Berne ou L'esthète de l'Aar
koss-ultane
Berne ou L’esthète de l’Aar
C’était la désolation. Les rez-de-chaussée étaient traversés lorsqu’ils n’offraient pas trop de résistance en leur fond sinon ils faisaient tourbillons et leurs contenus changeaient d’adresse à une vitesse ahurissante. Notre impasse en goutte d’eau, un comble, voyait les garages de tous dégorger leur bric-à-brac les uns après les autres et puis tous ensemble.
Il est inconcevable à quel point un toit peut être inconfortable pour un fessier. Il faudra que j’en parle à l’architecte. Le vieux Zänkish y avait placé un transat sur l’arrête de son toit et s’était affalé comme une grosse otarie violacée qu’il était, ce con. Cela nous a bien fait pouffer sous cape tout en lui demandant s’il n’avait rien. Vexé comme un pou, il ne répondit pas mais se tint les reins un long moment sans réitérer l’expérience.
Une soupe épaisse stagnait au cœur de notre placette, tournant lentement comme touillée par une invisible cuillère géante. Nos cinq pavillons, qui achevait la voie sans issue qui y menait, étaient devenus, en quelques heures diluviennes, les premières loges de l’affliction bernoise. Toutes les maisons du quartier avaient le premier étage à fleur de jus. Mais là où les autres sinistrés se contentaient de voir passer le flot nous le regardions s’enrouler sur lui-même à l’infini. Les morceaux de taille plus modeste étaient concassés entre deux gros au bout de quelques tours de ce petit manège fangeux. C’était hypnotique.
Maximo Gancio, notre gendarme, avait installé tant bien que mal sa petite famille sur son toit comme tout un chacun. Il s’était rhabillé de son martial uniforme et, le pistolet au côté, s’apprêtait à rejoindre son unité vaille que vaille. Un colosse ce Maximo, à cette largeur d’épaules, ce n’était plus une armoire à glace mais un triptyque. Le rugby aurait été fervent chez nous qu’il eut démêlé une mêlée à lui seul. Le courant était fort néanmoins il avait amarré, depuis la fenêtre de son premier étage, un de ces canots en plastique avec lesquels on noie les gosses et leur fait découvrir le spectre des couleurs irisées dans les nappes d’hydrocarbures en bord d’eau calme. Nous n’avions rien d’autre à faire que de l’admirer braver les éléments et prier pour ne pas assister à une noyade en direct. Ceci ni par amitié débridée ou humanisme fébrile mais parce que nous étions tous conscients que si lui échouait à surnager au cœur de ce potage énervé aux croûtons hostiles aucun de nous ne pourrait y risquer un orteil sans se condamner. Le gendarme Gancio n’avait de cesse de tâter le fond du canot bringuebalé par les flots particulièrement déchaînés en lisière de crépi. L’oreille et l’épaule gauche emprisonnant un portable, il discutait certainement avec sa hiérarchie qui parut le dissuader dans sa tentative. Il arrima alors son embarcation fuchsia au sec, autour de la gouttière, puis remonta sur le toit rejoindre sa femme, sa mère, et ses six enfants. Son voisin à sa droite, ce vieux bougon de Zänkish, regardait cela avec des rafales de dénégations dont on ne savait si elle étaient reflets de sa pensée ou parkinsoniennes.
Il y avait nous, de l’autre côté de la placette, les francophones, et deux familles de Suisses allemands, les Schwarzenbach et les Morgenstern, qui, en bons locaux, n’aimaient qu’eux et trouvaient que deux pavillons sur cinq en bout de résidence habités par des compatriote, certes, mais d’ascendance tessinoise et romande, cela faisait déjà bien assez d’étrangers comme cela.
