Birmingham ou La "Maison Massacre"

koss-ultane

                Birmingham ou La “Maison massacre”

     Comme souvent les conseillers municipaux veulent avoir bonne conscience et font du neuf avec du vieux. Ainsi trouvent-ils toujours des entrepreneurs peu entreprenants désireux de leur faire le coup de l’idée géniale du “mais comment n’y a-t-on pas pensé avant ?”

     Skinny Bony, que lui seul écrivait avec deux fois deux “N”, alias James Dewey Watson Junior Junior avait enfin trouvé un boulot. Un emploi dans ces nouveaux abattoirs qui faisaient la fierté de tous ceux qui ne les avaient jamais vu. Une immense manufacture, désaffectée depuis que l’économie s’était cassée la gueule dans les années soixante-dix, servait de berceau à un palais de la viande nouvel âge. Le maigrichon de la famille avait enfin trouvé une utilité dans cet adipeux monde cruel. Six niveaux dont quatre dominaient le canal. La réhabilitation avait été minimale. Après tout, ce n’était que des animaux et leurs assassins. Mais cela n’empêcha pas un ingénieux ingénieur d’y ajouter sa touche personnelle. Il avait en effet remarqué que cette vieillerie avait des planchers ajourés près des larges fenêtres qui inondaient de lumière les quatre étages au-dessus du macadam. Des conduits transparents furent placés devant chacune d’entre elles et guidaient les dégringolant déchets au second sous-sol où ils étaient traités comme ils le méritaient. Des fenêtres, donc, condamnées dorénavant, à la lumière opacifiée, en furent les innovations collatérales pour les plus grands plaisirs oculaire et olfactif des futurs occupants bipèdes.

     Skinny Bony était de l’équipe de nettoyage, chargé du quatrième étage. L’immense salle, où des quartiers d’animaux étaient découpés à la feuille et à la chaîne, était désertée la nuit par les pourfendeurs et autres équarrisseurs. L’endroit était d’un seul tenant impressionnant. Un rectangle de deux cents mètres carrés. Il aimait, depuis trois mois que cela était ouvert, ce travail noctambule aux lueurs de la nuit, éradiquer gras et rognures, lui, le maigrelet aigrelet. De très loin cadet de la troupe des nettoyeurs, ils avaient tous vu d’un bon œil le choix de James Dewey Watson Junior Junior de travailler au plus haut d’un bâtiment plein de marches et aux monte-charges réservés aux travaux de jour. Un puissant jet sous pression portatif lui permettait, sans allumer les atroces néons blafards, de travailler aux lumières de la ville. Il pouvait se faire son film. Il avait fait trois jours au deuxième étage avec le plus ancien qui lui avait montré des rudiments vite assimilés par ce fort en thème, faible en poids et accro à la fainéantise. Mais voici le grand soir ! L’ultime niveau ! La cime ! Le faîte pour lui seul ! Climax au max, acmé juvénile, le nez en écharpe, il allait atteindre le sommet de son art ! Perception fébrile de son jet sous pression et il entame la montée céleste vers son quatrième ciel sous les étoiles, cinéma privatif aux éclairages urbains et fluviaux et hordes de nuisibles, de toutes galaxies, aux faux airs de bidoche, chaque nuit renouvelées. A peine arrivé, le souffle tout juste diésé, il ouvre son jet en grand visant un gras double, ayant l’air d’être leur chef, qu’un rayon de lune esquisse au milieu de la pièce. Le filet d’eau touche une prise pendante depuis le plafond restée ouverte et désolidarise l’humain de son attirail portatif en l’envoyant valdinguer sur le sol souillé. Il y glisse et dérape copieusement. Un novateur conduit, en lisière de plancher et bord de fenêtre, l’avale goulûment la tête la première. Le souffle et la chique coupée, il n’a pas le temps de crier qu’il a déjà entraperçu les lumières du troisième, du deuxième, les rires du premier étage et de se faire à l’idée qu’après le rez-de-chaussée il n’y a plus âme qui vive. Déjà le conduit se rétrécit jusqu’à le bloquer tout à fait aux épaules sans ménagement comme l’aurait fait une ceinture de sécurité lors d’un choc à grande vitesse. L’eau et les déchets expulsés des étages supérieurs, par ses quatre collègues, s’entassent au-dessus de lui désormais, dans le conduit numéro cinq, et pèsent sur son entrejambe. L’inscription réaliste sur son fond de pantalon “Attention ! Chutes de chutes” prenait un ironique double sens dorénavant. Il est dans le noir mais sait, pour avoir visité l’installation lors de son premier jour, ou plutôt première nuit de travail, qu’il est au-dessus d’un énorme bassin de rétention où rognures carnées et eaux putrides fermentent en attendant l’équipe de jour. Dans dix heures. Il ne peut que respirer doucement, sa poitrine coincée dans le rétrécissement ne lui permet pas de crier. Vociférations inutiles de toute façon puisqu’avec les jets-vapeur le vacarme assourdit tout. Il aurait pu avoir des angoisses mais n’en avait qu’une qui surpassait toutes les autres au point de les effacer. Il avait été prévu l’inévitable engorgement de l’un de ces innovants conduits par les déchets qui y transitaient. La gravité universelle ne pouvait tout. Alors que la broyeuse “Twin 650” de chez “Milford et Spars”, oui. Depuis le premier étage, lorsqu’une douzaine de mètres au-dessus du second sous-sol les rognures s’étaient faites montagne de gras et constipation tubulaire, la-dite broyeuse, ressemblant furieusement aux fouets électriques pour œufs en neige de nos cuisines mais frappés de gigantisme, s’introduisait automatiquement dans les-dits conduits. Et ce ne sont pas ses kickers qui arrêteraient ces lames aiguisées lancées à pleine vitesse. Dans le noir complet, la tête en bas, seul morceau à ne pas être prisonnier de la gaine, il pouvait humer à loisir les effluves de carnes pourries. La colonne d’eau et de déchets qui était en train de se former à la verticale de son corps inversé semblait prendre uniquement appui sur ses testicules désormais. La douleur devenait atroce mais il n’avait pas de place pour faire entrer suffisamment d’air dans sa poitrine afin d’expulser ne fut-ce qu’un râle. Lorsque, la nuque sciée, à trop relever la tête par réflexe, il la laissait pendre, sa houppette à la mode gélifiée faisait mouillette dans le consommé aveugle. La douleur qui irradiait de plus en plus intensément et profondément dans son abdomen commençait à lui interdire toute respiration. Bientôt, il perdit le peu de connaissance qu’il avait.

