Avant de commencer à vous oublier, j'aimerais mieux vous connaître
Michael Ramalho
Lisette, prisonnière de son fauteuil, traversait à toute vitesse les couloirs. Pour rien au monde, elle ne voulait manquer le Loto hebdomadaire organisé par la maison de retraite. C'était l'unique événement qui la poussait à quitter son appartement, pendant une paire d'heures. Passé le hall d'entrée, elle affichait systématiquement une grimace de dégoût après avoir découvert les dernières photographies de vieillards affublés de déguisements ridicules, mis en scène dans d'improbables situations heureuses. Lisette arborait tous les jours et en toute circonstance, un visage renfrogné, adoptant selon elle, une posture de réciprocité face à la rudesse de l'existence. Au bout du compte, quelles raisons avait-elle de sourire? Son quotidien n'était que peur, douleur et solitude. La poignée d'années, de mois, de jour qui lui restait à parcourir serait à coup sûr emplis de déchéance. Sans répondre aux salutations des auxiliaires de vie, elle se dirigea vers sa table habituelle. On la qualifiait poliment de femme de caractère. En prenant place, elle remarqua qu'un siège était vide. C'était celui de Daniela, la dernière centenaire en date au délicieux accent italien qu'elle connaissait depuis son emménagement. La malheureuse avait décidé de s'en aller pendant la nuit. Elle dissimula son chagrin en baissant la tête et en faisant mine de se concentrer sur le bac, plein de jetons multicolores. Elle maudissait sa sensiblerie. Elle s'était jurée de ne plus se laisser aller à la tristesse. Pour ne plus souffrir, son leitmotiv depuis dix ans consistait à ne plus se lier avec quiconque. L'animateur fit irruption dans la salle commune et la sauva in extremis, d'un torrent de larmes. Après d'inutiles présentation, il s'essaya à une série de blagues qui tombèrent toutes à plat. Mal à l'aise, il s'éclaircit la gorge et versa les boules dans la sphère grillagée. Il actionna la manivelle et annonça le gros lot du jour: un superbe déambulateur dernière génération ultra léger, aux poignées anti callosités. La litanie des nombres débuta. Le nez collé à ses cartons, Lisette ne remarqua pas une ombre qui s'approchait et qui s'assit à la place de la défunte. Une pause survint. Contrariée à cause d'un numéro en retard qui la privait du Bingo, elle releva la tête en marmonnant des noms d'oiseau. Elle le vit alors. Ce beau visage aux yeux doux et rieurs surmonté d'une épaisse chevelure argentée. L'homme salua l'assemblée d'un hochement de tête et baissa les yeux. La litanie reprit. Lisette n'écoutait plus. Elle ne pouvait détacher ses yeux de lui. Cette attirance qu'elle ressentait, cette immense envie de le revoir -anticipant déjà le moment où ils allaient se séparer-, ces papillons qui lui chatouillaient le ventre. Tout cela lui faisait penser à.... Mon Dieu ! C'était impossible. Lorsque suite à son accident, elle s'était retrouvée clouée dans un fauteuil, elle avait fait une croix sur toutes velléités d'amour. En cet fin d'après-midi, alors qu'elle se trouvait au crépuscule de sa vie, ce sentiment ressurgit aussi brusquement que la foudre s'abattant sur un vieil arbre malade et esseulé, finissant de se consumer dans un ardent flamboiement. La partie prit fin. Les roues du fauteuil demeuraient immobiles. Ils se retrouvèrent seuls. Lisette fixait les mains vierges de tâches de vieillesse ramasser les jetons avec douceur. Depuis des années, elle n'échangeait avec les autres que des banalités. Elle parla ainsi :
- Je m'appelle Lisette Wosnyaki, j'ai 84 ans. Je mène depuis longtemps une existence emplie de solitude. Je n'ai plus personne au monde. Mon mari et ma fille sont morts dans un accident de voiture. Il y a un an et demi, on m'a diagnostiqué la maladie d'Alzheimer. Lorsque vous vous êtes assis à cette table et que je vous ai vu, je suis tombée amoureuse de vous. Avant de commencer à vous oublier, j'aimerais mieux vous connaître. Elle n'eu même pas le temps de regretter son coup de folie que déjà l'homme se tenait debout devant elle. Deux bras puissants la saisirent. Lisette tressaillit au contact de leur chaleur. Cela faisait des années que personne ne l'avait touchée. Il la souleva de sa chaise avec douceur. Elle sentit son odeur, colla sa tête à sa poitrine. Leurs cœurs battaient à l'unisson. Il la porta jusqu'à son appartement.
