Balai Russe

Jeff Legrand (Djeff)

Une nouvelle courte en mode Polar, écrite pour le prix Agostino du Festival "Quai du Polar" à Lyon. C'est la première fois que j'explorais ce style et les contraintes étaient sympas.

Contraintes : 10 mots imposés (avril, morts, traces, love, zulu, Anaisthêsia, saturne, mur, dernier et quais) et 6000 caractères max. Un peu ambitieux pour une première nouvelle polar car ce prix est prestigieux, mais l'exercice m'a attiré, alors j'ai tenté ma chance (mais n'ai pas gagné le prix !).


Balai Russe

Je suis réveillé par un cliquetis que je n'identifie pas. Je sens un métal froid lorsque ma main touche mon visage. J'ai des chaines aux poignets. J'ouvre les yeux avec difficultés mais ne vois rien. Il fait noir. J'arrête de respirer et me concentre pour sentir si je suis seul ou non. La pièce me semble exigüe. Rien. Pas un bruit, pas un souffle. J'essaie de me lever mais suis ancré au mur. Vaseux, j'ai du être drogué. Flic depuis plus de quinze ans, je n'étais pas préparé à ça. Que s'est-il passé ?

Le premier meurtre avait eu lieu en avril. Déjà près de six mois que nous bossions sur cette affaire. Un tueur de flic, déjà quatre morts, tous de mon service. A chaque fois une phrase écrite en lettres de sang « Saturne, ton règne est arrivé à son terme ». Les assassinats, violents, montraient un grand professionnalisme mêlé à une frénésie passionnelle. Les pistes étaient aussi nombreuses que nos doutes. Nous pataugions à vue, la pression du résultat de plus en plus forte.

Hier, j'ai reçu l'appel énigmatique d'un soi-disant informateur. Il me donnait rendez-vous près de Vernon, le soir même, afin de me dévoiler des renseignements décisifs sur notre affaire. Je connaissais bien cette ville, qui me rappelait mon premier grand amour, perdu de vue sans explication vingt ans plus tôt. Je m'y suis rendu avec Max, mon binôme historique.

Nous avions rejoint notre source au café Ramblas, sur les quais de Seine, à l'entrée de la ville. Un homme jeune d'une vingtaine d'années, propre sur lui, nous attendait assis à une table. Il nous a parlé de son père. Il le soupçonnait d'être le tueur que nous recherchions. Lorsque je lui ai demandé pourquoi nous donner cette information, il avait juste répondu que son paternel était une ordure, qu'il méritait de payer. Il était sincère. Mes souvenirs de la suite restent flous.

CHLONG ! Une lumière douloureuse envahit la pièce dans un claquement métallique. Une porte s'ouvre. J'essaie de regarder mais la lumière m'en empêche, me faisant miroiter des milliers de cristaux. J'entends une masse tomber à un mètre de moi, puis la porte se referme. Nouveau claquement, la lumière est éteinte. Ma vision n'est encore qu'un écran blanc alors que j'essaie de distinguer quelque chose.

— Il y a quelqu'un ? Vous allez bien ?

Je palpe le sol autour de moi mais ne sens rien. Je tends la jambe gauche. Je touche quelque chose. Je descends le long de la forme et sens une main. Du bout du pied, je soulève le bras le plus haut possible et le laisse retomber.

— Vous m'entendez ? Je suis inspecteur de police, vous n'avez rien à craindre. Répondez-moi !

Je frappe maintenant le corps sans retenue. Aucune réaction. Mon voisin est un cadavre. Putain mais où je suis ? Des souvenirs me reviennent par bribes. La drogue que l'on m'a injecté est en train de se dissiper.

Nous devions accompagner l'indic' chez lui afin qu'il nous montre ses preuves. Nous suivions sa voiture lorsque j'ai perdu le contrôle de mes membres. J'étais au volant. Mon dernier souvenir, avant que la voiture ne sorte de la route, est Max, assis à côté de moi comme paralysé, de la frayeur plein les yeux. Max. J'espère que ce n'est pas lui qui est allongé à côté de moi. J'ai un mauvais goût dans la bouche, mélange de remord et de colère. J'ai été le dernier des cons. Venir ici était une connerie.

Une lumière douce illumine maintenant la pièce. Je revois, enfin. Puis je vomis à m'en déchirer les boyaux. C'est bien le corps de Max, décapité, amputé des pieds, comme les quatre premiers. Je commence à paniquer, mon souffle s'accélère. Il faut que je me calme, je dois me concentrer si je veux m'en sortir. J'inspecte la pièce de cinq ou six mètres carrés. Elle est recouverte de traces de sang. Aux murs, deux affiches. La première est une publicité de la Universal Zulu Nation, je reconnais son fondateur Afrika Bambaataa. L'autre est une photo que je distingue mal, on dirait un couple mais les visages sont déchirés. « Love » a été écrit dessus en grosses lettres de sang.

— Ça va inspecteur, on retrouve ses esprits ?

Cette voix vient de nulle part, dans un grésillement de haut-parleur.

— Qui êtes-vous ?

— Est-ce si important que cela ?

— Si je dois mourir ici, je préfère savoir qui m'accompagne en enfer.

— Vous êtes déjà en enfer.

— Vous êtes le mec que j'ai vu hier ?

— C'était avant-hier. Je n'ai pas eu à te faire de prise de sang, je t'ai reconnu tout de suite.

— De prise de... Tu as tué cinq flics pour des prises de sang ?

— Cinq flics et bientôt mon père.

Mon père ? Vernon, Zulu Nation, la photo. Anaisthêsia, mon premier amour, beauté russe, danseuse moderne, qui m'avait fait vivre le plus bel été de ma vie.

— Que... Mais pourquoi ?... Pourquoi !

— Tu as souillé ma mère. Sa famille orthodoxe l'a obligé à avorter dans l'illégalité. Mais elle a préféré provoquer l'accouchement en secret, j'avais six mois lorsqu'elle m'a laissé dans une couveuse.

— Mais... Je ne savais rien de tout ça. Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?

— Rien. Lorsque j'ai découvert son identité, elle était déjà morte, suicidée. Ma tante m'a expliqué qu'un jeune flic français l'avait mise en cloque et était parti sans explication. La suite, tu la connais dorénavant.

— Mais ça ne s'est pas du tout passé comme ça !

— Peut-être. Mais c'est trop tard. Tu es dans une cave perdue au milieu de nul part. Moi, je viens de m'injecter un cocktail mortel, il ne me reste guère plus de dix minutes à vivre.

— Pourquoi tuer les autres et pas moi ? Tu... Ne pars pas comme ça, on peut parler...

— C'est toi que je cherchais, mais je ne savais pas qui tu étais, seulement où tu travaillais. Et les autres n'étaient pas mon père, je n'avais donc pas besoin de les faire souffrir.

— Mais... Tu les as découpés en morceaux !

— Oui, mais en commençant par la tête. Le reste, c'était du folklore pour t'effrayer. Toi, tu vas connaître la souffrance. J'ai laissé une petite bouteille d'eau dans la poche de ton ami. Cela aidera pour faire passer le goût de sa chaire rance. Adieu papa.

  • J'aime bien cette petite nouvelle! Le polar te va bien, tu as une ecriture tres dynamique. J'ai eu peur un instant quand on apprend que c'est son fils, je me suis dit "Non, pas encore ca" car c'est vu et revu, mais au final la fin rattrape bien le truc! Meurtre tres original! aha

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    jasy-santo

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