Bande d'Arrêt d'Urgence

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1 - Marc, ses deux enfants, Lili, 9 ans, et Mathis, quatorze, ainsi que la nouvelle compagne de Marc, Isabelle, et le chat, Churchill, font une pause sur une aire de service de l’autoroute A666. Alors que chacun se détend, un effroyable et gigantesque carambolage se produit.

2 - Marc est médecin urgentiste et se porte spontanément au secours des conducteurs et de leurs passagers incarcérés dans les voitures accidentées. Mais Marc s’inquiète pour sa famille et principalement pour Isabelle, disparue alors qu’elle détendait Churchill en laisse.

3 - Marc entame des recherches pour retrouver Isabelle pendant que le chaos règne dans l’aire de service transformée en hôpital de campagne. Deux individus louchent tournent autour de son véhicule et Marc les surprend à essayer de le fracturer. Churchill revient mais seul.

4 - Marc n’obtient aucune aide pour l’aider à retrouver Isabelle, l’horreur de la situation dépassant largement son drame personnel. Son seul soutien est celui d’une vielle dame, Gladys, qu’il a rencontré au préalable à la station. A eux d’eux, ils explorent l’aire.

5 - La météo, jusque là très estivale, vire d’une manière inattendue. Un brouillard épais envahit l’aire et ses environs, ralentissant d’autant l’évacuation des lieux. Deux autres personnes font également part de la disparition inquiétante d’un de leur proche. Une tension palpable s’installe alors qu’une rumeur s’étend sur une malédiction qui pèserait sur les lieux et qui aurait occasionnée des incidents lors de la construction de l’autoroute.

6 - Pendant que les premières voitures commencent enfin à être évacuées, Marc découvre un curieux manège auprès de deux poids lourds qui, à la faveur de la nuit et du brouillard persistant, déchargent une partie de leur cargaison qu’ils enterrent dans un sous-bois adjacent. Il s’agirait d’animaux morts pendant leur transport. Lili laisse échapper Churchill et part à sa recherche, seule.

7 - Au petit matin, un corps est découvert sous l’un des premiers véhicules. C’est celui d’une femme rendue méconnaissable par la violence du choc. Un témoin affirme l’avoir vu traverser l’autoroute peu avant l’accident. Sa description correspond à celle d’Isabelle. Entretemps, Lili, rejointe par Mathis, découvrent l’entrée d’une petite grotte dans laquelle ils pénètrent.

8 - Marc ne veut pas croire que le corps retrouvé est celui de sa femme. Marc ne retrouve plus les enfants qui ont échappé à la surveillance de Gladys. Seul Churchill est là. Il y a du sang sur son collier. La police ne peut toujours pas intervenir, toutes ces forces étant focalisées sur l’évacuation et la réouverture de l’autoroute. Marc soupçonne les deux routiers, fracture à son tour l’un des camions et découvre une multitude d’objets dérobés dans les véhicules accidentés. Parmi eux, le bracelet d’Isabelle. Il n’a pas le temps d’ouvrir le deuxième camion.

9 - La police intime l’ordre à Marc de quitter les lieux avec son véhicule. Tout le monde le pense choqué par la tragédie mais Gladys, à qui il demande de le soutenir, disparaît à son tour. Marc comprend qu’il est pris dans un engrenage malgré lui.

10 – Marc découvre la grotte. A l’intérieur, se trouvent deux femmes ligotées, Isabelle et les deux enfants. Gladys est là qui le met en joue. Elle avoue organiser un réseau de prostitutions forcées. Deux femmes sont mortes lors du transport par les deux routiers. Une troisième en s’enfuyant a provoqué le terrible carambolage. Gladys pensait les remplacer en enlevant trois autres femmes, profitant de la panique et du chaos. C’est Churchill qui, lui sautant à l’improviste au visage, permet à Marc de la désarmer, libérer les otages et sauver ainsi sa famille.

BANDE D'ARRÊT D'URGENCE

« Car ses péchés se sont accumulés jusqu'au ciel, et Dieu s'est souvenu de ses iniquités. » L’Apocalypse selon Saint Marc.

