Avec des si si sincères

Anissa Filali

Un Noel sous le signe de la sincérité : avis aux amateurs de drames familiaux en milieu bourgeois.

Aujourd'hui, c'est Noël, le jour le plus hypocrite de l'année probablement. C'est le jour où l'on fait même un cadeau à sa belle-mère détestée, à sa concierge portugaise qui ne fait que dormir bien au chaud dans sa loge, à son amie qui ne sait pas que l'on sait  qu'elle a couché avec notre fiancé et peut-être à notre supérieur qui vient de refuser notre demande d'augmentation de salaire. A tous ces gens et d'autres encore, le jour de Noël, on fait un cadeau. Parce qu'on n'a pas le courage de dire ce que l'on pense, parce que dire la vérité est chose difficile et que le mutisme est tellement plus confortable.

Mais si, aujourd'hui, le jour de Noël, tout pouvait changer, basculer ? Bien sûr, avec des si on pourrait mettre Paris en bouteille. Mais quel intérêt ? Non, sérieusement. Si justement le jour le plus hypocrite de l'année on pouvait tout se dire, si l'on était pour une fois sincère, juste sincère ? Eh bien oui, c'est ce qui va se passer maintenant.

Aujourd'hui, c'est Noël et on va tout se dire.

Claire longea tranquillement les vitrines de la rue Montorgeuil. Elle avait tout son temps. Il était dix heures du matin, les boutiques ouvraient à peine et il ne lui manquait plus qu'une jolie paire de chaussure et une robe pour ce soir. Elle soupira : passer la soirée chez sa belle-famille avait toujours était fatigant. Son beau-père, vétéran de la seconde guerre mondiale ne faisait que parler de sa jambe de bois. Sa belle-mère la regardait tout en pensant que non, franchement elle n'était pas assez bien pour son petit-fils chéri et sa belle-sœur lui demandait sournoisement si sa robe de Promod était de chez Chanel. Sans oublier, les trois enfants de celle-ci. Trois petits monstres qui se faisaient un plaisir malin à remplir les poches des manteaux des invités avec des chewing-gums mâchouillés tandis que ses parents restaient prostrés dans un coin du salon en buvant l'infect vin-rouge-1987-ma-chère qui, elle l'avait vu la veille, était en promotion chez franc prix.

Si elle avait complètement oublié son fiancé, c'était bien parce qu'il brillait par son absence. Epuisé par toutes ces festivités, le foie gras, le lapin brûlé et le soufflé ratatiné apporté par la voisine du dessous, il avait pris comme d'habitude la poudre d'escampette. Monsieur étant médecin, il s'était acheté un petit biper, le genre d'engin que portait les acteurs d'Urgence. Il demandait à son ami Cédric de l'appeler sur ce truc bidule. Et, n'ayant toujours pas compris que sa chère fiancée, donc, elle, Claire, Géraldine, Edwige Clément, n'avait pas gagné sa thèse de psychologie au loto, il ne se douta pas qu'elle avait compris son petit manège de je-sui-désolé-de-partir-mais-il-y-a-une-urgence. Bien sûr, il existe un grand nombre de médecins qui ont vraiment un biper sur eux, mais ce que les parents de son fiancé, il s'appelait Jean-Édouard, ne savait pas, c'était que leur fils n'était pas encore médecin, mais plutôt étudiant en médecine. La veille de son examen, mort de trac, il avait préféré faire la tournée des bars avec son pote Cédric. En fin de compte, ils étaient rentrés à la maison à l'heure où les autres allaient à la fac passer l'examen. Il avait fait jurer à Claire de rien dire à ses parents, puisqu'ils lui versaient tous les mois une petite somme de quatre chiffres sur son compte bancaire. Elle avait accepté ce chantage affectif sans broncher tout en pensant que son fiancé serait bientôt bon pour le divan freudien.

Les chaussures donc, mais pas si hautes que celles de l'année précédente. Elle avait entendu sa belle-mère chuchoter à l'oreille de sa belle-sœur Marie-Catherine que oui, il fallait le dire, on voyait bien que Claire venait du milieu des travailleurs. Des chaussures dignes des la Place Pigalle avait-elle dit de façon méprisante. Claire avait fait la sourde oreille tout en se disant que sa belle-mère connaissait étonnement bien la ville de Paris. Mais enfin, c'était Noël et en aucun cas le moment indiqué pour faire une scène devant tout le monde.

Et pourquoi pas en fait ?

