Balkan Connection
capucine
Aux confins des Balkans, milieu des années 2000. Dans cette zone de non-droit, sur fond de guerre ethnique finissante, Capucine traine ses guêtres à Skopje, à la recherche d’un mystérieux indicateur, Zarko. Elle a été missionnée pour récupérer des informations qui permettront, elle l’espère, de démanteler un gigantesque trafic d’armes, entre l’ancienne république de Macédoine, et les banlieues des capitales européennes. Officiellement, elle est mandatée par la Commission européenne, afin de travailler sur un projet politique d’intégration européenne. Officieusement, elle va se trouver entrainée dans un univers violent, machiste, où la présence d’une femme n’est forcément ni désirée, ni souhaitable.
Flughafen Wien-Schwechat, Aéroport de Vienne-Schwechat. Est-ce bien le terminal 2 ?
Le vol est prévu à 17 heures, sur un avion de Lauda Air, compagnie de Niki Lauda, ex-pilote de formule 1, célébrité locale, et parfois même un peu plus loin, hors des frontières de l'Autriche. Cette fois-ci, ma destination est Skopje, capitale, s'il en est, de la Macédoine. Ancienne république yougoslave de Macédoine, devrais-je dire, comme me le répétera à maintes reprises l'attachée scientifique du poste diplomatique qui me prendra en main pendant cette mission. Car on ne badine pas avec le politiquement correct dans cette zone, je vais bientôt l'apprendre à mes dépends. Pour l'instant j'attends, dans cette salle enfumée. Oui, il est encore possible de s'en griller une dans certains coins d'Europe. Et cette partie du terminal autrichien, c'est déjà l'ultra-périphérie européenne, pour employer le langage vernaculaire de la Commission. De ces zones qu'on appelle Europe, mais qui finalement ont si peu à voir avec l'Europe que nous connaissons. Et cela aussi, je vais le découvrir à mes dépens.
J'ai de grandes chances de retrouver mes collègues européens dans cette salle. Des vols pour Skopje, il n'y en a pas tous les jours. Je pose mon sac et me mets à scruter méthodiquement mon entourage. La salle est grande, et à peine remplie. Un groupe parle fort, dans ce qui me semble être de l'albanais. Ou du serbo-croate peut-être. Beaucoup d'hommes sont seuls, une petite valise ou une sacoche à la main. Ils sont tous relativement jeunes, avec de ces têtes qui nous font rester chez nous le soir. Une babouchka russe parle à son petit-fils. Que vient-elle faire là? J'imagine que venir dans cette zone, c'est avoir quelque chose à y faire. Ou rentrer chez soi. Mais certainement pas faire du tourisme, enfin, ça ne me viendrait pas à l'esprit, surtout en plein mois de février, avec la température actuelle. En tout cas, elle est Russe; j'en ai la certitude, car le russe, je le comprends.
Je me fais héler, ce qui me sort de mes pensées. Markus est là, visiblement très heureux de m'avoir trouvée. Son sourire fait plaisir à voir, même si son physique n'est pas celui d'un Apollon. Markus est Autrichien, il a une toute petite quarantaine d'année, un visage très anguleux, des cheveux châtains clairsemés, et une taille, disons, plutôt très inférieure à la moyenne de celle qu’on attendrait des Autrichiens. C'est bien simple, je suis aussi grande que lui, ce qui est un comble à mes yeux. Qu'importe; j'ai la garantie de ne pas voyager seule, et cela m'enchante et me rassure aussi. Je commençais à me sentir mal à l'aise dans cette salle d'attente.
"Ach, Capucine". C'est parti, il me saoule de paroles, dans ce mauvais anglais mâtiné de mots français, qu'il sort avec fierté et souvent mal à propos. Il me raconte par le menu sa dernière réunion à la Commission européenne, la veille, et comment il a défendu le projet. Il n'a même plus le temps de passer chez lui, sa femme commence à ne plus être si compréhensive. En plus, d'Autriche, c'est compliqué de voyager, alors que de France, hop, un train et on est au cœur de l'Europe, à Bruxelles, et même à Londres. Mais Londres, ce n'est plus vraiment l'Europe, hein? Et il rit de sa bonne blague, que j'ai bien entendue au moins 10 fois déjà. Je m'efforce de sourire, je ne vais pas commencer le voyage en le vexant. C'est ça aussi l'Europe, l'interculturalité, comme ils disent. Rire de blagues foireuses dans des endroits glauques. Tiens, il faudra que je raconte tout ça à Sophie à mon retour à Paris, il doit y avoir un concept à développer. Depuis le temps qu'on dit qu'il faut qu'on raconte nos missions. Son quasi-monologue est stoppé net par l'arrivée de deux autres collègues du projet : un Grec et un Allemand. Ils devisent sur la présence de bars à bière à Skopje. Et s’il fallait rester coincé à l’hôtel ?
