....Et tournoie

redstars


Il reste moins de la moitié du pot de tabac. Je sais qu'il faut me restreindre, car je suis déjà – nous sommes déjà – dans le rouge. Je sais que je dois arrêter de fumer, même si ça me rend malade, même si ça me rend folle au point de errer dans les rues à chercher un mégot potable… je sais que mon rapport avec le tabac est anormal. C'est devenu bien plus qu'une béquille. Bien plus qu'un antidépresseur. Sans doute est-ce pour cela que j'ai tant de mal à arrêter. Au point que ça me file et des crises de larmes, et de nerfs, et d'angoisse et d'idées noires.

 

Si j'avais su, à l'époque. J'avais vingt ans. Le bel âge, quand je me vois, dix ans plus tard… quand je pressens le temps qui file et file et bientôt je ne serai plus rien.

J'avais acheté un paquet dans un tabac et un briquet dans un autre. Pour surtout pas qu'on ne sache que je « commençais ». Que c'était une première. J'ai trouvé ça dégueulasse. J'ai fumé ma première clope le soir, à la fenêtre de mon studio lyonnais – le premier. Celui à Vaise. Celui où le pire a été.

 

Je regardais le clocher, j'avais toujours trouvé qu'il ressemblait à une guitare électrique, et ses tons orangés n'arrangeaient rien à ma comparaison. Et voilà, j'ai trouvé ça dégueulasse, comme tout le monde. J'ai tout de même fini le paquet. Parce que voilà, je n'allais pas le gaspiller.

 

Quelques mois plus tard, en clinique, tout le monde fumait. C'était l'occupation principale. Il y avait ce qu'un psy nommait gentiment « la chambre à gaz », une pièce pour fumer. J'y restais et je discutais avec les autres.

Un patient, Christian, la cinquantaine, m'offrait des paquets vu que je manquais d'argent. Il était là pour ça, Christian. Trop gentil. Il avait fait des cadeaux et des cadeaux à une femme qui se disait éprise de lui. Elle lui a tiré tout son fric avant de se barrer. Christian s'est réfugié dans l'alcool. Alors voilà, je fumais les clopes que m'offrait Christian, dans cette petite pièce emplie de fumée.

 

Et puis, ça servait aussi à se faire du mal, une clope. Appuyée sur le poignet ou la cuisse. Je n'y avais pas pensé jusqu'à ce que je vois cette fille, celle dont mon psy me disait qu'elle était une mauvaise influence pour moi, s'appliquer à se massacrer le bras dans le parc un après-midi.

On m'avait supprimé tout objet coupant. J'ai utilisé ma cigarette aussi. C'était facile, et ils ne nous prenaient pas nos paquets.

 

J'ai décoché la case « ami » sur facebook avec elle dernièrement. On avait gardé contact sans garder contact. Disons que j'essayais d'avoir des nouvelles mais elle passait son temps avec ses nouvelles amies d'infortune : elle est toujours profondément anorexique, elle. Et les gens qui le sont plus ne doivent plus être intéressants, je suppose. Je n'étais plus intéressante pour elle. Après un énième message pour obtenir de ses nouvelles, je l'ai supprimée. Peut-être boit-elle encore de la javel et se roule-t-elle encore par terre en hurlant, je ne sais pas. Je n'ai pas réussi à avoir la moindre nouvelle. Je suis passée de mode.

 

J'ai réalisé ça aussi sur l'ami-ennemi Facebook.

On passe de mode quand on ne poste pas :

 

1) des photos de bébé

2) des photos de mariage

3) des photos de voyage

 

Mon compte est délaissé, je pense de plus en plus à quitter ce site sur lequel j'ai mis beaucoup de temps à m'inscrire – poussée par mes amis. J'étais anti-facebook. Comme j'étais anti-tabac, au lycée. Comme quoi les choses changent.

 

D'ailleurs j'ai racheté du tabac. A cause des idées noires. A cause d'hier. Je ne veux même pas y repenser. Je n'écrirai rien là-dessus.

