Avant de partir

sauzki

Chapitre 1

Dimanche, 19h00, je suis dans un bar. Je suis en train de réfléchir à ce que j’aurais voulu faire si je n’avais pas été flic. Après quelques heures de réflexions et autant de verre, je suis arrivé à la conclusion que je ne voyais vraiment pas ce que j’aurais pu faire d’autre. Peut être poète mais pas sûr étant donné que mon dernier succès littéraire remonte à mon année de 4ème lorsque j’avais déclaré ma flamme à une certaine Charlotte, fillette bouclée aux joues rondes qui n’a malgré tout jamais voulu m’embrasser.

Ma carrière de poète a donc cessé là, lorsque j’ai compris que les mots ne pouvaient pas remplacer un physique avantageux.

J’en étais là quand le téléphone a sonné, c’était Pierre.

-          Salut, qu’est ce tu fais ?

-          Pour l’instant je fais tourner un vers sur un comptoir, pourquoi ?

-          Je suis seul ce soir, tu passes ?

-          Ok, je serais là dans une heure.

Pierre, c’est mon ami, depuis toujours. J’ai l’impression de ne pas avoir de souvenir sans lui. Rien sans l’avoir connu. On s’est rencontré à l’école, il y a longtemps, à l’âge ou l’on mesure moins d’un mètre.  

Depuis on ne s’est pas vraiment quitté. En cherchant bien je peux trouver quelques périodes de froid. D’abord en CE2 quand il était pro Play mobil et moi plutôt Lego, puis en cinquième, quand nous étions tous les deux amoureux de Gabrielle et que c’est lui qui lui a pris la main au cinéma. Mais à part ça rien, nous sommes amis, il a toujours été là pour moi et j’ai toujours été là pour lui.

Je connais bien la route pour aller chez Pierre, je la fais plusieurs fois par semaine depuis des années. Je sors du centre-ville pour arriver tout de suite dans cette banlieue proche, aisée, où les maisons confortables s’alignent le long des rues calmes. Je passe devant un retraité paisible qui promène son chien toiletté de près, puis je m’arrête pour laisser passer un ado à mèche qui doit réfléchir à la meilleure façon de créer un groupe de rock tout en s’arrêtant sagement au passage piéton.

Pierre est marié, a une petite fille, fait une belle carrière d’avocat et a tout fait dans l’ordre et au mieux. Il peut donc vivre sans problème dans cette banlieue calme et rechercher la tranquillité.

Moi, je suis célibataire la plupart du temps, sans enfants connus et je rentre chez moi le moins possible. Je fuis le calme qui finit toujours par m’amener à faire le point sur moi, ma vie, mon œuvre… et à déprimer.

Mais j’aime aller chez Pierre, j’ai l’impression de visiter un appartement témoin, une vie témoin de ce que j’aurais pu faire avec un peu de chance, ou un peu de courage, je ne sais jamais. Ça me fait du bien de voir Pierre, de me plonger dans cette vie heureuse, d’être invité dans cette intimité.

Je fais un peu partie de la famille, je suis l’ainé qui a du mal à quitter la maison, qui boit trop, traîne un peu trop, pour lequel on s’inquiète… pour lequel on se demande : que va-t-il faire plus tard ? Que va-t-il devenir ?

Je sonne et Pierre ouvre dans la seconde, comme s’il était derrière la porte. Il m’embrasse et me dit de m’assoir. De toute façon c’est ce que j’avais prévu de faire.

L’appartement est vide, sa femme Claire et sa petite fille de cinq ans, Emma ne sont pas là. Ce soir, elles dînent chez les grands parents. Pierre me laisse seul dans la pièce le temps d’aller chercher deux bières dans la cuisine. Je m’assoie lourdement dans le canapé, en évitant soigneusement le côté gauche où les ressorts sont plus durs. Je connais parfaitement ce canapé, nous sommes proches, intimes même après les quelques nuits passées ensemble lors de soirées trop alcoolisées.

L’appartement est dans l’ensemble rangé, quelques poupées traînent çà et là, un magazine sur la table basse est ouvert à la page people. Je pose mes pieds sur le visage du chanteur dont la femme vient de se tirer avec un homme politique en vue. Je me sens bien dans l’appartement de Pierre et de Claire, j’aime la déco un peu lisse mais classe, les livres posés un peu partout, l’espace et la lumière qui règnent dans la pièce, le mélange de meubles de qualité, simples et modernes. Seule une étagère Ikea semble avoir été oubliée là, isolée, souvenir des débuts de Pierre comme avocat, quand seule l’aide juridictionnelle permettait de finir le mois. Elle contient quelques cadres, des photos de famille, une photo de moi avec sa fille Emma, ou plutôt écrasé par Emma sur une plage lors des dernières vacances.