Elle entra dans une boutique dont la devanture lui paraissait prometteuse. Des talons aiguilles de douze centimètres, des chaussures en vernis noire, des bottes en satin rouge avec de la fausse fourrure et des robe faites de tout sauf de tissus. Une vendeuse plutôt trash la salua et heureusement la laissa regarder tranquillement. D'habitude et uniquement pour faire plaisir à Édi, pardon, Jean-Édouard, elle s'achetait une robe dans un des magasins que fréquentait sa belle-mère. La sorte de magasin où le simple fait d'y mettre les pieds, vous coûte déjà une fortune. D'ailleurs elle en sortait la plupart du temps avec un sac en papier minuscule, quand même pour le prix on avait droit à du papier, et un porte-monnaie catégorie poids léger.

Elle était en train de farfouiller dans les vêtements lorsqu'elle trouva ce qu'il lui fallait. Elle hésita un instant, vérifia la taille et le prix (vingt euros ça change, non ?) et se dirigea vers la caisse.

« Vous ne l'essayée pas ? » demanda la vendeuse trash qui portait deux kilos de piercings dans son visage. Elle secoua la tête. « Ça va, merci, d'ailleurs je préfère qu'elle ne m'aille pas. » La fille la regarda interloquée, mais Claire ne fit qu'un petit sourire qui pouvait dire tout et rien. A quoi bon expliquer à la fille qu'elle voulait une robe affreuse avec des chaussures affreuses parce qu'elle en avait marre de cette mentalité de bourges caricaturaux. Elle étouffait. Ce qu'elle voulait, c'était qu'on lui fiche la paix avec cette cupidité chronique de sa belle-famille.

Le bruit du sac plastique la rassurait. La lourdeur de son porte-monnaie aussi. Si la soirée était ratée elle pourrait toujours se dire que ce n'était pas très cher payé.

Son téléphone portable sonna. C'était Sylvie, son amie qui couchait tous les mardis avec Jean-Édouard. Au Ritz bien sûr. On ne vit qu'une fois, n'est-ce pas ? Claire n'avait pas eu besoin de jouer les Sherlock Holmes amateurs ni même les femmes jalouses et susceptibles. Jean-Édouard lui avait facilité la chose. Un soir, alors qu'elle était seule dans l'appartement, le téléphone avait sonné.

«Oui, bonsoir Madâme, ici, le maître d'hôtel du Ritz. C'est au sujet de la chambre 235, Madâme. Tout l'étage a été réservé par Georges Bush. Je sais que cela est un peu tard pour vous prévenir, mais nous pourrions vous arranger la suite nuptiale pour demain soir huit heures. D'ici là Mônsieur Bush sera de nouveau au tournoi de golf à Marrakech. »

« Très bien, monsieur. Nous viendrons avec beaucoup de plaisir. »

 

Le hasard fait bien des choses.

 

En rentrant de la fac, elle avait tout de suite prévenu son fiancé.

« Au fait, le Ritz a appelé. Bush a réservé tout l'étage. Donc, voilà, ils nous proposent pour demain la chambre nuptiale. » Elle l'avait pris dans ses bras et l'avait embrassé longuement goûtant ainsi au plaisir de la perfidie. « C'est vraiment une très belle surprise, mon amour. » Jean-Édouard avait pâlit sous son masque. La figure blême, il avait vainement essayé de garder la face. En vain.

« Mon chéri, mais enfin, ce n'est pas grave. »

« Ah, tu trouves ? » Son visage se décrispa.

« Mais non, pas du tout. Ce n'est pas parce que tu ne m'as pas fait la surprise toi-même que je vais te faire la tête. Au contraire. Je t'aime. »

Ses mâchoires s'étaient à nouveau crispées. Le quiproquo était total. Il ne savait pas qu'elle savait tout.

Non, pas tout, il fallait encore savoir qui était la femme à laquelle il pensait quand il aimait sa fiancée le soir dans l'intimité des couples heureux.

« Je ne me sens pas bien. La cantine était infecte aujourd'hui, je vais aller me coucher. »

Elle s'occupa de lui comme une vraie mère poule. Elle le chouchouta, lui fit du thé, des biscottes beurrées et alla même jusqu'à mettre de la musique douce en bruit de fond. Ce qu'il devait souffrir le pauvre petit. Docteur, je souffre de culpabilité, que faire ? Soyez sincère. Impossible !