- Michel ! As-tu regardé les infos ?
- Lisette, mon amour. Ne t'ai-je dit cent fois qu'elles me filaient le cafard ?
Il s'approcha d'elle et comme lors de leur première rencontre, la souleva de son fauteuil en l'embrassant. Il la déposa gentiment sur le lit. Ils firent l'amour. Pendant ces minutes, le plus d'un siècle et demi qu'ils cumulaient ne représentaient plus aucun obstacles. Ni douleur physique, ni douleur morale. Durant ces instants qui voyaient s'unir leurs corps, Lisette et Michel auraient pu avoir quinze, vingt, quarante ou quatre-vingts ans. Ils le faisaient avec une passion et un lâcher prise admirables. Michel lui rendait visite tous les jours. Tiré à quatre épingles, parfumé, il montait guilleret les marches de l'amour jusqu'à l'extase.
- Une cigarette après l'amour. Tu ne trouves pas que ça fait un peu cliché ?
Michel garda le silence. Il se contenta de souffler des volutes de fumée dans la pièce.
-Tu sais lisette. Les infos. Je les ai regardées. C'est un saloperie de maladie qui nous tombe dessus. Ils parlent d'obliger les gens à rester chez eux.
- Mais c'est impossible ! Les gens travaillent, les enfants vont à l'école et nous, les vieux...
Il plaça sa jambe au-dessus des siennes et la prit dans ses bras. Il avait senti les trémolos dans sa voix. Son corps frissonna. Il voulu la rassurer. Il l'enlaça. S'ils avaient eu cinquante ans de moins, ils auraient fait l'amour une deuxième fois. Ils s'endormirent dans les bras l'un de l'autre. Durant les jours qui suivirent, Michel fit de son mieux pour la tenir éloigner des nouvelles alarmantes qui s'accumulaient. Il ne lui dit rien des hôpitaux submergés de patients, des écoles désertées dès le lundi suivant et des gens assignés à domicile. Il l'éloigna aussi des images de panique en provenance des supermarchés où des rayons entiers étaient pillés. Le rouleau compresseur monstrueux avançait, implacable. Un jour, il tapa à la porte de Lisette. Il fallait lui dire. Dès le lendemain, ils demeureraient dans leur chambre. Confinés. Ils ne pourraient recevoir aucune visite, les auxiliaires se chargeraient de leur apporter la nourriture.
- Juste quand quelque chose d'extraordinaire méritant d'éprouver du désespoir à l'idée de l'oublier m'arrive, que la fortune me l'arrache aussitôt.
Serrant ses petits poings, elle continua ainsi :
- Tant que je parviendrai à ne pas t'oublier, je lutterai de toutes mes forces pour te rejoindre.
Michel ému aux larmes s'agenouilla et posa sa tête sur les jambes mortes de sa belle. S'ils avaient eu cinquante ans de moins, leur peau chauffée par tant d'adoration mutuelle aurait généré un feu d'artifice. Ils se quittèrent en se disant à demain, persuadés que rien ne pourrait empêcher leurs retrouvailles.
