La ballade des pendues

salander

Articulation :

Épisode I : Marion, Romuald et leurs trois enfants partent en vacances. Ils empruntent l’A666. Superstitieuse, Marion s’inquiète, son mari la rassure, la fille aînée trouve des infos sur le sujet sur le Net. Jadis des sorcières auraient été pendues le long de cette route, voie marchande de l’époque. Selon la légende, elles reviendraient hanter les lieux pour se venger. Plus tard, la famille s’arrête à un restauroute. Le père va aux toilettes avec le cadet, Lilo. L’enfant revient seul. Marion ne retrouve plus son mari puis constate que Lilo manque aussi à l’appel.

Épisode II : Lilo était sorti et sa cachait derrière un camion. Comme Romuald n’est pas reparu, Marion contacte la police. Qui lui dit de ne pas s’inquiéter. Marion contacte alors son beau-père. Elle ne sait pas comment agir. La gérante du restauroute lui indique un motel, à 30 kms. En chemin, Marion croit apercevoir deux pendues au bord de la route.

Épisode III : Les enfants jouent derrière le Motel. Marion appelle la gérante du restauroute, sans succès. Se demande ce que font les enfants. Ils jouent avec le cadavre d’une fouine. Aude explique qu’ils aimeraient comprendre ce qui se passe après la mort. Marion se sent mal.

Épisode IV : Marion boit un café au bar du Motel. Des souvenirs remontent à la surface. Du sang. Un sentiment de vide, une peur incontrôlée du noir. Elle a pris une chambre pour les aînés et une pour elle et Lilo. Entend des cris. Se précipite dans la chambre des deux grands. Une ombre disparaît par la fenêtre, Alex a crié, réveillant Aude, l’aînée. Quelqu’un était là, debout, dit-elle. Marion ferme la fenêtre, descend à la réception. La réceptionniste s’est pendue.

Épisode V : Marion roule. Elle a fui le Motel avec ses enfants, ne sait plus où elle va. À part deux ou trois voitures en sens inverse, il n’y a nul trafic. Aude surfe sur le Net et déclare que le restauroute où a disparu Romuald était le point de départ du convoi qui amenait les sorcières au gibet. Marion lui demande de se taire. Elle aperçoit encore des pendues le long de la route. Son portable sonne. La voix de Romuald lui dit : « Ta mère est morte ».

Épisode VI : Marion s’arrête et réfléchit. Elle ne sait pas de quoi sa mère est morte. Elle tente de joindre son père, qui vit aux USA. Puis Aude lui dit que Lilo vient de sortir. Marion part à sa recherche dans les bois, éclaire le chemin avec son portable puis, désespérée, revient é la voiture. Les enfants dorment, elle pleure.

Épisode VII : Des grattements. Marion sursaute. Elle panique, met le contact, cale, les enfants se réveillent. Remet le contact, démarre. Pense à Lilo. Elle ne peut pas l’abandonner, revient à contre-sens – il n’y a personne. Elle aperçoit Lilo, au milieu de la route. Sort pour le récupérer. Derrière elle, des bruits. Des silhouettes de femmes – les pendues – ricanent et ouvrent les portières de la voiture.

Épisode VIII : Marion s’empare d’une branche solide, se précipite et frappe. Son portable sonne. Impossible de répondre. Des mains l’agrippent, la griffent. Elle a mal, on essaie de lui passer une corde au cou. S’enfuit, court. Croise un bus qui s’arrête. Elle monte.

Épisode IX : le bus la dépose devant le restauroute où Romuald a disparu. Il est là. Ils s’étreignent, elle raconte son aventure, Romuald lui explique qu’il s’est retrouvé enfermé malgré lui derrière la porte « privé » aux toilettes. Ils empruntent une voiture à la gérante et retrouvent les enfants, dans leur voiture.

Épisode X : Ils reprennent la route. S’arrêtent à un autre restauroute. Le père de Marion l’appelle. Lui apprend que la mère de Marion s’était pendue sous les yeux de sa fille qui n’a plus parlé pendant 14 mois. Elle a suivi une thérapie et semblait avoir tout oublié. Soulagée, Marion propose de conduire pour le dernier tronçon. Plus tard le moteur tousse, cale. Elle voit quatre pendues qui oscillent au bout de leurs cordes, on gratte la carrosserie… Aude dit que Lilo est sorti…

1er jour

- Maman, j’y arrive pas.