La fatigue, la sensation de brûlure sous les paupières, l’abrutissement de l’air conditionné toujours calé trop froid, et dont la ventilation constante et régulière finissait par l’assoupir plus qu’il ne le stimulait, s’estompaient peu à peu, au fur et à mesure que Marc retrouvait des repères fixes, bruyants et qu’il se réconfortait en dévorant l’un des sandwiches qu’Isabelle avait prévus pour toute la famille. Thon, tomates cerise, poulet grillé, abricots mûrs et juteux, eau fraîche, un festin qu’aucun d’entre eux n’avait boudé et que chacun avait englouti avec force rires, dans l’excitation retrouvée de ce voyage qui les emmenaient, pour la première fois depuis leur vie commune de famille recomposée, vers cette maison provençale que Marc avait hérité de ses parents et dans laquelle il n’était pas revenu depuis le départ de Delphine... Delphine, comme une ombre constante, une douleur lancinante, un deuil que Marc se savait incapable de faire et qu’il porterait encore longtemps au fond de lui. Pourtant, médecin urgentiste à l’hôpital Necker, Marc avait l’habitude de côtoyer la mort, mais pas celle là, pas celle de sa propre femme décédée sans qu’il eut pu la réanimer sans comprendre, ni pourquoi, ni comment, justement pour elle, il n’avait rien pu faire.

Mais aujourd’hui, l’heure n’était pas aux souvenirs morbides comme Marc se l’était promis. Il s’était juré, la veille au soir, alors qu’il tassait tant bien que mal la dernière valise dans le coffre déjà trop plein, que rien, ni ses souvenirs, ni les blessures ne sauraient l’empêcher de vivre pleinement ces vacances estivales et pour la première fois depuis des années, même si le mot était toujours difficile à prononcer car encore empreint de trop de questions restées en suspens, familiales. Marc écarta avec vigueur ses pensées pour revenir, comme une course à rebours, vers Isabelle, Isabelle la bien vivante, celle à qui il avait dit « oui », solennellement, quelques semaines auparavant, dans cette petite mairie qu’il affectionnait tant, au bout d’une vallée verte et luxuriante du Goëlo, dans sa Bretagne natale.

- Papa ! Papa ! Regarde moi ! Là ! Je suis là-haut ! Tu me vois ?

Marc leva la tête doucement et aperçu Lili accrochée des deux mains sur l’un des portiques de jeux mis à disposition par l’aire de service. Sa fille rayonnait, trop heureuse de montrer à son père comment elle réussissait tout ce qui, d’habitude, était réservé aux grands. Lili détestait être une petite, petite par l’âge, petite par la taille, petite section à l’école, petite frimousse. Depuis qu’elle savait marcher, et elle avait appris tôt, Lili tenait sans cesse à prouver à la terre entière et surtout son père qu’elle pouvait toujours mieux faire et qu’elle n’avait peur de rien, comme son grand frère, Mathis, et même mieux encore ! Lili était devenue ainsi très vite intrépide et rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Elle avait héritée de toutes ces années tumultueuses, un nombre incalculable de bleus, écorchures et divers bobos dont elle prenait toujours grand soin de ne pas se plaindre. Au contraire, elle retirait une fierté toute puérile de pouvoir exhiber un genou écorché, une main griffée, son heure de gloire ayant été, le jour de ses sept ans, un énorme coquart à l’œil droit  survenu après avoir suivi son frère, Mathis, son aîné de cinq ans, qu’elle venait de forcer à se précipiter du petit muret de leur maison d’Isatys, en Normandie, accroché à un petit parasol censé faire office de parachute, dans sa volonté naïve mais bien déterminée de vouloir reconstituer le débarquement américain en cette journée du 6 juin. La ferveur de Lili n’avait pas de limite et son frère, du haut de ses quatorze ans n’en menait souvent pas large. Mais il vouait à sa petite sœur un amour et une admiration tels qu’il lui passait la plupart du temps tous ces caprices de fillette inventive et téméraire.

- Marc ? Je vais promener Churchill. Tu viens avec moi ?

Isabelle se tenait devant lui, à contre jour, et Marc pouvait deviner son sourire à la simple intonation de sa voix. Elle tenait en laisse un gros chat gris nerveux qui était visiblement plus habitué au calme d’un sofa douillet qu’à l’agitation de cette aire d’autoroute. Marc n’aimait pas trop l’idée de sortir Churchill de sa cage, pendant le trajet, mais Isabelle l’avait convaincu que la pauvre bête ne saurait rester seule, dans la fournaise du véhicule, pendant leur arrêt. Et puis au delà du fait qu’il valait sans doute mieux que le chat s’ébroue, il semblait des plus nécessaires qu’il se soulage ailleurs que dans le coffre où Marc avait réussi à caser la cage.

