grand-mère, regrettant les grandes villes, la technologie et la vie d'avant. Mais la vision de son aînée est plus nuancée...

« - Dis Mamie, est-ce que je peux aller jouer dans les ruines ?
- Tu connais la réponse mon enfant. Pas toute seule. Tu pourrais te blesser sur du fer rouillé, un bloc de béton pourrait te tomber dessus…
- Mais j'ai l'habitude, je sais où aller ! De toute façon c'est nul, on s'ennuie ici, j'ai jamais rien le droit de faire. C'était mieux avant.
- Avant ?
- Oui, avant, quand ces ruines étaient une ville…
- Ah ? Et pourquoi donc ? »

***


C'était mieux avant… parce que tout le monde avait une voiture, ils pouvaient parcourir des centaines de kilomètres en quelques heures. On m'a dit qu'ils pouvaient même voyager entre les continents, au-dessus des océans, en moins d'une journée, avec des machines volantes !

Ils avaient des écrans, un peu comme notre videofeed, mais plus petits, et chacun avait le sien. Ils étaient interconnectés et pouvaient communiquer entre eux, chercher des informations, toute la connaissance de l'humanité était à portée de main.

Ils habitaient tous ensemble, dans de grandes villes. Ils pouvaient voyager d'un quartier à l'autre avec un train souterrain, manger au restaurant, sortir, voir des musées… Ils pouvaient se retrouver, entre jeunes du même âge, aller boire ensemble, faire la fête. Ils ne s'ennuyaient jamais, ils ne se sentaient jamais seuls, perdus dans la nature, au milieu des ruines d'un paradis perdu.

Oui, c'était le paradis. Chacun avait sa propre maison, avec son propre écran, ses propres livres et meubles. Chacun pouvait faire ce que bon lui semblait, parmi les possibilités infinies de la technologie numérique. Elle était accessible à tous.

Par exemple, j'ai entendu qu'ils pouvaient faire des jeux, grandeur nature. Ils voyaient leur personnage et les décors en trois dimensions, comme s'ils étaient réels, et ils pouvaient prétendre être quelqu'un d'autre l'espace de quelques heures. Ils pouvaient revivre de grands moments d'histoire, découvrir des mondes imaginaires, futuristes ou médiévaux…

Et les voyages… Avec leurs machines volantes, ils pouvaient découvrir le monde, les différentes cultures et les merveilles de la nature. En quelques heures, ils pouvaient marcher sur la muraille de Chine ou découvrir le Grand Canyon, rencontrer des peuples à la culture tellement différente qu'ils ouvraient les yeux sur le monde.

Ils pouvaient marcher dans le désert infini ou sur les montagnes enneigées. Ils pouvaient tout voir, ils ne s'ennuyaient jamais. Ils étaient si libres, et nous sommes si prisonniers ici, condamnés à vivre à portée de marche ou de vélo, le train passe si loin…


***


« - Donc, tu penses que c'était mieux avant, c'était le paradis.
- Oui, et j'aime bien aller dans les ruines, imaginer que je vis comme eux, comme nos aïeuls.
- Tu sais petite, l'imaginaire de l'esprit humain est puissant. C'est un beau cadeau. Les êtres humains sont capables de sublimer le réel, de créer leur paradis.
- Qu'est-ce que tu racontes, mamie ?
- Ton paradis d'avant, il vient de ton esprit, des histoires que tu te racontes en visitant les ruines. Ce qui est dommage, c'est que les humains sont beaucoup plus doués pour sublimer le passé, plutôt que de se rendre compte de la beauté de l'instant présent.
- Donc tu penses que maintenant, c'est mieux qu'avant ? C'est pas possible !
- Vraiment ? Te souviens-tu de tes cours d'histoire ? Tout n'était pas si parfait, avant… »


***

 

Oui, c'est vrai, avant, les gens avaient toutes ces choses dont tu parles. Des voitures, des avions pour traverser les continents, des écrans numériques personnels pour accéder à des milliers d'informations. Ils vivaient dans des villes, parfois de plusieurs millions d'habitants.