     Personne ne pensa à monter superviser son travail au quatrième, trop content d’en avoir fini avec cette bâtisse nauséabonde. Comme il n’était pas apparu à la pause de deux heures du matin sur le parking, tous pensèrent qu’il l’avait sacrifiée afin de partir plus tôt. Tous remisèrent leur jet-vapeur sans remarquer qu’il en manquait un. Pendant que chacun se restaurait à deux heures, la broyeuse se mit au travail couvrant ainsi l’absence de bruit qui aurait pu les alarmer. Déclenchée par la jauge alerte du conduit numéro cinq, la paire de fouets géants et effilés s’immergea.

     Les gens qui ont visité d’anciens bagnes ou d’anciennes geôles disent volontiers que le désespoir est un hurlement sourd et tenace qui imprègne les murs et traverse les âges ou l’inverse. Skinny Bony a-t-il seulement crié ? S’est-il seulement réveillé lorsque les lames ont commencé à lui hacher les jambes ? A deux heures zéro huit du matin, pour ses grands débuts, James Dewey Watson Junior Junior avait été broyé-vidangé et rendu au fleuve. Ses parties liquides en route pour les mers d’Irlande et Celtique, ses parties molles, elles, allaient être recyclées le matin même en futures farines animales. Il allait, à son corps défendant, ô combien !, engraisser ces animaux qu’il avait répugné à ingérer. Eux n’allait pas faire tant de simagrées. Il n’y a que chez les dénaturés que grossir n’est plus survivre. Sa tête fut retrouvée en fin de matinée, la gorge et la bouche distendues de gras double.

     A son enterrement, devant la boîte à chaussure dans laquelle il reposait, sa grand-mère rappela que, lui, l’anorexique, l’appétit d’oiseau, leur avait toujours dit qu’il n’y aurait que mort qu’on pourrait le voir manger toute cette écœurante gélatine.

     Toi, qui fais de la plaisance sur les fameux canaux du Warwickshire et autour, n’oublie jamais que tu glisses un peu sur le jus de viande d’un garçon qui donna le meilleur de lui-même puisque la tête n’y était pas.

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