Le niveau de stress était haut mais rien d’alarmant, tout le monde était là, sain et sauf et perché. Pas de manquant à l’appel et c’était l’essentiel. L’annonce des inondations avait été faite suffisamment à l’avance et largement diffusée pour que tout le monde sauvât le plus important : les voitures, parquées non loin de là sur une hauteur. Le délaissement des fatras des garages, que les rez-de-chaussée dégobillaient tant et plus dans le jus roussâtre, et les pertes des pièces à vivre de plein pied, précédemment privées de leurs appareillages électriques coûteux, étaient un moindre mal au regard des déferlantes qui fouettaient façades et flancs de nos habitations. Il n’y avait que l’amplitude de l’invasion liquide de vraiment surprenante. L’aspirante spirale, trois mètres au-dessus du parterre de fleurs du rond-point immergé, était impressionnante et distrayait beaucoup les enfants qui pointaient du doigt leurs ex et variées montures à roues ou roulettes se lançant dans d’éphémères carrières de pédalos. De vieux nounours oubliés et poussiéreux affleuraient le temps d’une exclamation enfantine une surface surpeuplée avant de disparaître à jamais dans le consommé hétérogène et glaireux. Soudain, l’angoisse monta de deux crans chez les adultes et l’excitation de dix chez les enfants. Un géant se profilait au loin. Un vieux chêne déraciné crawlait dans notre direction à toute palme. Ses larges branches faisaient du dégât dans notre rue. Il touchait encore le fond de sa ramure et roulait sur lui-même de temps à autre envoyant dans les airs quelques morceaux de clôtures arrachées et leur boîte aux lettres satellite. “Il ne tournera jamais !” m’exclamais-je en direction de ma compagne, vigie postée à l’autre extrémité de notre toit. Nous regardâmes instinctivement les deux pavillons des Suisses fachos contre lesquels il y avait fort à parier que l’hercule feuillu et multi-glands allait jouer les béliers. Mais, pas assez immergé ou récipient d’eau d’un arbre encore trop branchu, notre bout de quartier et ses débris premiers bloquèrent vite l’intrus en travers de la placette. Il pivotait bien un peu mais semblait arrimé au fond du mixeur. Il créait une attraction nouvelle en bouchonnant quatre-vingts pour cent du débit de la rue. Il faisait office de filtre à souvenirs ou à merdes selon votre perméabilité à la nostalgie. Les vestiges s’accumulaient d’un côté. Les enfants étaient ravis, cela leur permettait de les inventorier mieux. Les exclamations retentirent de plus belle. Le brassage de tous ces objets intimes sur la voie publique mélangés à ceux de voisins antipathiques était une sensation désagréable. Si un cambriolage équivalait à un viol mental ceci était pour le moins un soulevé de jupe intempestif ou une indésirable main au paquet.
Ce qui nous servait de sauveteurs était rendu dans la rue conduisant à notre cul-de-sac-de-nœuds. Avec bien de la peine tant le courant était fort et indiscipliné, ils faisaient monter à bord de barcasses les résidents qui, tous comptes faits, ne désiraient plus tant que cela assister à l’inondation de leur balcon affleurant maintenant la surface. Le zodiac des pompiers luttait à plein moteur contre le torrent et modulait son champ lorsque son hélice transformait en allumettes un morceau de bois ou en velouté un autre détritus organique. Les maisons, grandes, et les familles, nombreuses, pénalisaient considérablement la célérité proverbiale de nos secours. Puis ce ne fut plus du tout une distraction enfantine qui tint le devant de la scène. Entre deux eaux, malgré le clapotis de la pluie qui tombait à nouveau et redoublait aussitôt, on entendit clairement les conversations cessées et les mères faire entrer les enfants sous les combles. Ne restèrent que les pères ou maris ou veuf se jaugeant du coin de l’œil en scrutant le colis suspect. Nos toitures encore intactes, c’était pourtant une tuile le centre de toutes nos attentions. Une tuile d’un mètre quatre-vingts et cent kilos. “Schmidt ! Der Briefträger !” hurla Hans-Klaus Morgenstern en enlaçant son conduit de cheminée dont le chapeau lui donnait un drôle d’air chinois qui lui aurait déplu. En effet, c’était bien notre ancien facteur nébuleusement disparu quelques semaines auparavant. L’uniforme et le sourire semi-métallique, que l’on ne souhaiterait à personne, signaient le cadavre. Il tournait mollassement autour de la placette comme il l’avait fait des milliers de fois à pied ou à bicyclette renforcée mais jamais à la hauteur du premier étage. Il avait un côté de la boite crânienne enfoncé qui le gratifiait d’un air plus intelligent qu’à l’habitude. Mais il était aussi un peu pourri, verdâtre soutenu, ce qui lui donnait une dégaine de policier allemand toujours déplaisante pour qui aimait le beau. Les frêles déchets de la rue étaient stoppés par le chêne pour un temps seulement. Coincé, il commençait à être submergé à son tour par la crue. Le cadavre sortait donc fatalement d’un de nos garages sinon les enfants qui scrutaient les épaves l’auraient remarqué les premiers à cet arrêt obligatoire. Le gendarme Gancio nous dévisageait avec une dureté nouvelle qui imposait le garde-à-vous à nos pilosités inégales le long de nos colonnes verticales d’un haut de raie à un bas de nuque. Je l’innocentais dans la seconde par pure couardise et parce que d’une seule main il aurait pu tuer n’importe lequel d’entre nous sans outrager l’intégrité de nos crânes. Il m’était donc confortable de penser que l’assassin était un des trois Suisses toto : Schwarzenbach, Morgenstern ou le vieux Zänkish. Peut-être le postier avait-il livré par erreur, ou pas, le dernier triple vibro automatique à pile au lithium, gicleur intégré et polymère bio à une de ces dames et était tombé sur le mari ? Ach ! So !