La valise penchait dans le vide. Poussant telle une damnée, le visage crispé, Aude tentait de hisser le bagage dans le coffre de l’Espace Renault. Vain effort. Bras en allumettes. Alex se fichait d’elle.

- Si tu lisais moins, tu serais plus musclée, ricana-t-il.

- T’es trop con, lança Aude.

- Les enfants, ça suffit, si vous causez au lieu de vous activer, on ne sera jamais prêts.

Un sac de plage en osier sous le bras, une valise dans chaque main, Marion traversa le jardin en direction du garage. Les lueurs de l’aube jouaient avec ses cheveux, le châtain virait au brun-doré, sur son visage roula une goutte de rosée – ou peut-être était-ce une larme.

La valise s’écroula aux pieds d’Aude.

- Fais attention, bon Dieu, tonna Marion.

- T’es nulle, commenta Alex.

- T’as qu’à faire mieux, trouduc.

- Quand tu veux.

- Je vous dis d’arrêter, coupa Marion ; sinon on range tout et on reste ici.

- T’oseras pas, vous avez déjà réservé, dit Alex.

- Maman, je crois que Lilo pleure.

Marion se retourna. Le petit dernier, empêtré dans le hamac qu’il traînait comme un filet de pêche, trépignait au milieu de la pelouse. Soupirs. Marion déposa ses bagages avant de rejoindre Lilo. « Qu’est-ce que tu fabriques ? Je t’ai dit de ne toucher à rien. » L’enfant pleura de plus belle. Sans s’énerver, ce qui aurait pourtant été logique vu les circonstances (ils avaient décidé de partir tôt à cause de la canicule annoncée, où était Romuald ? Comment allaient-ils occuper les trois enfants jusqu’en Bretagne ?), Marion aida son fils à se relever. À quatre ans et demi, il accusait un léger retard dans son développement – il parlait peu et demandait de l’aide à tout bout de champ. Le pédiatre, optimiste comme seuls les médecins peuvent l’être, avait dit de ne pas s’inquiéter. « Ça se comblera au fil des ans, vous verrez. » Pour l’instant, Marion ne voyait rien. Elle porta Lilo jusqu’à la voiture, le sangla sur son siège et lui fourra son doudou dans les mains. Lapin humide de bave. Dégoûtant.

- Chérie, je ne trouve pas mon laptop, lança Romuald depuis la véranda.

- Tu es certain d’en avoir besoin ? répondit Marion, une pointe d’agacement dans la voix.

- Je l’utiliserai un jour sur deux, comme promis.

Tu parles, songea Marion. Il en était bien incapable. Durant les dernières semaines, il ne l’avait éteint que pour dormir, et encore, certaines nuits elle avait remarqué le halo bleuté qui filtrait de l’appareil. Au même titre qu’un cellulaire, cette machine faisait office de doudou pour adulte, la bave coagulée en moins.

- On devrait être parti depuis dix minutes, observa Marion.

- Le jour se lève à peine, on a le temps, remarqua Romuald.

- Maman, la poignée de la valise est cassée.

- Je crois que Lilo s’est pissé au froc, déclara Alex.

Qui a dit que les vacances sont synonymes de repos, murmura Marion avant de ranger le sac en osier dans le coffre de l’Espace.

Il est six heures trente, bonne route aux vacanciers, nous rappelons que ce samedi 21 juillet est considéré comme orange par Bison futé. Prochain bulletin d’informations à sept heures. Place à la musique.

Raphaël et sa chanson Caravane. Une voix que Marion détestait. Elle appuya sur le bouton, fit défiler les stations radio, tomba sur la valse n°2 de Chostakovitch dont la mélodie la frappa en plein cœur. Cinq ans de violon, des cordes cassées, le menton usé par l’instrument. Vingt-trois ans qu’elle n’avait plus joué. Son instrument devait traîner quelque part au grenier, à moins que son père ne l’ait revendu lors de son déménagement.

Bercée par la musique, elle se laissa aller contre l’appui-tête, observant Romuald du coin de l’œil. Fatigué. Ce break de trois semaines lui ferait du bien. À elle aussi, d’ailleurs, même si elle ne travaillait qu’à trente pour-cent, même si elle n’avait pas bataillé des semaines durant comme son mari pour fourguer des bagnoles à des Chinois. Il avait pris racine au bureau, déchiré ses nuits en lambeaux pour aboutir le dossier, serré des mains à s’en disjoindre les doigts. Les Chinois avaient signé le contrat. Un gain énorme. Des efforts dont le visage, le corps, l’esprit sans doute de Romuald conservait une empreinte que les vacances ne suffiraient peut-être pas à effacer.