- En fait, je ne voudrais pas qu’on traine tôt. On a encore pas mal de route. Je voudrais aller me prendre un café avant. Tu en veux un ?

- Non, tu es gentil mais moi, leur café expresso machine, même avec la meilleure volonté du monde, je ne peux pas !

Isabelle avait souvent des opinions très tranchées qui pouvaient mettre mal à l’aise quelqu’un qui ne la connaîtrait pas et pourraient la faire passer pour difficile ou même dure mais qui aujourd’hui, amusaient Marc. Isabelle savait toujours ce qu’elle voulait ou pas et bien souvent, rien ne pouvait la faire changer d’avis. Au début de leur rencontre, Marc s’était souvent fait la réflexion qu’il ne pourrait s’habituer à cet aspect parfois péremptoire de la personnalité d’Isabelle, mais il avait découvert aussi, au fil du temps et de leur amour, que la jeune femme pouvait être capable d’une grands diplomatie et d’une profonde douceur, souvent bien utile lorsque Lili rentrait dans ses périodes butées dont rien ni personne, pas même son frère, ne semblait pouvoir l’en sortir.

- Tu fais attention… avec Churchill ?...

- Comme à la prunelle de mes yeux ! De toutes façons, je reste dans les parages pour garder un œil sur les enfants.

- Je t’aime, tu sais…

Marc enlaça sa femme tendrement et déposa sur ses lèvres un baiser qui aussitôt, sans qu’il s’y attende ou qu’il ne le cherche, fit monter en lui un frisson délicieux, lui donnant l’envie de la serrer contre lui encore plus fort et de se perdre, dans la profondeur de son regard et la chaleur de son corps. Isabelle ne semblait pas vouloir se détacher de cette étreinte, elle non plus, et Marc pouvait sentir à travers le tissu léger de sa robe, sa peau frémir et répondre à la caresse de ses doigts.

- Monsieur Lafont ?...

- Madame Lafont ?...

- Si vous n’arrêtez pas aussitôt, je ne réponds plus de notre moyenne et crains que nous n’arrivions en notre demeure provençale bien plus tard que prévu… quand bien même ce retard ne serait pas pour me déplaire…

A regret Marc relâcha son étreinte et laissa Isabelle s’éloigner, Churchill en laisse, visiblement moins terrorisé qu’au sortir de son panier, et pour l’heure occupé à mâcher quelques brins d’herbes rafraîchissants. Marc se retourna vers les enfants, qui avaient abandonné leur portique pour un jeu d’eau qui, toutes les dix secondes, jetait une bruine que le soleil irisait sur leur tête.

- Mathis ! Tu fais attention à ta sœur !

- Oui P’pa !

- Isabelle promène Churchill, vous ne vous éloigniez pas !

- Non ! Je veux y’aller moi promener Cookie !

Lili, avec sa voix enfantine, n’avait jamais réussi à prononcer clairement Churchill, et avait fini très vite par le débaptiser et lui donner le surnom de Cookie. En revanche, elle ne laissait à personne d’autre cette liberté et chacun était prié de continuer à affubler la pauvre bête de cet auguste et pittoresque prénom présidentiel. Churchill… le chat que Delphine avait rapporté, un soir d’hiver, emmitouflé dans son écharpe, et qui avait aussitôt adopté la maison, ses occupants et les petites ruses des enfants qui, trop heureux, laissaient le minou, chaque matin, plonger sa petite langue rose et gourmande dans leur bol de céréales rempli d’un bon lait chaud.

L’attente était plus longue que prévue. Marc s’en voulait d’avoir choisi la queue menant au bar où deux pauvres étudiants, rouges et essoufflés, tentaient tant bien que mal de démêler les commandes lancées en toutes les langues par des clients pressés et impatients. Chacun voulait repartir au plus vite et quitter cet enfer bruyant où l’air se saturait d’une mauvaise odeur de restauration, saucisses et frites, qui venait se mélanger à la sudation et à la fumée de tabac qui rentrait par grandes brassées dès qu’un usager franchissait les portes automatiques. Il faut dire qu’il y avait devant ces portes une bonne quinzaine de fumeurs qui s’y relayait, comme si la sortie du bâtiment était le seul endroit disponible et autorisé pour qui voulait se livrer à son vice. Marc regardait d’un œil amusé tous ces gestes répétitifs, les lèvres qui tiraient leur bouffée, les mains qui se flottaient vers les visages ou s’agitaient en vaines discussions. Puis, en phase finale, la manière négligée ou appliquée dont chacun écrasait son mégot dans le cendrier rempli de sable prévu à cet effet. Sans doute était-ce pour cela qu’il y avait tant de fumeurs ici. A cause du cendrier et de la bonne conscience donnée à chacun de pouvoir se débarrasser de sa cigarette avec civisme. Il y avait encore une demi-douzaine de personnes devant lui, dont une petite dame à cheveux gris, patiente et souriante, serrant un porte-monnaie noir contre elle avec qui il échangea un civil sourire ce qui encouragea aussitôt sa compagne d’infortune à engager la conversation.