Et au lieu d'arrêter ses rendez-vous en cachette, il avait seulement changé d'hôtel, mais pas de nom, car celui-ci lui rapportait le rabais dont bénéficiait son père, grand juriste à la Cour de Paris. 

Après l'avoir emmenée tout honteux et mal à l'aise, dans la chambre nuptiale, (heureusement qu'il l'avait déjà demandée en mariage, ça faisait mieux passer la chambre nuptiale), il avait donc arrêté d'aller au Ritz.

En trois coups de fil elle connaissait son prochain rendez-vous. Sheraton (quel manque d'imagination) mardi prochain, quatorze heures, chambre 78.

 

Elle ne savait pas ce qui l'avait le plus blessée. De voir son fiancé la tromper avec sa meilleure amie ou de voir sa meilleure amie coucher avec son fiancé. Elle en avait conclu que tous les deux méritaient une bonne leçon. Elle remerciait Bush qui avait il y a quelques jours réservé tout l'étage et rentra à la maison, les yeux aussi secs que son cœur.

 

Le téléphone sonna inlassablement. Elle décrocha.

« Claire ? » fit Sylvie d'une voix mourante.

« Qu'est-ce qui se passe encore ? » demanda Claire agacée.

« Loïc m'a quittée. »

Claire l'entendit ravaler sa morve et éloigna un peu dégoûtée le téléphone de son oreille. Elle les connaissait par cœur, ses litanies. Il fallait savoir que Sylvie avait le chic des histoires qui finissaient mal.

« Et pourquoi il t'a quittée ? » Ce n'était que par pure politesse qu'elle lui posa cette question. Soyons franc, elle n'en avait rien à faire. Cette fille couchait avec son fiancé, son Jean-Édouard, et elle avait le culot de pleurer dans son giron. Trop, c'est trop. Elle raccrocha d'un coup sec et se sentit pousser des ailes. Afin d'éviter un autre appel aussi pathétique que celui qui venait de lui embrouiller son humeur festive, elle éteignit son portable et le fourra au plus profond de son sac, entre ses tampons de secours et le bas qu'elle s'était filé dans le métro.

 

Claire continua donc sa balade à travers la ville. Elle s'arrêta maintes fois, fit semblant de chercher des cadeaux pour sa belle-famille mais se ressaisit vite. Elle préféra savourer un bon petit café tout chaud dans son bistro préféré « Chez Gégé ».

« Chez Gégé » était un petit bistro accueillant où les prix étaient de ce qu'il y avait de plus abordable dans  ce quartier. Il appartenait donc, comme le nom indique à Gérard. Faute de budget il n'avait pas eu suffisamment d'argent pour financer une plaque lumineuse avec son nom marqué en entier. Il avait fait un sondage chez les marchands de la rue qui avaient proposé « Chez Gégé ».

« Salut ma belle, je te serre quoi ? » Gégé lui fit un large sourire qui mit à nu ses dents manquantes. Il devait avoir dans les 40 ans. Sa femme s'occupait de la cuisine et son fils l'aidait au service quand il ne travaillait pas pour sa prépa. Il était la fierté de la famille et Gégé ne se faisait pas prier pour raconter le jour où son fils avait obtenu les résultats du concours. « Prems, ouais, ben mon fils c'est qui l'était prems ! Hein, fiston ? » Ledit fiston piquait un fard et s'en allait en cuisine, intimidé par tant de fierté paternelle.

Claire hésita.

« Un couteau bien tranchant pour éventrer ma belle-mère et de l'arsenic pour empoissonné mon fiancé. »

Gégé se gratta la tête.

« Ben, dis donc, t'as pas l'air d'être en forme, toi. » Sur ce il disparut derrière le comptoir et revint quelques instant après avec un double cognac.

« Tiens ça te remontra. Mais un seul, hein. Sinon t'es capable de tous les tuer. » Il voulut lui demander ce qui n'allait pas. Mais, doté d'un certain tact, il préféra la laisser seule avec ses pensées sinistres.

Elle avala le liquide couleur ocre d'un coup rapide et s'apprêta à payer, lorsqu'elle vit Gégé secouer la tête du fond du bistro.

« Joyeux Noël, ma belle ! »

« Pour un joyeux Noël, ce sera un joyeux Noël », pensa-t-elle et partit.