Le laptop, sur lequel il avait mis la main, le relierait à son quotidien aussi sûrement qu’un cordon ombilical.

Marion s’attarda sur le profil grec de son mari, ses sourcils bien dessinés, ses lèvres pleines, ses favoris drus qu’il taillait en pointe. Un beau mec. Grand, robuste, ambitieux. Jamais elle ne regretterait son choix, songeait-elle, ni celui d’avoir mis au monde trois enfants qui, pour l’instant, restaient calmes. Lilo, dont elle avait dû changer le pantalon humide de pisse, mâchouillait son doudou, Alex tripotait sa console de jeux, Aude surfait sur le Net par le biais de son i-pad. La technologie au secours des parents, réduisant leur progéniture au silence.

Devant eux, le soleil jouait avec les frondaisons des arbres, au loin, et la température montait déjà. 22 degrés à l’entrée de l’autoroute. Marion régla la ventilation. Un souffle frais lui lécha les épaules. Elle frissonna. Le panneau, au bord de la route, indiquait : bienvenue sur l’autoroute A666. Un autre frisson lui mordit la nuque. Désagréable.

- Tu as vu ? s’inquiéta-t-elle.

- Vu quoi ? demanda Romuald.

- Je n’avais jamais remarqué que cette autoroute portait ce chiffre.

- C’est un nouveau tronçon. Inauguré il y a un mois, je crois.

- Pourquoi ce nombre ? Celui de la Bête, selon la Bible.

Romuald haussa les épaules. Qu’en savait-il ? Il fallait bien numéroter les routes, vu la taille de la France on ne pouvait pas s’arrêter à 665. Marion avait conscience que sa tendance à la superstition agaçait son mari. Combien de fois lui avait-elle ordonné de ne pas brandir son parapluie ouvert à l’intérieur ou de ne pas croiser ses couverts dans l’assiette ? « S’il m’était arrivé malheur chaque fois qu’un chat noir avait croisé ma route, je serais mort depuis longtemps », répondait-il pour désamorcer l’inquiétude de Marion. Elle essayait de relativiser, ce qui fonctionnait assez bien, mais aujourd’hui, ce 666 lui paraissait de mauvais augure. En filigrane, elle y lisait le nombre de morts dans des accidents de la circulation – ce principe de prévention routière essaimait aux quatre coins du pays.

- J’aime ton nouveau pull, ce vert te va bien, déclara Romuald.

- Acheté chez Diana’s, une boutique du quartier.

- Tu es très belle, Marion.

- Merci.

Il se pencha pour l’embrasser. Marion n’aimait pas trop ce genre de démonstrations devant les enfants, sans compter que Romuald ne regardait plus la route, mais elle lui rendit son baiser. Ces derniers temps, les moments de tendresse avaient brillé par leur rareté. Il était temps de remédier à ce manque – elle le sentait, ces vacances allaient les rapprocher.

Une odeur de feu de bois envahit l’habitacle. Dans les champs, on brûlait des branchages et la fumée, d’un gris-blanc vaporeux, s’effilochait au-dessus des coteaux. L’herbe était d’un vert tendre (il avait beaucoup plu en juin) et Marion s’y serait bien étendue un instant, lovée contre Romuald, goûtant à la douceur de sa peau, apaisée par le souffle lent de sa respiration… Elle se rappelait leur première nuit, dans la chambre d’étudiant qu’elle louait à une vieille dame à chignon collectionneuse de théières. Ils étaient rentrés transis de froid, esprit et corps accablés de fatigue. Période d’examens. Ils bossaient dur. Se rencontraient souvent à la bibliothèque de l’université. Avaient échangé quelques baisers à une soirée, des baisers au goût de vin et de tequila, maintenant ils étaient là, à moitiés nus dans cette chambre surchauffée par un radiateur électrique, se déshabillant du regard, suffoquant d’un désir qui les submergeait. Ils avaient fait l’amour sous le halo de la lampe de chevet. Marion en avait rêvé, la réalité lui offrait Romuald et, au matin, alors qu’il dormait encore, elle l’avait écouté respirer en se disant que c’était ça, le véritable apaisement : l’homme que l’on aime, ses expirations, ses inspirations, un matin après une nuit d’amour.