- Il fait une chaleur étouffante ici, vous ne trouvez pas ? Cette autoroute vient à peine d’être inaugurée et à la première station, l’air conditionné est déjà en panne. C’est scandaleux !

Marc sourit à nouveau, et eût aussitôt une pensée attendrie pour le trajet qu’il avait emprunté auparavant, tant de fois, avant que l’autoroute ne soit construite, une Nationale qui serpentait mollement pour venir buter aux contreforts de la montagne pour prendre son élan vers les cimes.

- Vous ne trouvez pas, jeune homme ?

- Pardon ? Oh oui… l’air conditionné…

- Ils ont mis des panneaux partout pour nous remercier de notre compréhension mais réparer eut été plus judicieux ne trouvez-vous pas ? Oh, et puis je déteste cette expression « Nous vous remercions de votre compréhension ». Ils devraient plutôt s’excuser eux de la gêne occasionnée ! Enfin…

La queue s’ébroua et avança de quelques mètres.

- Vous allez loin ?

- A Saint Jean Le Vigan, dans les Cévennes.

Pourquoi avait-il donné avec autant de précision sa destination à cette parfaite inconnue ? Sans doute était-ce le privilège de l’âge qui voulait que l’on fasse confiance à une petite dame à la peau toute ridée et aux cheveux presque blancs. Ou plus simplement, c’était cette espèce de facilité que l’on pouvait avoir à se confier à des inconnus avec qui l’on se retrouvait, par hasard, au gré des pérégrinations de chacun, et que l’on était sûr de plus jamais revoir de sa vie. Et puis cette vieille dame, avec son sourire facétieux, évoquait chez Marc, une autre image, celle de sa grand-mère, Eléonore, chez qui il passait la plupart de ses propres vacances lorsqu’enfant, ces parents, déjà installés à Paris, l’envoyaient seul en train vers les Cévennes.

- Saint Jean Le Vigan ?! Oh ! Mais je connais très bien ! Je suis moi-même d’Anduze ! C’est à quelques kilomètres. C’est amusant ne trouvez-vous pas ? Nous sommes certainement des milliers sur cette aire de service et la seule personne avenante à qui je m’adresse, est de mon pays ! Comment s’appellent-ils ?

- Qui ?...

- Vos parents jeune homme. Dites-moi, j’espère que vous êtes plus concentré sur la route que dans votre conversation !

Cela était dit sans agressivité aucune, même avec un amusement certain.

- Lafont… C’est ma mère qui était cévenole. Mais moi, je n’ai connu que l’Ile de France.

- Les Cévennes, croyez-moi mon garçon, si vous l’avez dans votre sang, elles ne vous quitteront jamais.

La vielle dame aux cheveux gris posa sa main sur le cœur de Marc comme si elle voulait par ce geste appuyer la véracité de ses propos. Sa main s’attarda sans doute plus que prévu et son regard, soudain, se voila, comme si elle allait être prise d’un malaise. La chaleur sans doute.

- Vous allez bien Madame ?

- Pardon ?... Oh, oui, jeune homme… bien… c’est juste que…

La vielle dame n’eut pas le temps d’aller plus loin. Le serveur venait de poser devant elle une tasse de café et un verre de jus d’orange et laborieusement, lui rendait la monnaie qu’il jeta finalement en vrac sur son plateau. La vieille dame s’en saisit puis, comme si soudain quelque chose d’urgent la pressait, s’écarta du comptoir pour laisser sa place à Marc.

- Bonne route, jeune homme. Faites attention à vous, surtout. Faites bien attention à vous.

Marc la salua mais n’eût pas le temps de la remercier plus avant, bousculé par un groupe impatient de Hollandais qui tentait de lui prendre sa place, ce qu’il avait déjà du faire pour d’autres vu les récriminations qu’on entendait à leur encontre mais dont le groupe n’avait apparemment cure. Dans ce lieu où la planète entière semblait s’être donnée rendez-vous, il régnait une folie polyglotte, chacun s’exprimant dans sa propre langue, donnant à l’endroit un air de Babel bon marché.