 

La rame de métro était pleine à craquer. Il y avait plus de sacs que de gens. Mais pourquoi donc les gens ne s'y prenaient-ils pas un peu plus à l'avance ? C'était comme s'ils se réveillaient le matin de Noël sans avoir jamais pensé à acheter des cadeaux. Elle se fraya avec difficulté un passage entre les montagnes de paquets, vêtements et autres horreurs qui obligeront ceux à qui ils étaient destinés de faire la comédie. Claire, elle, s'était facilité la vie. Elle n'avait acheté de cadeaux qu'aux gens qu'elle aimait. A son père, sa mère et sa cousine Blandine qui était partie il y quelques jours en expédition au Yémen et qu'elle ne reverrait pas avant Pâques.

Une idée lui vint à l'esprit. Et si elle faisait quand même un cadeau à sa belle-famille. Un sourire machiavélique illumina son visage. Elle bouscula les gens sur son passage et sortit du métro. Elle entra dans la première papeterie qu'elle trouva et acheta un, deux, trois, quatre (!) feuilles de papier à lettres et les enveloppes assorties. Le motif était simple mais clair : un petit diable déguisé en Père Noël. On ne faisait, effectivement, pas plus clair que cela.

 

Satisfaite elle rentra chez elle en espérant que Jean-Édouard ne serait pas là. Il l'était, malheureusement. Il se jeta sur elle comme la famine sur le pauvre monde. L'embrassa, la caressa et essaya de la déshabiller alors qu'elle avait encore tous ses sacs en main.

« S'il te plaît, arrêtes ! » Elle se défit de son étreinte frénétique. Tous les ans, il lui faisait le même coup. Tous les Noël, avant d'aller chez ses parents il se mettait dans une transe passionnelle qui lui faisait perdre tous ses moyens intellectuels. Il était comme une bête et ne pensait qu'à une chose : faire l'amour. Claire avait sa propre interprétation de ce phénomène. C'était une façon efficace de se débarrasser de son appréhension vis-à-vis des mensonges qu'il était obligé de servir à ses parents au moment des entrées. Car, il n'y avait pas que le mensonge des études. Non. Il avait une fâcheuse tendance à la mythomanie. Il faisait croire à ses parents des histoires abracadabrantes sur ses connaissances. Oui, oui, Brigitte Bardot, je viens de lui recoudre une blessure à la tempe. Son chien, je suppose. Ou alors : Anthony Delon ? Un type charmant. On joue au poker parfois.

N'importe quoi. Déjà il ne savait pas recoudre des plaies sans avoir un haut le cœur, ensuite Brigitte Bardot il ne l'avait jamais vue et ne parlons pas d'Antony Delon ni de ses histoires de pokers. Il ne savait que jouer à la bataille. Et encore…

Jean-Édouard la regarda effarée.

« Mais, je suis fou de toi ! »

« Je crois que tu devrais de décontracter avant d'aller chez tes parents.  De toute façon j'ai des choses à préparer. »

Elle s'en alla dans sa chambre.

Il ne vint plus l'embêter de la matinée.

 

Elle s'enferma dans sa chambre à coucher et s'installa à son bureau avec son papier à lettre. Ce serait un cadeau diabolique. Au sens propre du terme. Elle commença par sa belle-mère.

 

***

 

Il frappa à la porte.

« Claire, tu viens, il est l'heure. On doit partir. Avec les embouteillages qu'il va y avoir… »

Pas de réponse.

« Bon, ma chérie, excuse-moi pour tout l'heure, c'était le stress sûrement. »

Claire était en train de mettre sa robe. Enfin, le bout de tissu qui lui servait de robe. Elle remit les chaussures du Noël précédent et se poudra une dernière fois le nez. Elle se poudra une dernière fois le nez pour la dernière fête de Noël qu'elle passerait chez la famille De Château-Renault.

« Vas-y sans moi. Je ne retrouve pas ma deuxième chaussure. »

Jean-Édouard s'impatienta. Sa mère n'appréciait pas le retard. Elle n'appréciait d'ailleurs rien en ce bas monde.

« Enfin, prends-en d'autres. »

« Non, c'est celles-là ou rien. »

Il expira fortement par les narines. Un instant plus tard elle entendit le claquement de la porte.

Un quart d'heure. Il lui fallait au moins un quart d'heure de retard  pour faire son petit effet. Claire alluma la télévision et alla se chercher un paquet de pruneaux séchés. Vu la nourriture infâme qui l'attendait, il valait mieux se préparer une petite réserve.