- Maman, j’ai trouvé des infos.

- À quel sujet, ma chérie ?

- Cette route, ce chiffre 666, ça t’intéresse ?

Aude était une championne en culture générale. Elle passait son temps libre à compulser les dictionnaires en ligne, à collecter des infos sur tout et rien à tel point que Marion se demandait où elle les stockait. Et surtout ce qu’elle pouvait bien en faire. « Je t’écoute. » La gamine se lança dans une explication étayée, comme si elle s’adressait à un parterre d’étudiants en sciences humaines. Selon une légende, des femmes accusées de sorcellerie par un tribunal arbitraire auraient été pendues le long de cette route jadis marchande. Pour l’exemple. « Les gens qui empruntaient cette voie pouvaient ainsi profiter du spectacle et les femmes savaient à quoi elles s’exposaient », lut Aude. Toujours selon la légende, il paraissait que certaines nuits ces malheureuses, dont la plupart avaient à l’époque clamé leur innocence, hantaient les lieux pour se venger.

- Quelles foutaises ! s’exclama Romuald.

- Top, l’histoire, on pourrait tourner un film d’horreur, commenta Alex.

- Pourquoi des foutaises ? s’insurgea Marion ; elles étaient sans doute innocentes, on pendait ou brûlait les femmes pour n’importe quoi, surtout pour les asservir davantage.

- D’accord, admit Romuald. Mais les pendues qui hantent les lieux, franchement, ça fait film de série Z.

Sur ce point, il n’avait pas tort, songea Marion. Toutefois, des femmes persécutées, il y en avait eu des milliers, au Moyen Âge comme à toutes les époques, et ce n’était pas fini. L’humanité a besoin de boucs émissaires, d’exutoires, et quoi de plus attractif dans ce domaine que la femme, à l’origine de tous les maux puisque pécheresse, portant et donnant la vie, incapable de défendre physiquement son territoire car inférieure à l’homme… Bref, la pauvre chose idéale sur laquelle déverser ses frustrations. Marion, qui croyait pourtant au salut de l’âme et au pardon, comprenait parfaitement ce désir de vengeance.

- Cette histoire me fait froid dans le dos, déclara-t-elle.

- Enfin, Marion, tu ne vas pas porter crédit à ces légendes grotesques ? Elles n’ont qu’un but : entretenir notre sentiment de culpabilité. De quoi serions-nous coupables alors que cette histoire s’est déroulée il y a des siècles ?

- De rien. De tout, aussi. Les crimes impunis pèsent sur les générations suivantes qui finissent parfois par les reproduire. Un effet d’accumulation, en quelque sorte.

- Ce sont des fantômes. Tu as trop regardé Casper à la télévision.

- J’aime bien les histoires de fantôme, lâcha Lilo, qui n’avait encore rien dit depuis le départ.

Marion se retourna.

- Depuis quand ?

- Depuis…

Ce fut tout. Lilo replongea dans son mutisme comme un nageur en apnée et la conversation se dilua sous le soleil dont les rayons aigus frappaient la carrosserie en diagonale, se concentrant dans le rétroviseur central en un éclat de lumière. La route était encore longue. Bientôt Marion relaierait son mari au volant. Elle ferma les yeux et chercha le sommeil, la poitrine soudain lourde de quelque chose qui lui échappait.

Cafés, croissants. Un sirop pour Lilo et des jus de fruits pour les deux aînés. Le restauroute sentait l’essence et la cellophane. Des courants froids traversaient l’espace, air déconditionné par une machine défectueuse dont on entendait les ratés à travers le faux plafond. Marion grelottait. Elle avait emporté une petite laine – en Bretagne, on ne sait jamais – et couru la chercher dans la voiture. À l’angle du bâtiment, elle crut apercevoir une silhouette qui la fixait, debout derrière un arbre, mais un bref coup d’œil lui prouva qu’elle avait rêvé.

Le café avait un goût de papier. Les croissants croustillaient sous la dent. Il était 9 heures du matin et Lilo avait besoin de faire pipi.

- Je l’accompagne, proposa Romuald.

- Si tu veux. Je vais acheter des sandwichs pour midi.

- Parfait.

