Baku

Caïn Bates

      La nuit, une chambre, la terreur, je me délecte de la peur des enfants depuis des centaines d'années, c'est ainsi. Je porte différents noms mais c'est bien moi le monstre sous le lit, le démon sous le placard. Je navigue de chambre d'enfant en chambre d'enfant, je reste quelques jours, quelques mois. Je suis le croque-mitaine et j'ai de l'expérience dans le domaine, j'en ai dévoré des centaines.
        Toujours la même approche, je commence par un souffle nauséabond sur le visage puis quand l'enfant se réveille, il a juste le temps d'apercevoir mes yeux rouges. Souvent il hurle, j'adore ce moment. Je fais ça pendant plusieurs jours puis je commence les murmures. Je prononce le prénom de l'enfant jusqu'à ce qu'il se cache sous ses couvertures et là, je passe ma main griffue sur le drap, terreur garantie! La peur le bloque, il n'arrive même plus à crier, certains suffoquent. Parfois je me couche sur eux, je sens leur petit corps qui panique! Que c'est bon! Mon plaisir est dans cette longue descente vers la peur ultime, j'aime prendre mon temps. Je m'immisce dans leurs songes, j'ai ce pouvoir, nous ne l'avons pas tous, je suis privilégié.
      Je transforme leurs rêves en cauchemars jusqu'à ce qu'il ne puisse plus dormir sans penser au croque-mitaine. Je peuple leurs songes de loups, de sorcières immondes mais à la fin c'est le croque mitaine qui les mange en commençant par la langue. Quand ils se réveillent en hurlant, c'est sans savoir que leurs parents ne les entendent pas. Un bon croque-mitaine s'occupe d'abord de papa et de maman pour qu'ils dorment d'un sommeil de plomb! Je prends parfois possession de leurs jouets préférés. Je les change de place, je les fais parler. Les clowns sont les meilleurs! Quand je sens qu'ils sont à bout, je les attire sous le lit ou dans le placard. Je les appelle avec la voix de leur mère ou de leur père mais la maman marche mieux. J'attends qu'ils craquent et osent regarder et je les attrape pour dévorer leurs chairs innocentes.

      Il arrive assez souvent que je me lasse, et je n'ai plus envie de les manger donc je pars à la recherche d'une nouvelle victime laissant un petit traumatisé qui, longtemps, aura une peur panique du noir. J'adore savoir que, même sans être là, je continue à les terroriser.  


     Récemment ma vie de croque mitaine a pris un tournant inattendu. Un événement m'a profondément perturbé. Le gosse n'avait pas peur. Quand je murmurai, il me répondait calmement. Quand je griffais ses draps, il continuait de dormir. Quand je laissais mes yeux rouges luire dans la pénombre, il me regardait sans bouger. Ses rêves ne l'effrayaient pas. Une nuit j'ai donc décidé de m'adresser à lui sans mes artifices de monstre.

         "-Bonsoir... 
-Qui es tu?!
-Le croque-mitaine.
-Tu es un monstre c'est ça?!
-Oui. Je dévore les enfants.
-Pourquoi tu me manges pas?!
-Parce que tu m'intrigues petit homme.  
-Pourquoi?!
-Parce que tu n'as pas peur.
-Si j'ai eu peur au début mais ma maman m'a dit que la peur n'existait que si on la laissait gagner.
-C'est une maline ta maman.
-Oui. Tu as l'air moins terrifiant maintenant.
-J'ai l'impression que tu m'es sympathique.
-Normalement un croque-mitaine n'aime pas les enfants.
-Si, il les aime quand il se les met sous la dent."

 
   J'esquissais un sourire que devait ressembler pour lui à une tentative de morsure mais il n'avait toujours pas peur.

       "-Tu vas me manger ce soir?!
-Non.
-Pourquoi?!
-Je ne sais pas. C'est la première fois que ça m'arrive mais je t'apprécie.
-Moi aussi. Tu as une tête rigolote."


         Je suis revenu toutes les nuits pendant quelques temps, nous avons discuté, joué, rit ensemble. Nous sommes devenus ce qu'il appelait des amis et un jour il m'a demandé s'il pouvait venir dans ma tanière, j'ai accepté. Je n'aurais pas du car je l'ai perdu, je l'ai emporté avec moi sur mes épaules et arrivé dans ma tanière, je l'ai dévoré. J'ai longuement réfléchi au pourquoi de ce que j'avais fait, une seule explication me vint à l'esprit: parce que c'est ma nature. Je n'en avais pas spécialement envie pourtant mais je l'ai quand même mangé. C'était prévisible quand j'y repense pourtant quelque chose s'est passée après ce terrible repas. L'imprévisible s'est invité dans ma vie. Mes yeux s'humidifièrent et un liquide claire coula le long de mon visage. Des larmes. J'ai éprouvé de la tristesse et des remords. Pour la première fois je n'ai éprouvé aucun plaisir.

       J'ai cogité sur cet état complètement nouveau pour moi, je crois que j'ai la réponse: j'aimais ce petit garçon, vraiment, sincèrement. J'ai compris ce qu'était un ami. Pour la première fois, je me suis senti seul, coupable et plus rien ne fut comme avant. Je repense souvent à lui depuis qu'il a changé ma vie.
     J'ai pris ma retraite de croque-mitaine et je suis parti au Japon, maintenant je m'occupe des adultes et de leurs rêves sadiques. Je suis un Baku.

         Jamais je ne l'oublierai, il fait partie de moi. Désolé, blague d'ancien croque-mitaine. Chassez le naturel...

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