Nous embarquons. Je suis officiellement là pour le compte de la Commission européenne. Mon job : de la coopération technique en sciences et technologies. Personne n’y comprend jamais rien, et ça m’arrange bien. Oui, oui, je vais dans les Balkans pour analyser leurs systèmes de recherche publique et les faire raccrocher le wagon, en vue de leur accession future à l’Union européenne. Ca c’est la version officielle, assez opaque et technocrate pour qu’on ne me pose pas plus de questions. Sinon, accessoirement, je pars là-bas pour reprendre contact avec un certain Zarko, notre indic sur les exportations d’armes vers l’Europe. Car il y en a un paquet d’armes, qui n’attendent qu’une chose, aller se promener dans les banlieues des capitales européennes. La trentaine, en paraissant bien cinq de moins pas maquillée et en jeans, l’air candide et plutôt réservé, je suis jusqu’à présent transparente.
Nous montons dans un coucou à hélices. Je suis obligée de me baisser pour m’enfoncer dans le siège tout cuir et particulièrement confortable. Nous sommes peut-être 30 dans l’appareil. Je vois arriver un type que j’avais remarqué dans la salle d’embarquement. Il a un magnifique tee-shirt de l’armée américaine sous son bombers et il est passé à côté des détecteurs de métaux. C’est sûr, il a gardé son arme…pas rassurant tout ça. Il tient une mallette, qu’il ne lâchera pas : elle est accrochée à son poignet par des menottes, qu’il ne prend même pas la peine de camoufler. C’est officiel, comme ON m’avait prévenu, nous entrons dans une zone de non-droit. Passant totalement à côté de tout ceci, mes collègues discutent foot. C’est souvent dur d’être le seul élément féminin.
Après un vol sans encombre, nous arrivons à Skopje. Son aéroport ressemble à tout sauf à un aéroport de tourisme. L’unique piste d’atterrissage est cernée d’avions et de tanks de la KFOR. La force de maintien de la paix pour le Kosovo est déployée dans la zone par l’OTAN depuis 1999. On dirait qu’elle fait partie des meubles. L’ambiance est pesante. Nous descendons de l’avion, et un comité d’accueil nous attend en bas des marches, sur le tarmac. Des soldats en armes nous font une haie d’honneur et nous nous dirigeons vers l’unique bâtiment de l’aéroport de Skopje. C’est une espèce de grand préfabriqué, qui ne semble tenir debout que par un miracle de la pesanteur. Nous passons la douane sans soucis particuliers, une vieille guimbarde envoyée par le ministère de la recherche macédonien nous attend devant l’entrée. Il fait nuit déjà, et extrêmement froid. Des congères de neige bordent l’unique route qui nous mènera à Skopje. Nous nous entassons dans le véhicule, moi devant par galanterie, mes comparses derrières. Galanterie ? Vous m’en direz tant…je les soupçonne de m’avoir laissé exprès la place la plus dangereuse du véhicule. Le chauffeur fume fenêtre fermée des cigarettes roulées, composées de tabac local. Elles sentent fort, et piquent les yeux. A la radio passe Македонско девојче, la jeune fille macédonienne, LA chanson du folklore local, qui rendrait dépressif le plus joyeux des lurons. Il démarre en trombe, en faisant patiner les roues usées sur l’asphalte recouvert de glace. On doit approcher des -20 degrés. Visiblement, il est pressé de rentrer chez lui. Je me dis que si on arrive vivant à l’hôtel, on aura déjà réussi notre mission. Il n’y a qu’une vingtaine de kilomètres entre Petrovets et Skopje, mais ils me paraissent interminables. La voiture tangue, évite les nids de poule, nous croisons quatre accrochages, commentés dans de grands éclats de rire goguenards par notre chauffeur. L’avenue me parait gigantesque, les murs portent encore les stigmates des combats qui s’y sont déroulés.
