Baptiste

caza

Tempus fugit

Dimanche 22 avril 2018, 22h et des brouettes

Je roule sur la rocade de Toulouse, direction l'hôpital de Rangueil, je suis absorbée par mes pensées.

Je ne la connais que trop bien cette route, qui me ramène 13 ans en arrière, dans les mêmes conditions, ou presque, cette fois, je sais où sont ses moindres aspérités et ce que je vais trouver au bout, enfin, ce que je devrais y trouver.

Tellement absorbée que j'entends trop tard mon téléphone qui sonne ; le temps de l'attraper et de vérifier l'identité de l'appelant « Claude Bernard », il s'est arrêté de sonner, pas de message.

Premier réflexe : pourquoi la clinique m'appelle-t-elle ? ça y est, j'en suis sûre, en partant en vrac, j'ai dû oublier quelque chose dans la chambre et ils veulent me le faire savoir, tant pis, j'irai demain, ils n'avaient qu'à laisser un message….

Puis, l'idée fait son chemin, c'est idiot, ils savent bien que je me rends à Rangueil, ils ne m'auraient pas contactée pour quelque chose d'aussi futile, non, il y a quelque chose de plus….. de plus…. de plus quoi, au juste , urgent ? grave ?

Pffff, et comment savoir qui vient d'appeler ? c'est toujours ce foutu numéro surtaxé, pas d'identité, pas de message.

Réfléchis Lou, qui peut bien vouloir te joindre à cette heure ? le réanimateur ! alors c'est grave, il faut rappeler.

Je saisis mon portable et d'un coup de doigt nerveux, j'envoie le numéro ; après la litanie « tapez 1 tapez 2, bla bla bla » au prix du caviar, je demande l'accueil puis le réanimateur de garde, on me le passe direct, il attendait mon appel.

Des mots simples, directs, mais pas froids, pas déshumanisés : « Il y a eu un problème, l'ambulance a fait demi-tour à hauteur de Florentin, le cœur de votre mari a lâché, ils n'ont pas pu le faire repartir, ils le ramènent, je suis désolé. 

D'accord, je fais demi-tour, attendez-moi, j'arrive.

Prenez votre temps, n'allez pas avoir un accident, on vous attend. »

Je suis sonnée, au volant, j'agis comme une automate, ralentir, sortir à la première bretelle, faire demi-tour, reprendre la rocade dans l'autre sens, direction Albi, je ne pleure pas, je ne peux pas, je n'arrive pas à saisir, enfin, si je saisis mais je refuse d'y croire….. tout en sachant que cela est vrai, c'est fini, il a fini de souffrir cette nuit.

Le compteur kilométrique et mon cerveau sont au diapason, 100 à l'heure, j'emmerde les radars cette nuit, il faut que je remonte.

J'appelle une collègue/amie en comptant sur le fait qu'elle vient de prendre ses congés vendredi soir et qu'elle ne sera pas couchée, bingo, elle décroche : « c'est moi, désolé de te déranger si tard, j'ai un service à te demander, j'ai un problème, Baptiste est mort, je ne viendrai pas travailler demain, peux-tu prévenir au bureau s'il te plaît ? »

Bien sûr, mon amie va faire le nécessaire, elle est abasourdie, c'est si soudain, tout semblait aller bien et puis là…..

Le deuxième appel est pour une autre amie, de longue date aussi, car une question me taraude : il voulait se faire enterrer dans le caveau familial, en Auvergne, je le sais, la dernière discussion qui a roulé sur ce sujet remonte à moins de 2 mois, j'en ai pleuré de rage et de douleur : « et moi dans tout ça ? ce n'est pas MA famille, à part ton père et ton oncle que j'aimais bien, je n'ai rien à faire avec eux, ma famille, c'est toi, si tu vas là-bas, qu'est ce je deviens, moi ? » je suis butée, lui aussi, fin de la discussion, on aura bien le temps de revoir……

Ma décision est prise, ce soir, il ne sera pas enterré en Auvergne, c'est non, un point c'est tout.

Je le ferai incinérer et ses cendres iront au colombarium de Gaillac, là où NOUS avons construit notre vie depuis 22 ans maintenant.

Mais j'ai mauvaise conscience en décidant cela toute seule, contre ses volontés.

On voit partout dans les films, les livres, qu'il faut respecter les dernières volontés, et là, je vais sciemment à l'encontre.

Alors j'appelle Yseline, qui a son franc-parler et qui saura trouver les mots, quels qu'ils soient.

Après la douleur d'apprendre la disparition de Baptiste, elle me dit « tu sais, maintenant, il s'en fout, la mort ne concerne que les vivants, lui, il n'en a plus rien à faire, non, il ne t'en voudra pas, fais comme tu le sens, c'est toi qui vas vivre avec, pas lui, fais comme tu l'entends » ; à peu de choses près, mon psychiatre me tiendra le même discours quelques semaines plus tard.

En arrivant à la clinique, je me dirige vers la réanimation et on me dit qu'il est remonté en chambre, alors je prends l'ascenseur pour le 3ème étage.

À l'étage, je vois l'infirmière qui me confirme qu'il a été installé dans sa chambre et me demande si je veux être accompagnée, non, pas question, j'y vais seule.

En ouvrant sa porte, je suis frappée par la douceur ambiante, la petite lumière est allumée, la télévision est éteinte, il a la tête tournée vers la porte, il m'attend.

En approchant, je vois qu'il sourit, il n'a pas ses lunettes, c'est moi qui les avais prises, je marque un temps d'arrêt et ma première pensée, c'est oh putain, le con ! mais qu'est-ce que…..

Il faut dire qu'il est très joueur et que son jeu favori depuis plusieurs années, est de me faire croire qu'il est mort le dimanche matin quand je viens le réveiller à la maison. Alors, je lui pince le nez jusqu'à ce qu'il soit obligé de prendre une grande respiration par la bouche et nous rions comme deux gosses.

Mais là, je n'ai pas besoin de lui boucher le nez car je vois, de suite après avoir eu ce petit mouvement de recul, que la sonde nasogastrique est toujours en place, elle traîne par terre et surtout, il a toujours autour du cou une sorte de minerve en fer qui servait à lui tenir la tête droite pour l'intubation, le temps du transport ; s'il était en vie, il ne supporterait pas cette minerve.

Il est sur un lit médicalisé, avec un matelas anti-escarre dont le moteur gonfle et dégonfle les boudins de manière asystolique, ce qui donne l'impression qu'il respire, je lui prends la main, elle est encore chaude, douce et non rigide.

Je ne pleure pas, je ne peux pas, cela fait 13 ans que je me bats à ses côtés, je n'ai jamais montré de signe de faiblesse, je n'ai pleuré qu'une seule fois, c'était de soulagement, en 2005, je ne vais certainement pas commencer maintenant, je me suis fait un point d'honneur à ne jamais pleurer devant lui, je ne sais même plus comment on fait.

Je ne parle pas non plus, les mots sont inutiles, il sait tout maintenant, il entend mes pensées, j'ai juste besoin d'être là, à ses côtés, comme d'habitude, sa main dans la mienne.

Les infirmières sont entrées sans que je ne les entende, je ne sais pas combien de temps je suis restée là, à veiller sur lui.

Gentiment, elles m'ont demandé de les accompagner et je suis sortie sans un mot, sans faire de bruit, mais sans me retourner non plus, il faut aller signer les papiers…..

 

Voilà, Baptiste a 56 ans et il est mort.

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