Elle zappa tranquillement d'une chaîne à une autre, puis resta accrochée à l'émission chasse et pêche. Le temps passa. Elle l'oublia même.

 

« Ah vous voilà enfin ! » s'exclama sa belle-mère faussement soulagée. « On pensait que vous n'alliez plus venir. »

« Vous espériez. », dit Claire en marmonnant dans sa barbe.

« Mais pas du tout. Jean-Édouard, mon chéri, je crois que ta compagne ne se sent pas bien. » Le mot fiancée lui aurait écorché la bouche. D'ailleurs, les fiançailles avaient été une des plus grandes déceptions de la vie de Madame de Château-Renault. Quel plaisir aurait-elle eu à le voir dans les mains d'une des filles des de la Rochemaure. Mais enfin, les dieux en avaient décidé ainsi et quoi qu'il arrive, un jour ou l'autre il se sentirait attiré par les femmes de son milieu social, cultivées et riches. Thèse de psychologie ? Et alors.  Madame de La Château-Renault préférait ne pas savoir d'où elle la sortait, cette thèse.

Jean-Édouard, alarmé par la voix suraiguë de sa mère, vint à la rescousse de…

« Mais enfin Claire, qu'est-ce qui te prend de parler ainsi avec maman ? »

… sa maman.

Donnez-moi un couteau tranchant, pensa-t-elle. J'ai des envies de meurtre. Trucider, éventrer, écarteler, broyer et bien d'autres verbes lui vinrent à l'esprit.

Mais Madame de Château-Renault ne se laissa pas décourager par le regard froid de sa belle-fille.

« Nous avons invité nos chers amis, les De la Rochemaure. Peut-être avez-vous déjà entendu parler d'eux. »

« Non, jamais. »

Sa belle-mère retourna aux salons. Des petits rires polis de gens très bien élevés parvinrent jusqu'à elle. Claire hésita. Un instant elle regretta sa tenue. Mais bon. Alea jacta est. De toute façon, c'était trop tard. Elle enleva son manteau, son écharpe et ses gants et jeta le tout parterre à côté des sacs à main de ces belles dames. Elle en compta deux de Chanel et trois de Prada. Serait-ce qu'elle allait avoir beaucoup de public? Elle frémit à cette pensée mais ne se démonta pas.

 

Le rideau s'ouvrit. Claire, Géraldine, Edwige Clément fit son entrée. La salle se tu.

 

Comment décrire les visages ébahis des de Château-Renault et des de Rochemaure ?

Fallait-il que le costume de Claire soit scandaleux pour susciter une telle réaction.

 

Soyez rassurés, il l'était. Commençons par le bas.

 

Elle avait mis ses bottes noires en cuir qui lui faisaient des jambes de mannequin. Les talons aiguilles allongeaient de beaucoup sa svelte silhouette. Puis pendant un grand nombre de centimètres on ne voyait plus que sa chaire lisse et bronzée. Il fallait donc lever le nez jusqu'à hauteur de la moitié de ses hanches.  Sa robe était en fait une étoffe rouge dont les extrémités tombaient en lambeaux scintillants qui couvraient avec raffinement ses hanches.

Puis, si l'éducation du XVIème arrondissement n'avait pas porté ses fruits et si l'on savait contrôler son corps, on pouvait s'aventurer vers le haut. Le tissu vermeil caressait son magnifique décolleté. L'une des bretelles de sa tenue avait, toute coquine, glissée de son épaule. Claire était belle. D'une beauté effrontée, sauvage et resplendissante.

 

C'est là que Madame de Château-Renault s'évanouit.

 

Trop heureux de pouvoir montrer ses qualités de médecin, Jean-Édouard alla chercher une moitié d'oignon qu'il lui mit sous le nez. Faire six ans d'étude pour en arriver là. Claire savait en faire autant. On se leva, s'affaira autour de la pauvre Madame de Château-Renault afin de se donner l'impression d'être d'une quelconque utilité.

 

Tout le monde oublia Claire. Sauf Monsieur de la Rochemaure qu'elle ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam et qui se sentit la noble obligation de la complimenter sur sa tenue pittoresque.

 

Le coup de l'oignon réveilla Madame et son fils pas peu fier de son action héroïque, s'en pris à sa fiancée. Tandis que l'on s'occupait de madame, Jean-Édouard empoigna le bras de Claire et la tira hors du salon.

« Claire, mais enfin, Claire… », Lâcha-t-il, retenant à peine sa colère.

« Calme-toi », dit-elle posément.