Notre taxi s’arrête enfin devant un bâtiment vieillot, notre hôtel. Il semble totalement vide. Une macédonienne sans âge sort de nulle part, au son de la vieille cloche que Markus a actionnée. Elle nous regarde d’un air soupçonneux, ouvre son registre à deux mains, et commence à recopier mécaniquement les coordonnées de nos passeports. Cela prend un temps fou. Elle sort ensuite d’un tiroir un vieux sac plastique, et y met consciencieusement nos précieux sésames. Nous sommes donc coincés ici, sans passeports. Ca commence bien. Elle nous entraine ensuite vers nos chambres. La mienne est fanée, la couverture posée sur mon lit simple a dû être beige à une époque. La moquette est douteuse, en harmonie avec les lambeaux de rideaux. Le froid passe au travers des jointures des fenêtres. Réflexe d’une personne qui voyage souvent seule, j’allume la télévision. On apprend beaucoup d’un pays en regardant le petit écran. Cette fois, le poste chauffe et apparait enfin…une mire. De dépit, j’ouvre alors mon ordinateur. Une demi-heure à tuer, rendez-vous ensuite avec le ministre de la recherche, qui vient nous chercher lui-même à l’hôtel. Demain, une journée pleine de réunions et d’interviews. En fin d’après-midi, je dois voir Zarko, le but de mon séjour. Il m’attend à Старата Скопска чаршија, le bazar de Skopje, une zone très vivante, où nous passerons probablement inaperçus. Comment est-il ? Je n’en ai pas la moindre idée. Je l’imagine très brun, plutôt petit, entre deux âges, avec probablement des lunettes.
Markus frappe à ma porte, nous devons descendre et attendre le ministre. C’est drôle tout de même, cette situation. Il a changé de chemise, a vaguement noué une cravate autour de son cou, et s’est parfumé. Je ne suis également pas loin de m’être mise sur mon 31. Nos deux collègues sont déjà installés dans un vieux canapé, un feu crépite dans la cheminée au bout de la pièce. Ils boivent enfin leur bière et semblent apprécier l’instant. Le ministre arrive, à l’heure, accompagné d’une femme. Elle parle français, et se met à me poser tout un tas de questions. Je sens que la soirée va être longue. Le chauffeur nous dépose devant ce qui semble être une taverne. Une affichette attire mon regard : il faut déclarer son arme avant d’entrer. Nuance subtile, on peut donc entrer dans cet établissement avec son arme, tant qu’elle a été signalée à l’accueil ! Nous descendons quelques marches, et nous retrouvons dans une ambiance très bruyante, il y fait chaud, les gens rient fort. Il parait que la spécialité, c’est la truite pêchée dans le lac d’Ohrid, qui a cette particularité d’avoir une chair à la tendresse exceptionnelle. Va pour la truite, accompagnée de quelques légumes bouillis et d’un vin des Balkans. Le vin coule à flots, la conversation s’anime, nous rentrerons tard à l’hôtel.
Le lendemain, nous sommes attendus au ministère. La salle de réunion est étonnamment luxueuse. La journée est longue, je vois défiler la crème des chercheurs et de l’administration macédonienne. Tous attendent beaucoup de leur intégration à l’Europe, parlent anglais avec cet accent américain propre à ceux qui y ont passé des années. Je n’ai pas le temps de repasser à l’hôtel, Zarko doit déjà probablement m’attendre au vieux bazar de Skopje. Je pars à pied, je longe le fleuve Vardar et accélère le pas. Je traverse la place de la Macédoine puis me dirige vers le vieux pont qui mène au bazar. Le vieux bazar est un enchevêtrement d’échoppes, de ruelles grouillantes où se vendent à l’envi vêtements, ustensiles de cuisine, souvenirs. La nuit tombe, et je remarque qu’il y a essentiellement des hommes, qui se promènent, oisifs, par grappes. Le rendez-vous a été pris aux abords de la mosquée Mustafa Pacha, vieille de plus de 500 ans. ON m’a indiqué une petite maison blanche, sans prétentions, jouxtant le flanc gauche de la mosquée. C’est là que m’attendent Zarko et ses informations. Enfin, je l’espère, car le froid, la nuit et le manque de mixité dans cette petite rue m’impressionnent quand même un peu. Il est là, c’est sûr. Il est plutôt grand, la quarantaine, le cheveu frisé et mal coupé, des lunettes à monture orange, qui ne cachent pas son regard de braise. Il porte un gilet également orange, un vieux jeans élimé, il me reconnaît, lui, et me tend une poignée de main franche et moite. En d’autres occasions, je suis persuadée qu’il m’aurait plu.