Avorte-moi

david-b

Il marche, sombre, à la lumière des néons, longues lignes blanches traversant par fulgurances son visage rêveur. Son coeur bat fort, une chaleur le parcourt et le pousse à sourire, cela fait longtemps qu'il n'a pas ressenti cela. Il est amoureux. Certes, cette fille semble un peu folle, mais il trouve que lui-même manque un peu de folie, alors c'est sans doute bien, qu'il arrive à avoir une relation avec une fille de ce type. Ce sera différent.

Il aime être avec elle. Il sort sa bouteille d'alcool et ils commencent à boire beaucoup, tous les deux. Il se passe quelque chose de spécial. Il a l'impression d'être plus proche d'elle, de la comprendre vraiment. Il sent un lien, entre elle et lui. Il pose sa main sur sa jambe, elle le regarde, et c'est comme ça que ça commence. Dans l'ivresse.

Ils s'embrassent, s'enlacent, jusqu'à ce que cette fille s'avère très entreprenante.

« Qu'est-ce que tu fais ?

- C'est bon, j'ai eu mes règles il y a pas longtemps.

- Non, non, je suis désolé mais on ne peut pas faire comme ça, tu... Non, non, je n'ai pas envie de me retrouver avec un gosse.

- Tu sais, au pire des cas, je prends la pilule du lendemain.

- Non, c'est pas... c'est pas vraiment bien.

- Tu es moral, toi ?

- Pfff... Je sais pas. Mais voilà, c'est comme ça, franchement, c'est vrai qu'avorter, c'est quand même un peu tuer...

- Tu n'as pas envie de jouer Dieu, un peu ? Tu t'en souviendras toute ta vie, après, de ce rapport.

- Non, mais... Qu'est-ce que tu fais !

- Laisse-moi faire.

- ... »

C'est si facile, de tuer. Il suffit de vivre, pour tuer à chaque seconde que l'on respire. Ne pas baiser, c'est tuer. Baiser, c'est tuer. Donner la vie, c'est faire naître une victime supplémentaire. Vivre c'est tuer. Tuer les autres, tuer le temps, tuer tout sens à la vie.

Vivre c'est être un peu absurde, un peu psychopathe. Trois mois plus tard, il la revoit, elle lui avoue être tombée enceinte et ne pas avoir eu le courage d'avorter. Elle a besoin de lui pour le faire. Seule, elle n'y parviendra pas. Ça doit être sa décision.

Comment peut-il prendre une telle décision ? Il n'a jamais aimé les choix, il a toujours tout fait pour éviter les choix, toujours laissé les circonstances décider à sa place. Alors il prend une pièce, la balance dans les airs, et lorsqu'elle retombe sur pile, il soupire gravement, et part la retrouver. Il l'amène à la clinique, et demande au médecin de détruire cette étincelle, qui était en lui, au commencement, et qu'il a placé en elle, pour devenir un embryon, un foetus.

Il ne l'a plus revue, ensuite, si ce n'est ces quelques lettres qu'elle lui envoie parfois, dans lesquelles elle l'insulte par tous les noms, le traite d'assassin, elle lui dit qu'un jour elle le tuera, pour se venger du meurtre sacrilège qu'il a commis. Il sait. Il n'a pas besoin de ces lettres pour le savoir. Depuis l'avortement, il ne pense plus qu'à cet être jamais né, qui a toujours appartenu au néant et qui pourtant aurait pu devenir réel, s'il avait bénéficié d'un soutien en ce monde. Il a pensé que cet enfant n'avait aucune attache au monde, qu'ainsi il pouvait s'en débarrasser facilement. Mais c'était faux. Il avait deux attaches : ses parents. Il se déteste. Il aurait aimé le connaître. Il aurait vraiment aimé le connaître. C'est sa raison de vivre qu'il a détruit en décidant cet avortement. Cet enfant aurait été sa lumière, la victoire de sa vie.

Désormais tout est sombre, il est plongé dans le noir, et il ne ressent que défaite autour de lui. La nuit, l'orage, les éclairs qui illuminent par instants son appartement et son vide, les affaires éparpillées partout, il se lève, il prend sa bouteille d'eau, se sert un verre, puis il la balance, il balance tout, de l'eau partout, il est trempé, il ouvre la fenêtre et le vent disperse tout. Il ne sait pas ce qu'il fait de sa vie.

Il commence à prendre de la matière, et il construit une statue à son effigie. D'abord le corps, simple, mince et osseux, puis la tête, le visage, les yeux, figés face au néant. Les lèvres écorchées. Les joues creuses. Puis il laisse la matière prendre. La statue devient solide, presque réelle, statue de cire.

Il se voit alors, là, dans l'obscurité, plongé dans les ombres et les lumières furtives, qui soudainement viennent illuminer son visage déserté de toute émotion. Il prend un marteau, et il commence à détruire cette statue, à la briser, membre après membre, et surtout, le visage, d'abord le visage, les yeux, il lui sort, il lui brise les yeux, il déteste cette personne, il en détruira sa statue jusqu'au bout, il écornera tout ce qu'il pourra de son image, il ne veut plus le voir, il ne veut plus le voir, il ne veut plus se voir.

Il n'en peut plus de voir ces yeux apeurés, qui chaque jour le fixent dans le miroir. Il ne peut plus voir ce regard qui est le sien. Il ne peut plus supporter cette tension inaltérable qui brûle en lui, depuis qu'il a commis ce meurte de haine et d'amour. Être tombé amoureux l'a rendu étranger à lui-même.

Le tonnerre, blanc, l'éblouit, lui, ses débris, cette vie oubliée. Ses larmes, froides, se brisent contre le parquet, témoin de tragédie. La pluie s'arrête. Le bois se tend, craque, et le silence se pose, oppressant.

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