« Pourquoi tu as fait ça? » Il la regarda tout en tripotant un rond de serviette métallique posé sur la cuisinière.

« Je ne sais pas, une envie peut-être. » Claire s'approcha de lui, mais effrayé, Jean-Édouard fit un pas en arrière. En reculant, il renversa une bouteille de champagne qui se brisa en mille morceaux. De fines lamelles de verre s'étalèrent comme un tapis de diamants sur les carreaux noir et blanc.

« C'était un cadeau de Monsieur de la Rochemaure. »

« Je peux t'aider à ramasser les débris, si tu veux. »

« Non, tu risques de te faire mal. » Il alla chercher un balai rangé dans un des placards au fond de la petite cuisine, à côté de l'entrée de service réservée à leur fidèle bonne Madame Rodrigua. Puis, il s'agenouilla afin de ramasser à la main les plus grands morceaux.

Il gémit. Une grosse goutte de sang coula le long de son index meurtri.

« Je vais te chercher un pansement. », lui lança-t-elle et courut à la salle de bain. Elle fouilla les tiroirs de la commode. La pièce sentait agréablement le parfum de sa belle-mère. C'était un des rares détails qu'elle appréciait chez elle. Son parfum, le même que portait sa grand-mère jadis.

Elle hésita à retourner en cuisine et se cacha alors derrière la porte entrouverte. Ce qu'elle vit à travers l'entrebâillement de la porte l'attendrit. Un grand garçon qui suçait son pouce. Un  grand garçon aux cheveux bruns et au visage sérieux qui avait toujours souffert de l'autorité patriarcale et de l'amour étouffant de sa mère. Déchiré entre un père qui ne l'estimait pas et une mère qui l'aimait trop, il avait toujours eut une expression d'indécision dans son regard. Sa vie avait jusqu'à présent été un long chemin d'errance, de questionnement et de recherche de soi. A l'âge où ses amis s'amusaient, il  se sentait obligé, sous le regard sévère de son père, de travailler. Jean-Édouard était malgré cela un élève plutôt médiocre et Claire y soupçonnait une révolte inconsciente face une éducation psychorigide.

Ainsi, aux vœux de sa famille, avait-il sacrifié ses rêves de grand poète à un avenir dans la chirurgie. Il avait montré quelques-uns de ses écrits à Claire qui avait été bouleversée par la sensibilité à fleur de peau que laissaient entrevoir ces alexandrins gribouillés dans un cahier prudemment caché sous le matelas.

Elle repensa à Sylvie. Claire soupçonna Jean-Édouard d'avoir entamer une liaison avec une femme uniquement pour se donner l'impression d'être dur, viril et sûr de lui-même. Ce n'était pas son genre, mais peut-être avait-ce été le premier pas vers la libération, l'émancipation.

 

Claire entra dans la cuisine. Il lui fit un gentil sourire et, penaud, lui tendit son doigt blessé.

« Pourquoi tu n'aimes pas ma famille ? » Il avait posé la question malgré lui, doucement tel un souffle presque inaudible.

« Tu ne peux pas essayer de me comprendre ? Le jour où tu m'as présentée à ta mère j'ai cru qu'elle allait fondre en larmes. On voyait tous ses rêves de fiançailles s'écrouler dans ses yeux. Les beaux-parents richissimes, les enfants habillés en Bébé Dior, les vacances à Deauville et un compte bancaire en Suisse. En me voyant, elle a tout de suite compris que mes projets n'étaient pas les siens. Elle pensait que tu voulais être riche, faire carrière et faire une bonne partie. Ta mère t'aime tellement. Peut-être qu'aucune femme ne lui conviendra jamais. »

« Elle n'est pas comme ça ma mère. Elle m'a dit qu'elle te trouvait bien. »

« C'est possible, mais elle ne sait pas le montrer. »

Il contempla tristement son pansement.

« Tu n'aurais pas pu prendre les normaux ? »

Claire eut un sourire en coin.

« Je ne vois pas ton problème. C'est mignon les nounours, non ? » Elle lui colla un baiser sur la joue.

Elle quitta la cuisine, le laissant seul, entouré des odeurs de foie gras, d'oignon et de champagne.

Par pudeur et parce que les dégâts étaient déjà assez grands comme ça, Claire alla enfiler une robe de chambre qu'elle trouva dans la salle de bain clinquante, brillante et toute proprette des de Châteaux Renault.

