Keep me in your heart for a lie

walkman

Hamaqué entre deux arbres à qui le printemps va bien, je sens rouler sur ma nuque une perle de sueur. Sûrement d'un arôme de malt prononcé. Ma jambe posée sur le sol qui me sert de balancier rappelle à mon oreille interne la douce joie des périls en mer. Les traces blanches sur ma chemise noire - que je portais déjà hier - sont des écumes de nuits d'ivresse vécues et revécues comme un vieux film dont on ne se lasse jamais. Et autour de moi dans cet après-midi de paresse, du soleil, de l'herbe haute et une nature bientôt rendue morte qui lézarde sur une serviette de plage. Bikini jaune provocateur. Lunettes de soleil qui coupent du monde. Moue éteinte. Lola, huilée de monoï et probablement occupée à rêver d'ailleurs. De quelqu'un d'autre, plus jeune, qui ne la reluque pas comme un vieux pervers, à se demander ce que serait le monde avec ma queue à l'intérieur de son vagin, qui ne boit pas continuellement de bière, de whisky, de vodka ; qui expirerait autre chose que de la fumée ; et qui serait sans doute obnubilé par une autre sorte d'art. Mais elle est là, captive d'un mausolée moins célèbre que celui bâti pour Arjumand Bânu Begam, soumise à un peintre qui n'a de peintre qu'un souvenir lointain, et une réputation. 

"Peut-être que pour apprendre à se connaître, il faudrait que l'on se parle, avoir une conversation.. Je n'ai rien contre le fait que tu mates - j'ai même malheureusement un peu l'habitude - mais ça ne t'apprendra rien de vraiment important sur moi."

Les lunettes de soleil cachaient ses yeux ouverts. Elles ne coupaient pas du monde, elles coupaient plutôt le monde d'elle. 

"Désolé, confessé-je plutôt que d'avaler une prochaine gorgée. Je n'ai pas l'habitude de 'mater' les femmes. Enfin.. Non pas que je ne les regarde pas, c'est là que réside mon art. Mais je ne les regarde pas comme un vieux pervers d'habitude. Alors que là.."

Elle hausse simplement les épaules et me laisse croire à nouveau qu'elle dort. Me laissant aussi, en conséquence, le temps d'une goulée. 

"Qu'est-ce que mon corps dit de moi ? lance-t-elle comme celui qui crie 'pull' à celui qui détient la carabine. 

Il dit que tu as certainement rencontré beaucoup de menteurs. Peut-être ceux-là ont-ils bâti un faux monde autour de toi. Peut-être que ce faux monde vaut mieux que le mien, à moi. 

- Les femmes t'ont beaucoup menti ? 

- Avec la plupart, je n'ai jamais eu le temps d'atteindre ce degré d'intimité. 

- Alors ne me mens pas."

Je bascule la tête en arrière, pour ne plus la voir, pour avoir moins d'effort à faire lorsque la bière est posée sur mes lèvres, pour céder à la gravité le travail de mes muscles. 

"Ton bikini, relancé-je. Le jaune. Si les taxis à Manhattan sont jaunes, c'est pour être mieux vus. 

- Alors les gens devraient ne regarder que le bikini, repart-elle toute en impertinence. 

Les gens montent dans les taxis."

J'entends qu'elle change de position. 

"C'est sexiste comme réflexion."

Et change à nouveau. Au-dessus de moi, à travers le feuillage des deux arbres, le ciel bleu-ciel est parfois traversé de traînées blanche, de nuages étirés jusqu'à la transparence, et rien qui ne les perturbe. Les oiseaux ne sont nulle part, flemmards sans doute, eux aussi, de voler de perchoir en perchoir pour simplement manger ou dormir. Comme je peux voler de baiser en baiser, ceux de mes souvenirs, ceux de mes goulots. Et toute cette étendue où il ne se passe rien vient résumer mon vide. 

"As-tu déjà été marié, ou parent ? choisit-elle pour entamer la conversation. 

Oui et non, contiens-je presque entre mes dents, trop avare d'effort pour trahir mes manques. Elle adorait les taxis jaunes. Ceux de Londres sont moins voyants. 

- Tu l'as rencontrée à Manhattan ? Et ça a été le coup de foudre ? 

- La foudre est bien tout ce qu'il me reste d'elle. 

- Je n'ai jamais été amoureuse. 

- Je suis toujours amoureux. Je suis toujours ivre, aussi, mais c'est un autre problème. 

- Tu bois parce qu'elle t'a quitté ? questionne-t-elle tout en se retournant sur sa serviette.

Ça aide. Mais pour être honnête j'avais déjà tendance à boire avant. 

