Beauf Bourguignon

Julie Huleux

Recherches préliminaires pour "Cadavres Exquis" (2010)

Le froid, c'est dans la tête.

Où avait il bien pu entendre ça ? A la télévision, sans doute. Dans une de ces émissions à la con qui passe juste avant le match ou le vingt heure.
Dans ce truc pseudo scientifique, il se souvient des mots de l'animateur, au sourire trop refait : « Il suffit de penser à la neige pour frissonner, et à la canicule pour transpirer ! ».
Imbécile.

Il y a un moment déjà qu'il fantasme ces vacances à Bora-Bora qu'il ne pourrait jamais s'offrir.
Ça coute un an de salaire, du farniente de ce niveau là. Des cocotiers, parcequ'il n'y a pas de plage tropicale sans ça, n'est ce pas. Des greluches en string qui s'étalent de l'huile.  Une mer de carte postale, où les poissons colorés viennent vous baiser les pieds.
Soleil au zénith. Whisky coca avec glaçons.
Cette dernière image saccage ses maigres efforts. De toute façon, ce sont des inepties.
Le froid est dans son corps. Sur sa peau qui doit commencer à changer de couleur, hérissée par une chair de poule  constante. Dans ses dents qui s'entrechoquent comme dans les films, et bien malgré lui. Dans l'engourdissement progressif…

Il ne lutte plus contre la porte de la chambre réfrigérée. Ses cris n'ont pas transpercé la lourde paroi isolante.
Et puis, à quatre heures du matin, il n'y a que lui, ici.

En théorie, c'est trois degrés. L'affichage du thermomètre se trouve à l'extérieur. Pourquoi en serait-il autrement ? Le demi bœuf à ses cotés n'a pas besoin de savoir le temps qu'il fait.
D'un œil torve, il toise sa voisine d'infortune. Viande rouge pendue sagement à son crochet.
 - Tout ça, c'est d'ta faute.

Même pas eu le temps de finir la livraison.
Merde. Quelqu'un va forcément arriver, non ? Pour vérifier, pour ouvrir, pour se servir, qu'importe.
Il faut juste tenir le coup.

Des yeux, il compte les irrégularités du vieux frigo. Des mains, il se frictionne encore en pestant. Son blouson l'attend dans la camionnette.
Souffle nuage comme un matin d'hiver. Froncement de ses gros sourcils. Ce n'est peut être qu'une impression, mais la température semble baisser davantage.

Trop tôt, pas assez dormi.
Le gout du café matinal reste un souvenir. Le petit déjeuner semble tellement loin maintenant. Il n'a peut être pas eu lieu. Il n'a peut être rien mangé, et tout cela n'est que le fruit de son imagination fatiguée. Nuit gâchée.
Ils se sont disputés hier. Comme souvent, le soir. Elle s'est plainte d'un mariage qui l'éteint. D'un charabia de psy qu'elle a dû lire dans un magazine. Lui, ça l'a fâché, forcément. Rompu de sa journée décalée, assommé par la courte sieste et miné par les soucis.
C'est au pire moment, celui où il se détend enfin, que cette sale râleuse lui tombe dessus avec ses reproches. 
« Tu vois jamais le gamin - Tu parle d'un exemple - Tu ne me regarde plus - Fais chier avec ton foot - C'est moi qui fais toujours tout dans cette baraque… »

Il la revoit, en colère, avec sa queue de cheval blonde qui se dandine à chaque martellement des mots. Ce jean noir qu'elle n'avait plus porté depuis longtemps, ses seins lourds et chauds qui se devinaient sous sa chemise verte. Et l'éclat des boucles d'oreilles fantaisie qu'elle avait demandé à noël l'année dernière…
D'un soupir, il sourit douloureusement, remarquant enfin les détails qui lui avaient échappés la veille.
Elle est jolie, sa femme.
Et il l'aime.

Le sommeil qui s'invite est de bon conseil. S'il dort un peu, le temps passera plus vite.
Juste un tout petit peu. Maintenant qu'il ne ressent plus la morsure du froid, pelotonné dans un coin.

 

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