Pierre revient avec les bières. Je le regarde et je me dis qu’il vieillit bien, toujours beau, grand, brun aux yeux bleus, pas grand choses à critiquer. De mon côté je ne suis pas trop mal, « presque » beau, « presque » grand, « presque » brun aux yeux bleus. Un peu comme Pierre mais en moins. Je l’ai toujours su, c’est d’ailleurs pour ça que Gabrielle lui a donné la main en cinquième et pas à moi. Ça ne m’a jamais dérangé, c’est ainsi. J’ai naturellement pendant l’adolescence, à l’âge ou les hormones remplacent le cerveau, tenter de compenser mon léger retard plastique sur Pierre par une personnalité différente. Mais j’ai compris assez rapidement que les cheveux verts et les piercings ne me permettraient pas de coucher plus facilement avec des filles. Ou alors uniquement des filles avec les cheveux verts et des piercings.

Pierre s’assoit. Nous nous retrouvons face à face, silencieux. Il a l’air soucieux, le visage fermé. C’est rare chez lui, en général c’est plutôt moi qui joue le rôle du dépressif et lui du psy.

-          Qu’est-ce qu’il t’arrive ce soir, tu es sinistre ?

-          Rien de spécial, répond Pierre les yeux vagues. Rien, j’ai une grosse semaine au cabinet qui m’attend.                                                                                                      

-          Tu te fous de ma gueule ? On se connaît depuis quelques décennies et là je sais que tu as un problème. T’as vu ta tronche ? C’est avec Claire ? Vous vous êtes engueulés ? Tu t’es tapée une blonde dans une soirée d’affaires quelconque, elle est folle de toi et elle veut t’épouser ?

Pierre n’esquisse pas le moindre sourire à la suite de ma blague assez mauvaise je l’admets.

-          Non tout va bien avec Claire et tu sais bien que j’ai l’étrange manie d’être fidèle. Je ne suis pas en forme c’est tout, rien de plus.

-          Ecoute, je ne vais pas insister, tu sais que s’il y a un problème tu peux compter sur moi.

Pierre reste silencieux, et me regarde. Les secondes passent et je ne sais pas quoi penser.

-          Arrête de me regarder comme ça putain ! Qu’est-ce que t’as !!

-          Rien, je pensais à ce que tu viens de me dire, que je peux compter  sur toi, c’est vrai ?

C’est à mon tour de regarder Pierre… Je ne comprends pas vraiment où il veut en venir.

-          T’es con, je suis ton pote depuis toujours, tu peux compter sur moi, je te l’ai déjà prouvé non ? Je ne vois pas ce que je peux dire de plus pour te convaincre.

-          Rien, mais si j’avais un gros problème, tu serais là ?

-          Ecoute Pierre, tu commences à être lourd avec tes sous-entendus. C’est quoi un gros problème ? La fois où tu avais piqué la caisse de ton père pour la garer dans un arbre, tu considères ça comme un gros problème ? Je t’ai couvert non ? Et la fois où tu t’es endormi dans le lit de Caroline et que Claire te cherchait partout, je t’ai sauvé aussi non ?

-          Tu sais bien que je n’ai rien fait avec Caro, je me suis endormi complètement saoul !!! Dit-il énervé.

-          C’est ce que tu aurais expliqué à Claire, je suis certain qu’elle t’aurait cru sans problème !!! Et puis tu me fais chier, ce n’est pas le débat que tu aies couché avec Caro ou pas. On n’a rien à foutre. Bon écoute, je ne vais pas passer ma soirée à essayer de te convaincre que je suis ton pote et que tu peux compter sur moi. C’est quoi ces mystères, ces questions obscures, cette gueule de dépressif chronique, à quoi tu joues ?

Pierre ne bouge pas, ne parle plus. Je ne le reconnais pas, je ne l’ai jamais vu dans cet état, comme pétrifié par quelque chose que j’ignore. Rien à faire pour qu’il parle. Nous restons là quelques minutes, chacun dans son silence. Je finis ma bière d’une longue gorgée, totalement tiède, et je décide de partir. Pierre ne me dira rien ce soir. Je me lève.

-          Pierre, j’y vais j’ai une perquisition demain à 6 heures, il vaut mieux que je rentre. 

Il ne bouge pas, ne dit rien, pas un regard.

-          Ok, appelle-moi quand tu veux, n’hésite pas, à n’importe quelle heure.

Je quitte l’appartement, inquiet de voir Pierre dans cet état, c’est la première fois que je le vois perdu à ce point. Il a déjà eu quelques passages à vide, des problèmes de couple, de boulots, mais rien de grave. Ce soir, il y a autre chose, un truc à l’intérieur de lui que je n’aime pas. J’hésite à appeler Claire mais j’y renonce aussi tôt, que pourrais-je lui dire ? Je viens de laisser Pierre seul, il semble avoir un gros problème dont il ne veut pas parler, il est mal, tu es au courant ?

Je laisse tomber l’idée, je démarre la voiture et je rentre.

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