Mais avant, beaucoup ne se rendaient pas compte de la chance qu'ils avaient. Ils pouvaient voyager, ils pouvaient apprendre tant de choses, oui, ils le pouvaient. Mais beaucoup ne le faisaient pas. Beaucoup se contentaient d'aller travailler, tous les matins, de revenir tous les soirs pour regarder leur télévision personnelle, et de passer leur temps libre à dépenser leur salaire dans des objets. Pourquoi ? Pour se rassurer peut-être, pour combler un vide affectif, pour se sécuriser…

Car, contrairement à ce que tu peux penser, vivre dans une grande ville ne signifie pas forcément être entouré de nombreux amis et profiter de chaleur humaine. Bien au contraire, les citadins de cette époque ne connaissaient souvent même pas le nom de leurs voisins. Ils vivaient seuls, entourés d'autres personnes seules. Ils avaient bien souvent une famille, des amis, mais pas davantage que tu n'en as, petite.

Et si certains s'accommodaient très bien de cette solitude, d'autres en souffraient énormément. C'est le plus incroyable au final : même s'ils avaient tout pour être heureux, ils étaient bien souvent malheureux. Certains buvaient pour oublier, ou prenaient des poisons pour adoucir leur peine. D'autres consultaient des spécialistes de santé, des « psys », dont le métier était d'écouter les souffrances de leurs patients.

Ils étaient comme pris dans le tourbillon de la vie, dans les rouages de leur système. Ils avaient même une expression pour cela : « métro, boulot, dodo ». Travailler, gagner de l'argent, dépenser son argent, contracter des dettes, travailler plus, gagner plus d'argent, rembourser leurs dettes. Ils étaient pris dans un rythme effréné et en oubliaient de vivre.

Et je ne te parle que de ceux qui vivaient dans les villes comme nos ruines. A l'époque, la majorité de la population vivait dans une grande misère, mourait de faim, ou travailler pour entretenir le niveau de vie des gens dans les villes.

Dans notre village, nous n'avons peut-être pas d'écran numérique personnel, nous ne prenons pas l'avion et il faut rouler pendant des heures à vélo pour accéder à la gare. Mais nous avons tous un toit, de la nourriture dans le ventre, nous connaissons le nom de nos voisins et nous passons beaucoup de temps à maîtriser de nouveaux talents et à profiter les uns des autres.


***

 

« - Donc, Mamie, tu me dis qu'avant, la vie était un enfer, et que c'est maintenant le paradis ? Que nous sommes les plus chanceux ?
- Ah, ce n'est pas si simple. Il y aura toujours des gens pour idéaliser le passé, et d'autres pour imaginer un futur parfait. L'important, c'est d'avoir conscience de la chance que l'on a. Peut-être que c'était mieux avant, pour ceux de nos aïeuls qui réalisaient la chance qu'ils avaient de vivre dans un monde rempli d'opportunités. Peut-être que c'est mieux maintenant, parce que nous prenons le temps d'être et de grandir.

Nous pourrons toujours trouver des arguments pour préférer une époque plutôt qu'une autre, mais au final, la meilleure, c'est le présent. Car c'est le seul moment qu'il t'est donné de vivre. Et c'est plus précieux que tous les passés idéaux et les futurs rêvés.


Ecrit en 2013 et publié sur La Nife en l'Air (http://www.lanifeenlair.com/post/Avant)

  • Une séduisante fable d'anticipation qui dessine avec clarté un ressenti partagé par beaucoup sur cette époque de miracle technologique et sanitaire qui est la nôtre, du moins pour ceux d'entre nous qui avons le privilège de vivre dans un pays riche. Le tout servi par une plume agréable et pleine de sensibilité. Bravo à vous !

    · Il y a environ 9 ans ·
    Sethmessenger

    Philippe Jouy

  • Bel instant de lecture bon enfant. Il est vrai que chaque jour suffit sa peine dans cette société de consommation, même si tout est mis en oeuvre afin qu'on ne puisse pas réellement s'épanouir !!

    · Il y a environ 9 ans ·
    17c25d2b

    Yitou

    • C'est vrai! J'essayais de montrer qu'on pourrait profiter davantage de tout ce que nous avons à disposition aujourd'hui (la culture, les voyages, toutes ces informations disponibles autour de nous) au lieu d'avancer en mode semi-automatique dans les rouages du consumérisme...

      · Il y a environ 9 ans ·
      2014 portrait

      Florie Vignon

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