- Elle t'a quitté parce que tu buvais trop ? 

- Elle m'a quitté parce que je commençais à mentir mal. Que le faux monde dans laquelle je l'avais bercée commençait à l'ennuyer. Et un meilleur menteur la couvre de rêves, maintenant. Et toi, qui te ment en ce moment ?"

Parce qu'elle se plaît à préparer cette conversation, elle redresse son buste et pose sa tête sur les deux poings qu'elle monte à son menton. Toujours derrière ses lunettes, elle me prête attention avec les yeux ouverts qu'elle cache derrière. 

"Toi."

Non pas une histoire qu'elle raconte, mais une histoire qu'elle invente. Joue-t-elle donc la partition de celle qui veut séduire, ou de celle bien trop amère pour s'attendre au contraire ? Parfois - ce qui est dommage - les femmes s'enferment d'elles-mêmes dans les prisons que les hommes ont fabriqué pour elles. Comme si elles renonçaient d'emblée de croire qu'un jour ces rapports que nos sexes opposés entretiennent seront régis d'une autre manière. 

"Je ne vais pas te mentir. Je ne vais pas tout faire pour coucher avec toi. Ce n'est pas parce que tu n'es pas désirable - au cas où tu aurais besoin de l'entendre dire. C'est parce que baiser me rend plutôt impopulaire et que j'ai besoin de toi et que tu as besoin de moi. Parce que nous avons un travail à faire."

Le sourire satisfait qui lui lacère le visage avoue avant même le crime, toute l'imprudence des jolies filles. 

"Et une fois que ce travail sera fini ?"

Fière de chercher des failles dans mes justificatifs, son sourire se fige. 

"On n'est pas obligés d'avoir ces conversations, éludé-je. 

- Peut-on mieux connaître les gens qu'à travers leurs désirs ? 

- Je suis un vieux machin sale dans un hamac qui n'éprouve pas plus de plaisir que dans la perspective de me servir une autre potion m'aidant à supporter la pénurie de sens qui s'est installée dans ma vie, lorsque celle-ci sera vide, énoncé-je en présentant ma bière à la volée. Je suis ivre, pas débile. Il est difficile de croire qu'une fille comme toi se plaise à l'idée de me séduire. Et quand bien même ce serait le cas... Je n'y aurais droit que parce que mon nom est célèbre, que mes peintures sont célèbres... mais je ne peins plus. Au pire des cas, je me demanderai ce que ça fait de coucher avec toi, sans jamais chercher à obtenir de réponse. Je vis plutôt bien avec mes ignorances. Elles sont de bien meilleure compagnie que la plupart de mes certitudes. 

- Tu as l'air d'un vieux machin ennuyeux, Hayden Parker. 

- Merci."

C'est avant tout un très beau compliment, l'on pourrait y lire quelque chose de sarcastique. Alors que la créativité naît dans l'ennui. Elle s'en sert comme essence. On veut meubler les espaces vides. 

"Pourquoi m'avoir choisie comme élève, dans ce cas ? Si ce n'est pas pour mon physique. Puisque tu n'avais jamais vu aucun de mes travaux.

- Je t'ai choisie au hasard. Peut-être aussi à cause des Kinks. Mais je n'avais pas vu que tu ressemblais au canon dans lequel veulent pénétrer tous ces boulets. Je me serais épargné ce spectacle sinon. Y a rien de pire que de regarder des hommes manoeuvrer si malhabilement pour obtenir quelque chose qui ne présente d'intérêt que pendant le temps qu'il dure. Soit très peu de temps, en vrai. Alors je ne me préoccupe pas trop de vous séduire. Si jamais j'ai envie de jouir, je n'ai qu'à dormir."

De ce que j'aperçois dans mon balancement, le sourire a été banni. 

"Je suis déçue, dit-elle. Ernesto m'avait dit que tu avais une forte connexion avec les femmes, que tu aimais danser avec elle, capter leur déesse intime et sublimer leurs je-ne-sais-plus-quoi d'indicible. Un homme fait de devises."

J'arrête le balancement. 

"Ernesto est un formidable tas de merde. Je ne danse pas. Il n'y a pas de déesse intime et je ne sublime que leurs larmes, parce que j'aime tout ce qui est liquide."

Susceptible, elle se remet sur le dos, fixe le ciel en se coupant à nouveau du monde. 

"Et pour ta devise ? demande-t-elle pour finir.

Only girls can judge me."

Maintenant qu'elle cherchera dans le ciel là où je viens de lui mentir, ma jambe reprend le balancier régulier. Métronome d'une partition désaccordée. Attendant que l'heure vienne où je serai jugé.

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