Béance

etat-de-corps

Il m’en a fallu du temps. Pour te l’écrire.

Des minutes en forme d’heures. Des jours. Des années peut-être. Sur mes lèvres, j’ai répété les mouvements. En silence. Juste quelques sons de succion ou de claquement de langue. La salive comme huile d’un moteur qui ne saurait démarrer. Ces quelques mots chorégraphiés dans ma bouche. Mais qui ne purent jamais sortir. Parce qu’il faut toujours montrer un sourire fier, celui qui lutte malgré tout, malgré l’ennui, malgré l’habitude, malgré la douleur, malgré le manque. Pourtant le mal ronge de l’intérieur. Ne s’arrête jamais. Il n’a pas de nom. N’existe-t-il pas pour autant ? Ce mal sournois parce qu’il n’en est pas un. Ce vide incompréhensible. Quand a-t-il bien pu venir ? Par où est-il entré ? Je m’en veux. C’est peut-être pour cela que je n’ai jamais réussi à émettre un son de cette phrase. Je m’en veux car je n’ai pas su le voir venir. Je n’ai pas su dresser des frontières quand il en était encore temps. Et maintenant, je dois faire avec. Grand trou qui me dévore le ventre. Avec minutie. Et patience aussi. Pour que je m’habitue au venin. Je voudrai jeter des pierres, mais n’est-ce pas trop tard ? Un jour je sais qu’il prendra tout. Il faut que je me décide. Sinon, ce jour là je disparaitrai.

Je te l’écris maintenant ou jamais. Je m’en vais. Non. Pas mon corps. Je te le laisse. Je pars avec tout le reste. Tous les souvenirs, tous les rêves. J’embarque tout avec moi. Mes idées, mes choix. J’enlève de ta bouche béante ma dignité, ma fierté, ma bataille. Plus d’illusions, plus de doutes. Plus de douleur. Tu ne verras plus ma peur. Tu ne joueras plus avec mes angoisses. Ma vieillesse. Tu ne prendras plus rien. Et tu verras quand tu auras fini par tout manger, tu verras ce qu’il te reste. Rien que des os durs. Un petit tas de cendres qui ne voudra plus rien dire. Peut-être un peu de chair coincée entre les dents. Mais mes possibles, eux, tu ne les auras pas.

C’est après la lecture de L’Histoire du scorpion qui ruisselait de sueur, de l’auteur palestinien Akram Musallam, que m’est venu ce texte, sorti de mon ventre, craché. Avec poésie et autodérision, l'auteur évoque sa Palestine qui a du mal à exister entre des frontières impossibles, des territoires occupés et des accords diplomatiques empreints de vide. Un vide qu’il symbolise par la jambe amputée du père du narrateur, une jambe qui même absente, démange. Ce vide l’obsède comme le tatouage de scorpion sur le dos de cette jeune femme aimée une nuit, ou encore comme cette place de parking où le narrateur vient écrire en souvenir d’une maison détruite. L’Histoire du scorpion qui ruisselait de sueur m’a fait un effet bizarre que je ne saurais définir, une sorte de malaise agréable. En tout cas, quelque part, il a changé quelque chose en moi. Voici quelques extraits :

« Je suis revenu vers la place Al-Manara. J’ai observé ses quatre lions. Je les voyais différemment à présent. Ces lions de pierre avaient changé, beaucoup changé. Je me suis rapproché et je les ai contemplés d’un regard aimant… J’aime ces lions. On les a installés au centre du rond-point d’Al-Manara lors du « printemps d’Oslo », quand tout semblait dire que les temps avaient changé. Et puis une guerre n’a pas tardé à éclater. J’ai entendu beaucoup de gens dire qu’ils aimeraient qu’on les enlève provisoirement, mais heureusement personne ne l’a fait. J’ai l’impression qu’ils font partie de nous. Que vaudraient des lions dans leurs hangars ? Et pourquoi ne se tiendraient-ils pas avec nous face au destin ? Avec cette guerre je me suis fait du souci pour eux et me suis mis à les aimer. Je les connais comme ma poche. Je les repère tout de suite quand ils apparaissent sur les chaînes satellitaires et dans les journaux – car ils sont au cœur de l’actualité, toute l’actualité. Leur corps lisse est parsemé d’entailles, impacts de balles tirées pendant les confrontations, je viens de m’en apercevoir aujourd’hui. Ces derniers temps j’étais plutôt obnubilé par la perte de leurs queues. En effet les queues qui n’étaient pas plaquées contre les corps des lions ont été brisées (…). Ce qui m’a captivé chez ces lions et a resserré mon lien avec eux, c’est le vide… Le vide laissé par les queues de pierre amputées. Je l’ai souvent contemplé, ce vide, je l’ai fixé longuement, très longuement, j’ai essayé de mieux le rêver, je l’ai palpé et j’ai palpé en lui le vide de la jambe amputée de mon père. J’ai tenté d’en saisir la mesure, d’agripper quelque chose en lui, et je me suis rappelé tous mes vides. »

 « Ecrire n’est-il pas une façon de gratter quelque chose qui existe et en même temps n’existe pas, quelque chose que nous connaissons, que nous sentons et que nous essayons de toucher, d’attraper, de taire ?

« Tu découvres que ton problème, ce n’est pas le travail en soi : c’est d’être emprisonné dans un cadre étroit et accablant qui réduit tes rêves et tes possibilités ».

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