 

De retour à la salle à manger, les esprits s'étaient calmés, on décida de se mettre à table.

« Va chercher le bon champagne Jean-Édouard, veux-tu ? » demanda Monsieur de Château Renault. Jean-Édouard eut une petite toux nerveuse.

Claire s'adressa à son beau-père : « J'ai renversé la bouteille. Elle s'est malheureusement cassée. » Il fronça les sourcils légèrement agacé.

« Bon, eh bien passons au foie gras. »

Jean-Édouard alla en cuisine et pris le service en charge. Leur bonne avait pris son congé annuel. Le voilà condamné à jouer le serviteur. Ce qu'il avait en fait été toute sa vie pour être honnête.

Il s'empara donc du plateau de foie gras et du pain et retourna à la salle à manger où il était attendu avec impatience.

Ce n'est qu'à cet instant que Claire remarqua l'absence des trois petits monstres.

« Ils sont où les petits mon… ». Elle reçut un coup de coude de la part de Jean-Édouard qui la fit se taire immédiatement.

« Ils ont préféré rester à la maison. Les pauvres petits ne se sentaient pas bien. Une mauvaise angine. »

« Ah bon», dit Claire. On mangea l'entrée en silence. Claire aida Jean-Édouard à débarrasser la table et à servir le plat de résistance. Au sens propre du terme, peut-être.

« C'est que cela à l'air fort bon », s'exclama Madame de Rochemaure.

Le repas se déroula sans autres tourments jusqu'au dessert. Vint alors le moment crucial qui transformait Jean-Édouard des heures avant en bête sauvage.

 

L'interrogatoire patriarcal.

 

« Alors fiston, demanda son père après s'être servi son quatrième verre de vin rouge,  comment va la médecine ? »

Jean-Édouard avala de travers sa cuillerée de crème brûlée, toussa, cracha et devint écrevisse.

« Bien… très bien. »

« A quand ton propre cabinet ? »

Terrain miné.

« Oh, tu sais, père, je suis plutôt satisfait de mon travail à l'hôpital. »

« Tu sais ce qui est amusant ?»

Claire sentit les muscles de son fiancé se contracter.

« Eh bien, non père, mais tu vas sûrement me le dire. »

« Eh bien, Monsieur de Pont-l'évêque a été emmené d'urgence à l'hôpital. Il s'était cassé une jambe. Il a voulu se faire soigner par toi mais les infirmiers ont prétendu ne pas te connaître, amusant non ?»

« Haha, oui, amusant. C'était quand l'accident ?»

« Mardi dernier en début d'après-midi. »

Jean-Édouard fit semblant de réfléchir.

« D'accord, je vois. Je n'étais pas de service ce jour-là.  Et d'ailleurs je ne travaille que rarement en urgence. »

 « Il a raison votre fils. Mardi en début d'après-midi il était au Sheraton… pour des affaires » Claire fit un charmant sourire à son beau-père qui ne savait plus où en donner de la tête. Le vin peut-être.

Fine mouche et sentant qu'un drame allait avoir lieu, Madame de Château-Renault tapa dans ses mains et dit d'une voix mielleuse : « Les cadeaux maintenant. »

Si elle savait…

Le sapin, un vulgaire petit arbrisseau en plastique, décoré de guirlandes lumineuses qui clignotaient à vous donner des TOC, avait été posé sur une petite table basse du XVIIIème.

Les cadeaux avaient été disposés sur une autre table. Claire alla rapidement ajouter ses cadeaux aux autres paquets.

« Commençons par nos invités. Madame de Rochemaure. Ma chère amie»

« Oh ! que c'est beau. C'est pittoresque. » La pauvre madame de Rochemaure venait de déballer un petit chien en porcelaine. « Charmant. » Elle alla effleurer les joues de Madame de Château-Renault.

Ce fut au tour de Monsieur le mari de s'extasier devant un cadeau immonde. Le pull en laine de chez Lanvin.

« Magnifique ! Et si doux. » Alors là, il en rajoutait, mais personne ne s'en aperçut.

« Et maintenant je propose qu'on les ouvre tous ensemble. » On s'exécuta.

Les membres de la famille de Château Renault s'emparèrent de leurs cadeaux, notamment de leurs enveloppes offertes par Claire.

Madame la belle-mère la lue en premier.

Elle tremblait de colère.

« Claire, expliquez-moi cela. »

Curieux, Monsieur Jean-Édouard senior lu la sienne, sa fille fit de même.