Nos esprits tournaient à plein méninges. Les mémoires, à peine fraîchies par l’ondée, tentaient de dater la dernière tournée de ce pauvre Schmidt. Trois semaines nous menaient à fin septembre. Chacun fouillait les emplois du temps des autres. Sauf un, qui, fatalement, devait se chercher une bonne raison de ne pas avoir été là. Bronze, or ou béton, le meurtrier se devait, son forfait découvert, de dégainer un alibi en un de ces matériaux inaltérables. Le gendarme Gancio, pistolet au poing, nous ordonnait en beuglant de rester sur nos tuiles personnelles. Nous comprîmes la gestuelle et la menace armée plus que les paroles sous le tonnerre grondant et au-dessus des rebus s’entrechoquant.
Dorénavant coincé avec les autres immondices trop volumineux pour passer par dessus le chêne à demi immergé, Schmidt semblait agiter une main pour nous saluer. Puis elle se détacha et vécut, ce que vivent les mains affranchies, une vie d’errance. Dommage c’était celle avec sa chevalière moche.
Je ne savais pas si c’était à cause de l’inondation ou le côtoiement journalier avéré d’un assassin mais la placette ne m’avait jamais paru aussi rikiki. Et mes voisins avaient beau se tenir sur leur toit respectif, ils me semblaient, sans apercevoir le blanc de leurs yeux, que nous étions front contre front. Ce qui entre francophone et germanophones n’avait rien de furieusement exceptionnel.
Un second objet de belle dimension tenta un créneau sur notre goutte d’eau et eut un effet d’étau avec le premier. Après le chêne, ce fut une camionnette Citroën d’un autre âge qui nous arriva portée par les flots. Ses phares étonnés ajoutèrent à son désarroi. Notre infortuné Schmidt fit, l’espace d’un instant, la tranche de pastrami entre ces deux mastodontes. Il sembla fort contrarié d’être démembré de la sorte. D’ailleurs on ne le revit jamais. C’était bien la première fois que ce gros lourdaud suivait les cours de l’Aar. Lui, qui se targuait de n’avoir jamais été renversé tout au long de ses trente-cinq années d’exercice, finissait attendri à la masse au cul d’un utilitaire. Schwarzenbach dévisageait Morgenstern qui m’épiait. Je gardais un œil sur le trop insoupçonnable et armé Gancio qui avait Schwarzenbach en ligne de mire. Mais au fond tout le monde pensait que c’était Zänkish qui, lui, ne regardait personne de peur de se faire peur en lisant l’effroi dans les prunelles d’un autre. La pluie redoublait et nous faisait battre en retraite et retrouver nos familles. A peine entrés aux combles de nos pavillons, je vis Gancio, dont le Velux me faisait face, bondir à nouveau sur son toit. Il paraissait vociférer quelque chose en direction du pavillon de Schwarzenbach. Je ne pouvais voir chez mon voisin le plus proche sans rouvrir la fenêtre que je venais à peine de fermer. Je sentais que je tombais malade mais la curiosité l’emporta sur les mauvais souvenirs cataplasmiques et moutardiers. Schwarzenbach descendait le long de sa gouttière en se ruinant les mains sur son crépi. Il s’affolait de je ne savais quoi. Je regardai au loin m’attendant à voir débouler un camion citerne frappé d’une tête de mort en ses flancs mais rien n’en fut. Il avait une énorme chambre à air de pneu de camion gonflée en guise de cartouchière autour de son petit corps sec et xénophobe. Sorti à notre suite, Morgenstern hurlait comme un putois en désignant le fuyard d’un index, auquel il avait déjà placé les quatre cinquièmes de l’humanité, et invectivant le gendarme métèque Gancio en le sommant de se lancer à la poursuite du traître