Romuald déposa un baiser sur le front de Marion. L’onde de bien être se propagea le long du front, à la racine des cheveux, comme un fluide tiède que l’on aurait injecté à fleur de peau. Elle lui sourit, resserra l’élastique qui maintenait sa queue de cheval et regarda son mari partir, Lilo dans ses bras, fragile, immensément démuni face à la vie. Comment se débrouillerait-il à l’âge adulte si son développement prenait autant de temps ? Les médecins ne s’expliquaient pas les raisons de ce retard. C’était ainsi, certains allaient vite, d’autres lentement et on n’y pouvait rien. Cette fatalité mettait Marion en pétard, mais comme elle séchait tout autant sur le problème, elle préférait y penser le moins possible.

Son café tiède à la main, Alex et Aude à ses côtés, elle fit le plein de provisions – club-sandwichs, barres chocolatées, pommes, bananes et eau minérale. Il fallu dix bonnes minutes à Aude pour choisir la garniture de son sandwich.

- Ce que t’es chieuse, grogna Alex.

- Je sais ce que je me veux.

- Justement pas. Lilo a le temps de pisser dix fois.

- Les enfants, surveillez votre langage, sinon vous pouvez oublier la baignade demain.

- On s’en fout, l’eau est trop froide, déclara Alex.

- QU’EST-CE QUE J’AI DIT, BON SANG !

Tout le monde se figea. Clients, caissière, employés changés en statue de sel. Alex grimaça. Les yeux d’Aude ressemblaient à deux trous noirs vides de toute expression. Seule la radio bourdonnait en fond sonore, pâle écho à la machine à air conditionné en déroute. « J’aimerais vraiment que vous surveilliez votre langage, tous les deux, merci. » La vie reprit lentement autour d’eux, comme si quelqu’un avait appuyé sur la touche marche d’une commande à distance. Même si Marion se sentait bien avec les enfants et Romuald, une tension latente semblait l’habiter, tapie au fond de chacune de ses cellules. Une appréhension. A666. Foutaises, Romuald avait raison.

Elle paya les victuailles, regarda en direction des toilettes, dehors… Une ombre derrière leur voiture. Quelqu’un essayait d’ouvrir le coffre, sans réfléchir elle s’élança, le sac contenant leur casse-croûte tapait sa cuisse et elle franchit la porte en bousculant deux personnes. « Maman, tu vas où ? » cria Alex. Elle l’entendit à peine. Ses talons sur le bitume. Des voix autour d’elle, chaleur et odeur de poubelles, grondement des poids-lourds lancés tels des mastodontes sur l’asphalte ardente.

Derrière la voiture, personne. Une silhouette, à deux mètres. Coup au ventre. Arrêt sur image. Une femme d’âge indéfini, foulard et jupe, bottines de cuir à lacets. Marion croisa son regard, d’une froideur insondable, le regard d’une morte. Elle ne put retenir un cri qui s’évapora sous le soleil. Quelques secondes s’écoulèrent, lourdes et troubles, lestées d’interrogations, puis la femme traversa le parking et contourna un bâtiment. Marion aurait voulu la suivre, savoir à quelle bande de voleurs elle appartenait, connaître le numéro d’immatriculation de son véhicule. Mais elle s’aperçut qu’elle tremblait, roseau froissé par la brise. Son cœur haletait. Elle s’appuya à la voiture et attendit de retrouver contenance.

La voix d’Aude interrompit son retour au calme. « Maman, y’a Lilo qui n’arrive pas à remonter sa braguette ! » Marion retrouva ses trois enfants à l’entrée du restauroute. Le pantalon du cadet béait sur son caleçon, son zizi pointait son nez comme un coucou suisse et Alex s’acharnait sur la fermeture.

- Tu es revenu sans ton père ? s’étonna Marion. Il est où ?

- …

- Lilo, je t’ai posé une question !

- Il est autiste, maman, coupa Alex.

- Ton frère n’est pas autiste, il a du retard, c’est tout. Lilo, alors ?

Le regard dans le vague, ses cheveux blonds en pagaille, Lilo paraissait ne pas entendre. Il finit par murmurer un « Je ne sais pas » qui n’avançait personne. Marion tenta de joindre Romuald sur son cellulaire. Rien. Absence de réseau, sans doute.

- Bon, je vais voir, vous m’attendez ici, je vous interdis de bouger.

Marion ne comprenait pas. Lilo détestait se retrouver seul dans un endroit inconnu, et pourtant il était revenu des toilettes sans Romuald. Un Romuald qui n’aurait jamais laissé son fils déambuler sans surveillance dans un endroit pareil, ouvert à tous les vents et à tous les pervers. Elle descendit l’escalier conduisant aux toilettes, poussa la porte des messieurs. Un type penché sur le lavabo se retourna. Grisonnant, maigre et souriant.