« Diantre ! », hurla Monsieur de Château-Renault.

« Quelle honte d'user ainsi de la langue française ! »

Jean-Édouard lu les lettres de ses parents et la regarda abasourdi. Il se sentit sortir de son corps, s'observa de l'extérieur et se dit : « C'est bizarre. Je ne suis même pas fâché. Au contraire, je me sens si léger tout à coup. » 

« Jean-Édouard ! Jean-Édouard », cria sa mère.

« N'en rajoutes pas, maman. », dit-il, d'un ton détaché.

« Pardon ? » Elle regarda son fils, étonnée, ahurie.

Il la regarda droit dans les yeux.

« J'ai dit maman, n'en rajoutes pas. »

« Sortez, je ne veux plus vous voir ici ! »

Claire ne se le fit pas dire deux fois, enleva l'horrible robe de chambre, pris son manteau et son sac et parti.

Jean-Édouard la suivit, prenant au passage ses affaires enfouies sous le tas de sacs à main.

 

Une fois dans la voiture, il se tourna vers elle.

« Et moi ? »

Elle le dévisagea.

« Quoi, et toi ? »

« J'ai je pense droit à une lettre, non ? D'ailleurs je serais curieux de savoir à quel genre de poème j'aurais droit.»

« Regarde devant toi quand tu conduis. »

 

A la maison, elle alla droit dans sa chambre, enleva sa robe de déesse grecque et chercha la lettre destinée à Jean-Édouard.

« Tiens, c'était trop difficile à mettre en vers, j'ai préféré la prose. Mais bon, si tu trouves un truc qui rime avec enculé… » Il sourit.

Cette lettre, elle la portait en elle depuis si longtemps. Dans sa tête, combien de fois avait-elle formulé les phrases ? Combien de fois s'était-elle tue ?

Elle se recroquevilla sur elle-même. Toute nue. C'était bien ça. Elle s'était mise à nu ce soir-là. Alors pourquoi ne pas forcer encore un peu plus sur la symbolique ?

 

Il mit longtemps à la rejoindre au lit. Elle lui tourna le dos. Il caressa son épaule avec son index blessé. Le tissu rêche du pansement la fit frémir.

« Et maintenant ? » Sa voix était rauque, on y entendait les larmes refoulées, celles d'un grand garçon qui s'empêche de pleurer parce qu'il a peur du ridicule.

Elle se retourna. Leurs regards se croisèrent.

« Je ne sais pas ce que nous allons faire : je sais juste que moi, c'est la dernière fois que je me couche à tes côtés. Demain, j'apporte la lettre à Sylvie et c'est tout. Toi, tu fais ce que tu veux, tu continues à raconter des bobards à tes parents… »

« Quelque chose me dit que pour ça, c'est trop tard. Ma mère n'a pas beaucoup apprécié ton poème.

Madame aime trop son fils et monsieur pas du tout

Il n'est pas médecin mais un très bon poète

C'est un poète maudit qui maudit ses études

Et s'est cassé le cou le jour de son épreuve

Par peur de tout raté par peur de faire des fautes

Par peur de s'humilier par peur de vous faire honte

Prenez-le comme il est, acceptez ses défauts

C'est encore un enfant blessé et malheureux

Qui ne demande qu'une chose : enfin la liberté

La liberté d'aimer, de vivr' comme bon lui semble

De m'épouser demain ou peut-être jamais

J'ai décidé de dire ce soir la vérité

Parc' que j'aime Edouard plus que ma propre vie

Si jamais un jour vous comprenez mes propos

Avec des si sincères je vous remercierais »

 

Ils gardèrent un instant le silence.

 

«J'ai juste voulu te rendre service.»

« Je sais.»

« J'ai voulu te rendre ce service pour que tu puisses recommencer ta vie sur d'autres bases. Sans moi. Je fais encore partie de ton ancienne vie et l'idée que tu aies pu aimer une autre… »

Elle se leva, s'habilla lentement, puis, en sortant de la chambre, se retourna une dernière fois. L'éclaire de la lune illumina un court instant son visage encore maquillé.

« Tu veux vraiment savoir ce que je t'aurais écris comme poème ? »

Il acquit de la tête.

Alors, Claire, fragile et vulnérable, pris son courage en main et dit d'une voix mélancolique :

« Je t'aimais Jean-Édouard, mais tu as tout cassé

Je ne veux plus de toi, je n'ai fais que passer. »

 

 

 


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