- Un café et un verre d’eau, s’il vous plaît.

- On n’a que des bouteilles.

- Bien, d’accord…

Mais on n’avait pas oublié, visiblement, d’y rajouter une bonne dose de mercantile loin de la douce illusion d’un monde ouvert, fertile et généreux.

Churchill regardait non sans étonnement la tête de la femme, à quelques mètres juste en dessous de lui, qui l’avait tiré de sa torpeur pour l’entraîner dans ce chaos brûlant où les odeurs agressives lui piquaient sauvagement le museau. La femme avait déroulé un long cordon qui lui avait permis ainsi d’atteindre la branche supérieure d’un arbre rachitique où il avait bien cru voir, quelques instants plus tôt, une espèce d’oiseau déplumé et malingre mais dont il aurait bien fait un petit quatre-heures. Evidemment, personne n’avait pensé depuis le matin à lui donner sa pitance et les quelques croquettes de la veille au soir lui semblaient bien loin. Peut-être que s’il s’aventurait vers les branches au dessus de lui pourrait-il atteindre une proie endormie par cette chaleur infernale qui rendait pénible son propre déplacement. Churchill n’aimait pas la femme qui le promenait. Il ne comprenait toujours pas pourquoi l’autre, celle de l’écharpe, qui l’avait ainsi ramassé dans la rue alors qu’il grelottait à mourir ne venait plus s’occuper de lui. Avant, c’était bombance et câlins à n’en plus finir. Maintenant, il fallait qu’il miaule parfois pendant des heures pour que l’eau de sa gamelle soit renouvelée. Non, vraiment, il ne voyait pas ce que sa petite tribu à deux pattes pouvait bien trouver de si intéressant à la nouvelle arrivée qui pour l’heure, ne se préoccupait absolument pas de lui mais semblait bien plus captivée par des échanges grommelés avec deux autres individus de son espèce, deux malabars velus et poisseux chez qui, tout bâtard qu’il était, il n’aurait certainement jamais accepté d’élire domicile. Churchill se rapprocha du tronc de manière à pouvoir grimper sur la branche au dessus de lui. Le manque d’exercices durant l’année ne lui facilitait pas la tâche. Il se sentait un peu gauche et lourd, sans doute ces nouvelles boites qui ne lui convenaient pas. Et puis le cordon qui le reliait à la main de la femme était trop tendu pour qu’il puise envisager d’aller plus haut. Si seulement elle pouvait relâcher la pression. Churchill miaula afin d’indiquer sa désapprobation et son besoin de liberté mais personne du groupe en dessous de lui ne semblait vouloir en tenir compte. Ils continuaient à s’agiter, presque se bousculer, dans un sabir dont il ne captait pas un mot, à part quelques uns de la femme dont l’intonation semblait familière. Churchill n’aimait pas cet endroit et malgré la chaleur accablante, il se prit à frissonner. Il voulait rentrer au plus vite dans sa cage même si l’exiguïté de ce panier fermé lui procurait quelques crampes. Ici, il ne faisait pas bon traîner. Churchill en avait une conscience toute animale et malgré l’heure zénithale, il se sentait entouré d’une obscurité malsaine qui le rendait mal à l’aise comme si un vertige soudain le prenait et qu’il allait tomber, comme une feuille changée en pierre, dans un puits des plus profonds. Il avait déjà ressenti cela une fois, justement avant que la femme à l’écharpe ne disparaisse de son territoire, cette sensation d’être happé dans un trou noir et malfaisant sans qu’il puisse rien y faire et que si il avait eu la culture de l’humain, il aurait pu nommer, une prémonition.