- Je peux vous aider, madame ?

- Je cherche mon mari.

L’homme se redressa.

- À qui ressemble-t-il ? Plutôt de Niro ou Redford ?

- Excusez-moi, mais je ne suis pas d’humeur à plaisanter. Nos enfants attendent en haut et je voulais m’assurer que tout allait bien.

- Je vous laisse faire, ne vous dérangez pas pour moi.

Après un rapide séchage des mains, le type salua d’un hochement de tête et disparut dans le couloir. Marion sentit l’aiguillon de l’anxiété lui piquer l’échine. De toute évidence, Romuald n’était pas là. Dans le cas contraire, il aurait signalé sa présence en entendant sa voix. Ou alors était-ce une farce ? Il se cachait, retenant son souffle pour ne pas rire, gamin de douze ans content de lui-même. « Romuald, ce n’est pas drôle », râla-t-elle en poussant les portes, les unes après les autres, comme le calendrier de l’Avent lorsqu’elle était petite. Derrière chaque fenêtre, un chocolat. Derrière chaque porte, pas de Romuald.

Elle tenta de raisonner. Se seraient-ils croisés dans l’escalier ? Trop ridicule, comment pourrait-elle frôler son mari sans que ni l’un ni l’autre ne s’en aperçoive. Un autre escalier ? Improbable, vu l’exiguïté des lieux. Alors ? Elle aperçut son visage inquiet dans le miroir, ses traits tirés, son teint de femme fatiguée que son pull vert n’arrivait pas à rehausser. Elle avait trente-cinq ans et en faisait dix de plus, tout à coup, et… Les toilettes des femmes, bien sûr, Romuald devait y avoir pénétré par inadvertance, il pouvait être très distrait lorsqu’il relâchait la pression.

Marion sortit dans le couloir. Croisa un jeune homme. Une porte avec l’inscription privé en lettres capitales. Machinalement elle appuya sur la poignée. Verrouillée. Chez les dames… deux dames. Une mère et sa fille adulte, à en juger par leur ressemblance frappante. Marion balaya la pièce du regard avant d’ouvrir les portes sous le regard surpris des deux autres. Une seule était fermée, qu’elle essaya de forcer. « C’est occupé », gronda une voix de femme.

- Vous n’avez pas vu un homme ? demanda-t-elle aux deux dames.

- Un homme ? s’étonna la plus âgée ; ici ?

- Oui.

- Ah non, sauf s’il était déguisé en femme.

Soudain agacée et fébrile, Marion remercia du bout des lèvres et sortit en coup de vent. Les escaliers, deux par deux. Elle avait très chaud, maintenant, sa lèvre supérieure était couverte d’un fin duvet de sueur. Au rez de chaussée, elle retrouva ses enfants, occupés à lire des journaux dans le coin papèterie. Aude leva le nez d’un exemplaire du National geographic.

- Votre père n’est pas avec vous ? questionna-t-elle en se rendant compte que sa question tombait à plat.

- Ben non, tu vois bien.

- Vous êtes allé voir à la voiture ?

- Tu nous as dit de ne pas bouger.

Pour une fois qu’ils obéissaient… Marion tenta d’apercevoir la voiture mais un groupe de touristes la masquait. Elle ne savait plus que faire, réfléchir lui semblait impossible, son esprit se brouillait comme si un hacker avait piraté son cerveau pour y semer la pagaille. Elle essaya encore de joindre Romuald sur son cellulaire. Nada. Étrange, se dit-elle avant de se rendre compte d’une autre absence. Lilo.

- Votre frère est où, bon Dieu ?

Regards abasourdis des deux autres.

- Je… lisais, admit Alex.

- On ne sait pas, ajouta sa sœur. Il était à côté de nous, il caressait un gentil chien qui battait de la queue, j’ai pas remarqué qu’il n’était plus là.

À cet instant, Marion aurait préféré ne jamais être partie en vacances. Elle aurait passé trois semaines chez elle, dans leur pavillon, à l’ombre du tilleul et de la véranda, en regardant Romuald tondre le gazon en maillot de bain.

Mais elle était ici, sur l’A666 et, en une demi-heure, elle venait d’égarer son mari et son fils cadet.

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