Ils allaient donc devoir ruser. Élaborer des stratagèmes pour atteindre l'appartement de l'être aimé sans se faire voir des auxiliaires de vie, qui veillaient au grain. Lisette, débordante de félicité devant cette possibilité d'amour inespérée, était la plus motivée. Les premiers temps, Michel assuma à plein son rôle d'amoureux. Après avoir enfilé son costume de preux chevalier, il s'évadait de son appartement avec l'agilité d'un chat, longeait les murs, priait pour ne pas croiser un garde et se faufilait à l'abri dans les bras de Lisette. Malheureusement, après une période de tâtonnement, le système de surveillance mis en place par le personnel devint difficile à déjouer. Les visites déclinèrent. Lisette ne pu se résoudre à passer plus de trois jours loin de Michel. Elle désirait ardemment son giron. Elle se languissait de ses étreintes, de ses baisers, de son souffle sur son oreille ou sur son cou. Les journées mortes étaient légions. La maladie choisie cet espace morne et incertain pour mordre avec davantage de cruauté. Elle se mis à oublier. Les clés de l'appartement, la télécommande, la boîte de comprimés semblaient changer de place au gré de leur fantaisie. Le médecin l'avait prévenue. Elle oublierait d'abord, les choses du quotidien. Il avait même ajoutée l'adjectif « petites » comme pour balayer d'un revers de main, les désagréments liés à la chose. Puis, elle commencerait à ne perdre le fil des événements récents. Viendraient ensuite, le sentiment de désorientation de plus en plus gluant et oppressant, les accès de violence directement attachés à la frustration que cela générait et enfin, elle ne se souviendrait plus. Albert et Nicole s'enfonceraient dans un néant pire que la mort. Ni elle, ni son mari n'avaient de parents. Elle était orpheline. Il avait coupé les ponts avec sa famille. En n'existant plus pour elle, ils seraient tous trois effacés de la Terre. Jamais existé. Pour retarder le processus au maximum, elle avait entrepris de retranscrire sa vie avec Albert et leur fille, dans des cahiers d'écolier. La maladie, insensible à ses projets, marchait sur elle. Dernièrement, elle s'était mise à les égarer. Lisette refusait de le reconnaître mais l'arrivée de Michel éloignait ses idées noires et rebattait les cartes de ses préoccupations. Toutes ses forces étaient tournées vers un seul objectif : accomplir l'impossible pour qu'il ne disparaisse pas. Des signes pourtant, laissaient présager une issue mauvaise. A plusieurs reprises elle rêva qu'elle se perdait dans les couloirs. Désemparée, elle était incapable de se rappeler ce qu'elle faisait là. On finissait par la surprendre. Au lieu de la réprimander et de la reconduire à son appartement, les auxiliaires, disposées en cercle autour de son fauteuil, se moquaient d'elle. Puis, elles jetaient à ses pieds, ses précieux cahiers formant un amoncellement de papier. Enfin, elles se fendaient d'un rire lugubre en regardant se consumer l'autodafé. Lisette voyait les flammes lécher doucement ses jambes avant d'être totalement englouties. C'était l'absence de douleur qui la faisait se réveiller en hurlant.
C'était l'heure. Face au miroir, Lisette se disait qu'il adorerait cette robe aux motifs fleuris. Pour qui s'était-elle apprêtée ? Mich...Al...Michel. Michel, oui ! Bien sûr, elle partait voir son bel amoureux. Une fois dans le couloir désert, elle ressentit immédiatement une appréhension, quasiment une angoisse. D'où venait-elle? C'était ridicule. Elle était adulte. Pire une vieillarde. Elle était libre de rendre visite à son ami. Comment s'appelait-il déjà? Marcel. Non...Michel ! Les roues qui gémissaient comme un moribond produisaient un vacarme ouaté sur la moquette du couloir. Son instinct lui dictait qu'il aurait fallu être plus discrète. Dans l'ascenseur, les chiffres gravés sur les touches se mélangeaient dans sa tête. Le deuxième ou le troisième. A quel étage sommes-nous ? Elle appuya. Les portes s'ouvrirent. Un couloir en tout point identique. Qu'est-ce qu'elle faisait ici ? Où était-elle ? Albert ! Nicole ! Où étaient-ils ? L'appartement numéro treize. Il habitait là. Qui déjà ? Albert ? Marcel ? Non. Michel ! Qui était-il ? Son mari, un ami, un frère. Non ! C'était autre chose. Lisette ouvrit la porte. L'appartement était vide. Elle ne reconnu rien. Rien qu'une désagréable impression de déjà-vu. Elle avança jusqu'à la table qui occupait presque la totalité de la pièce. Les roues du fauteuil pleuraient en silence. Une impressionnante colonne de cahiers d'écoliers l'attendait. Elle saisit un magnifique stylo plume gravée avec cette inscription «Pour m'écrire des lettres d'amour. Ton Albert. 26 Avril 1954». Elle sourit. Au moment de commencer à écrire, elle s'interrompit. Qu'allait-elle pouvoir écrire ? Qui était Albert ? Qui était Nicole ? Qui était Michel ? Qui étaient-ils tous ?
Excellent!
· Il y a presque 4 ans ·Et je connais un bout sur la maladie et les vieux...
Bravo
souslesoleilexactement