Le bruit fut aussi soudain qu’effroyable. A vrai dire, la plupart des personnes présentes ce jour là ne comprirent pas instantanément ce qu’il venait d’arriver. Cela avait commencé par une espèce de crissement strident suivi aussitôt d’une détonation sourde, comme de l’acier que l’on aurait comprimé, bruits qui se répétèrent, de plus en plus rapprochés pour finir par se mêler dans une cacophonie gigantesque qui fit penser à l’explosion d’un chapelet de bombes qu’on aurait emprisonné dans une pièce aux murs épais et hermétiques. Les avis divergèrent quant au temps que prirent toutes ces déflagrations à s’enchainer ainsi, les unes par dessus les autres, mêlant l’aigu des crissements à l’assourdissement des chocs. Une minute ? Deux minutes ? Trente secondes ? Pour certains même une éternité tant les chocs n’en finissaient pas de résonner dans leur tête bien après le dernier claquement entendu. Cela avait commencé semble-t-il en amont et s’était répercuté comme une onde destructrice dans le sens de la circulation, mais aussi et surtout, vers l’arrière, bien avant la station service, vraisemblablement à plusieurs centaines de mètres de là. Une épaisse végétation d’arbres bas et de haies touffues plantée entre les voies de l’autoroute et l’aire de service et qui avait déjà, au gré d’un printemps humide et doux, pris de  l’ampleur, étouffa sans doute la violence des impacts, en masquant la scène, ou tout au moins la majeure partie, rendant le vacarme insupportable totalement incompréhensible.

Ce qui choqua les témoins fût, au delà de ce tumulte chaotique qui semblait ne jamais vouloir finir, le silence assourdissant qui s’en suivit. Soudain, ce fut comme si une main céleste avait coupé le son de toute la vie ambiante. On entendait plus rien et la stupeur de ce vide sonore pouvait se lire sur chacun des visages. Le ronronnement de la circulation auquel tous étaient habitués s’était interrompu d’un coup, rendant les oreilles bourdonnantes de ce trop-plein de silence, juste dérangé, de moins en moins souvent, par un nouveau mais de plus en plus lointain choc, explosion assourdie, mate, irréelle. Même les oiseaux, la nature semblaient avoir déserté l’endroit dans un étonnement muet et spectaculaire. Plus rien. Il n’y eut plus aucun bruit, plus aucun son, plus un seul mouvement jusqu’au premier cri qui fusa pour se répercuter dans un écho terrible et insupportable de panique, de peur et d’horreur.

Marc se tenait à quelques mètres du parking, son gobelet de café encore fumant à la main, une barre chocolatée entamée dans l’autre qu’il avait, par lassitude, commencé à grignoter avant son arrivée en caisse. Lui non plus ne comprit pas instantanément ce qu’il se passait tant la soudaineté, mais aussi la rapidité, lui avait-il semblé, de la clameur du fracas métallique l’avait surpris dans son retour tranquille vers sa famille. Sans s’en rendre compte, il se mit à courir en direction des jets d’eau, là où il avait laissé Lili et Mathis quelques minutes plutôt, hurlant leur prénom, chevauchant par ses cris ceux d’autres parents, enfants, amis, voyageurs rassemblés le temps d’un trajet dont la seule et unique préoccupation spontanée devenait alors de se retrouver, de se réunir, de se compter.

- Papa ! Papa !

Marc, au son de la voix de sa fille, sentit les battements de son cœur stopper net pour plonger dans le silence terrifiant qui régnait encore autour de lui. Les deux petits, sa chair, ses vies se trouvaient devant lui, blottis l’un contre l’autre, Mathis les bras enroulés sur les épaules de sa petite sœur, protecteur, tentant de se montrer rassurant alors que tout son visage était figé dans une grimace d’angoisse et d’incompréhension. Marc se précipita vers eux pour les entourer à son tour de sa protection paternelle, les embrassant sans encore comprendre pourquoi il se devait de leur témoigner tout cet amour.

C’est à ce moment là que Mathis tendit le bras, doigt pointé, désignant à son père l’effroyable. Marc instinctivement tourna la tête et découvrit, par une trouée de la végétation, un imbroglio inextricable et figé de véhicules fumants, écrasés, retournés, enchevêtrés, certains les uns par dessus les autres ou couchés, seuls, sur le côté, d’autres ayant traversé la glissière de sécurité pour se retrouver sur la voie adjacente où la circulation était tout aussi clairement stoppée et inexistante. Ce qui frappa par dessus tout Marc, à cet instant précis de sa découverte, fut le manque de mouvement total de la scène, comme une photo, un instantané pris par un photographe malsain et scabreux qui aurait voulu capté l’horreur fugitive du gigantesque carambolage. Deux autres sensations submergèrent d’effroi Marc. L’une fut cette odeur nauséeuse de gomme brûlée et de carburants répandus. L’autre, encore plus terrible, que plus rien ni personne ne bougeait dans aucune des voitures accidentées.

Ni Marc, ni Mathis, ni Lili, serrés les uns contre les autres, hébétés, ne remarquèrent alors l’absence d’Isabelle.

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