Beau temps pour un poison

arnaud-luphenz

Le soleil levait lascivement ses rayons, la brume commençait à se dissiper et je remerciais Dieu de m’offrir un si bel instant. Je dardais de bonheur, tel un étendard ensanglanté. L’hospitalité chevillée au corps, je mettais à jour mon butin. Et de soixante-six. La meilleure des onctions. Le chiffre du démon. Le chaos montrant ses dents. Nul besoin de creuser la question. Je retournais le sous-sol de la maison aux volets verts. La demeure de mon enfance. Celle qui recevait tous nos invités et toutes nos attentions. Celle qui a vu mourir tous les miens. Cette ruine à laquelle je fais désormais face. Mon horizon. Un piège fatal, comme l’a toujours été ma lignée. Des lianes que les générations ont tissées pour venir jusqu’à moi. Pour m’enserrer. Pour me gaver de cette terre ancestrale pourrie jusqu’au noyau.
Le souvenir de ma famille me coûte. Une mère hystérique. Un père inquisiteur. Des soeurs veules et sans avenir. Et tous ces gens que mes parents recevaient sans cesse. Sans aucun répit. Sans aucune possibilité d’intimité. Il fallait remplir ce vide dont nous serions éternellement les victimes. Un abîme que le ciel nous avait donné en partage. Une épidémie de rupture d’anévrisme eut toutefois raison de mon entourage. La même année. À moins que ce ne soit une farce de l’hérédité. Cette catin de destinée qui se joue de nous, les jambes écartées.
Mon paternel était guide de haute montagne. Il avait l’appétit des cimes et des pas sans oxygène. Cela l’inspirait. Notre petite propriété se dressait à la lisière d’un désert vert aux mille sommets ainsi que d’un troupeau de vallées encaissées. À en étouffer d’effroi. Je suis convaincue qu’il perdait les âmes errantes à bon escient au coeur de ces alpages. Celles qui glissaient dans les mailles de son filet. La pioche la première. Nous ne les revoyions jamais. Il disséminait avec minutie son trésor de guerre. Implacablement. Je n’ai rien retrouvé de cet héritage. Même pas un os à ronger.
Notre havre était un véritable aimant à touristes en mal de sensation, à hippies amateurs de solitude ou de nature, une bouillasse de paumés atterrissant tout crottés après avoir effectué la plus folle des spirales. À ma manière, je perpétue la tradition familiale. Il est connu dans les environs que ma porte est ouverte aux oiseaux de passage, à ceux qui font la route, aux désespérés, aux marginaux et aux égarés qui n’entrent dans aucune des cases précédentes. Par erreur. Des illettrés !
Vous allez me trouver un peu extrémiste, mais je vais vous confier par quoi j’ai dû passer. Il avait tout de même fallu qu’un inconnu tout droit sorti d’un pays nordique et qui s’était réchauffé quelques nuits dans mes bras me donne deux fils idiots. Il était inévitable que ces deux rejetons, conscients de leur incurie, n’aient comme seule descendance qu’un moutard nommé Inepte. J’avais été consentante jusqu’à un certain point, mais ma patience avait été violée. Vous en conviendrez. Tout ce beau petit monde, ainsi que ma bru, a fini dans un peuplier un soir d’été. Je leur avais bien dit de faire attention ! Surtout après que j’ai si bien lustré les freins… Un accident en somme bien mérité, après une telle valse de médiocrité ! Une telle société de bile accumulée ! Il y a des additions qui ne mènent qu’à la perte.
Ma quête me mène finalement à aujourd’hui. Je me retrouve avec un fuyard de plus dans la cave de la masure : Armand. Tu fus pour moi un gentleman, une ombre aristocratique, un criminel de compagnie. J’ai senti cependant que tu ne venais pas pour moi, mais pour les massifs et la frontière à chevaucher. Que tu n’aurais aucune gêne à m’abandonner, comme tous ceux qui t’ont précédé. Alors pour ton dernier repas, j’ai mis les petits plats dans les grands et je t’ai fait déguster un boeuf bourguignon à la ciguë que je tenais de tante Augustine. La soeur du pater. Son carnet de condamnée à mort a miraculeusement échu entre mes mains la veille de son exécution. Il convient de nommer cet ouvrage, la muse de mes infimes talents.
Après les sanctions que j’inflige à mes déserteurs, j’aime rester auprès de ces grands dormeurs, batifoler autour de leur raideur, guetter les derniers signes d’un souffle avorté. Il est si bon de se sentir docteur quand le temps n’est plus à l’absolution. J’aurais pu devenir une autre et porter le salut, mais je préfère nous enterrer une bonne fois pour toutes. Nous et les passagers de l’évasion. Fixer l’inéluctable dans les yeux. Qu’on en finisse avec notre laideur en l’embrassant à en perdre haleine. Qu’on la baise profondément avec cette faculté de tout avaler, de tout endurer avec le sourire. S’il vous plaît. Oui, encore une fois. Que cela suppure des cratères. Que la puanteur humaine devienne un océan de tripes. Que l’écume des viscères perce la queue du diable. Que la rage fasse des rouleaux et emporte tout sur son passage. En irriguant à vif l’aorte de la déveine. En déchirant une boucle de l’univers. En l’assumant comme une fatalité. Et puis en rajouter et faire venir les nuées. Que la pluie soit de la suie. Que la tempête soit la fée des truies. Qu’on se vautre, oui, qu’on se vautre et qu’on en réclame toujours plus, la gorge débridée, la poitrine ouverte. Que le tord-boyaux se découvre le verbe haut et se jette dans un puits qui se révèlera infini. Une poussière. Un cri.
Comme tantine le confiait si bien à ses lignes d’écriture : La folie est la seule réponse à la vie. Votre jugement à venir m’indiffère. Je suis Vous. Je suis ce voile que vous fuyez avec lâcheté. Je suis le rideau et le fossé. Et mon flacon empli de nuages, cette cervelle dont je défonce les murs avec passion, est le beau temps pour un poison. L’onde fécale du venin sans trépas. Tête coupée ou non. Mes mots seront votre écho. Mes maux seront votre tombeau. Ainsi soient-ils.

http://www.edifree.fr/doc/1084

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