à sa race véritablement supérieure puisque sur le toit. Ressemblant à un coquet accessoire nuisant gravement à sa virilité entre ses larges paluches, Gancio réitéra sa mise à l’eau pneumatique et s’élança muni d’une rame rose fluo qui faisait plus penser au lancement sauvage d’une aquatique gay pride qu’à la poursuite d’un Schwarzenbach vautré sur une chambre à air et progressant anarchiquement avec les bras. Très vite le courant eu raison de l’équilibre précaire du Suisse toto qui disparut entre nos deux pavillons en des remous ocres et grumeleux. Gancio cassa aussi promptement sa pagaie pour fillette pré-pubère et fut victime d’une collision avec une gazinière quatre feux qui lui refusa de façon éhontée une évidente priorité à droite. Le colosse légaliste bascula dans la bouillasse effervescente, surnagea quelques mètres, attrapa la corde avec laquelle Zänkish s’était assuré à son toit et tentait de le sauver. A la première contraction du biceps gauche de l’apprenti noyé et traction du mécanicien atrabilaire retraité, le second rejoignit le premier au jus avec le faîte de sa cheminée pour suivante. On ne revit plus aucun des trois. Aux premières loges de cette double noyade, Morgenstern fit un malaise cardiaque, heureusement bénin, mais mortel en ces temps de chaos. “Un salaud de moins” pensais-je en m’égorgeant en passant à travers mon Velux. Je me consolais de cette quintuple tragédie lors de mes ultimes secondes d’agonie en me disant que l’assassin du postier Schmidt était forcément puni.
Trois semaines plus tôt, par une belle journée ensoleillée, Hans-Gustav Schmidt, facteur de son canton, posa sa bicyclette à double tubulures et panière avant chromée contre le panneau indicateur de voie sans issue. Il distribua le courrier chez le gendarme Gancio Maximo puis enchaîna une petite visite chez son ami, l’ancien garagiste, Zänkish Heinz-Helmut. C’était bien la première fois qu’il voyait son garage, fut-il pavillonnaire, vide de toute voiture. Le brusque passage de la lumière à l’ombre l’aveugla quelques secondes. Il s’affala de toute sa rotondité dans la fosse de réparation et passa à travers une tôle recouvrant un bassin destiné à recueillir les huiles usagées des quelques vidanges de complaisances que le vieux Zänkish effectuait gratuitement pour son club des vieilles mécaniques bernoises.
Berne, un accident de garage, un vieux célibataire tué, treize orphelins de dommage collatéral car, vingt-trois jours plus tard, trois noyés, un égorgé et un foudroyé du myocarde furent mis sur le compte de la terrible crue centennale et réunis sur une plaque célébrant les rapports de bon voisinage indispensables à une vie de paix. Quoi de plus normal pour des banquières, les veuves donnèrent le change le temps d’une émouvante cérémonie. Le Suisse n’est pas lent, il est juste posé… jamais très loin d’une frontière. Ce qui explique sa paranoïa.
Quant à Mengele, son chat, que Schwarzenbach avait tenté d’aller secourir en chevauchant une chambre à air surdimensionnée et récalcitrante, il resta perché quatre jours dans le pommier de l’allée entre nos deux pavillons avant de rejoindre le berceau des bras d’une très consolable madame Schwarzenbach née Morgenstern.
Le souci majeur avec les isolationnistes de tradition c’est qu’ils ne se marient qu’entre eux depuis des générations et, tout supérieurs qu’ils sont, ne peuvent réprimer leurs instincts d’imprudentes reproductions… et cela commence à se voir.
Bernie mauvais voisin, ou la fin des trusts.
· Il y a plus de 13 ans ·yl5