 

Je me demande si Christian est toujours en vie. S'il donne encore trop. Je repense à cette salle fumeur, je me rappelle de cet homme, je ne sais plus son nom. Lui comme Christian comme d'autres me nommaient « la petite », parce que j'avais 18 ans, et eux la cinquantaine.

Ils nous protégeaient, nous autres les « petites », toutes là pour troubles du comportement alimentaire et dépressions diverses, d'ailleurs. Toutes écorchées vives, toutes liées. A se liguer entre elles, comme un bang secret. Bref, je m'égare…

 

Je me rappelle donc de cet homme, on regardait dehors un hiver, là derrière la baie vitrée, en fumant clope sur clope et délirant sur le paysage dehors. Des infirmières auraient entendu nos délires qu'on aurait eu droit à une piqure tous les deux. On laissait libre court à notre imagination, on imaginait une neige noire tomber du ciel, une neige noire comme du pétrole, qui recouvrirait tout. Peut-être parce qu'on était comme ça au fond, envahis par la noirceur.

 

Il y avait aussi cette fille, Clarisse. J'avais acheté le même sac qu'elle. Parce que je le trouvais superbe, son sac.

La première fois que je l'ai vue, Clarisse, elle était avec ce sac, toute menue. Son sac, il était noir, avec de grosses photos dessus, comme des couvertures de magazines mélangées, je n'ai vu que ça, cette merveille. Puis j'ai vu Clarisse. Anorexique, boulimique, elle aussi. Si maigre, avec son joli roulement de hanches, ses côtes, sa maigreur, elle qui se croyait plus grosse que moi et me déclarait qu'elle voulait me ressembler. L'inverse l'était aussi. J'aurais adoré avoir son corps. Un échange aurait été possible.

 

Clarisse, qui ne se voyait pas comme elle est. Clarisse et ses petits yeux d'enfant triste. Clarisse et son teint hâlé, Clarisse, si féminine mais si complexée, au fond.

 

Et tant d'autres personnes dont j'ai oublié les traits, les prénoms, et tant d'autres « fous », puisque nous étions ainsi considérés.

 

Je me rappelle de cette petite brunette qui jouait de la guitare le soir tandis que nous buvions la traditionnelle tisane servie par les infirmières. De celle qui ne disait rien et dont j'aurais aimé être l'amie. Une autre encore, qui s'habillait comme un garçon, avec des chemises un peu trop grandes pour son petit corps. Cette fille dont mon psy avait peur de l'influence sur moi, dont l'autodestruction me fascinait presque. Elle y mettait une conviction folle, elle se roulait sur le sol en hurlant, cassait des murs, avalait des produits ménagers, elle a connu la chambre d'isolement plus que nous autres réunies. On s'était percées les oreilles ensemble, un soir. Cinq trous de chaque côté. Elle a voulu se percer le nez le lendemain. Ca s'est infecté, je me rappelle.

 

On était nombreuses, on se soutenait autant que l'on s'enfonçait. Ca dépendait des jours. Signer un coup un contrat de jeûne, un coup un contrat de guérison. On sortait en douce, on partageait des secrets, on se disait, dans dix ans on ira mieux, on en discutera autour d'un café.

 

Au final, dix ans plus tard, cette fille ne va pas mieux que moi.

 

On ne prendra jamais un café en se disant qu'on va mieux, un jour… voilà, je suis allée sur son profil et j'ai cliqué.

J'ai cliqué sur « retirer de la liste d'amis».

 

J'espère quand même qu'on finira par trouver... un équilibre.


Ça me rappelle mon mug.

C'est toujours le seul objet auquel on tient qui, malgré le soin qu'on lui procure, malgré les attentions, finit irrémédiablement en miettes quelque part, qui plus est au moment où l'on s'y attend le moins.

C'était le soir de mes vingt ans.

J'étais dans cette clinique psychiatrique, et j'avais encore moins envie de sortir de ma chambre qu'à l'habitude. Je boudais, parce que le soir de nos vingt ans, on est censé faire la fête, on est censé avoir des amis, on est censé... être heureux. Je ne faisais pas la fête, mes amis étaient partis, et je n'étais pas heureuse. Donc je boudais.

On a frappé à ma porte, j'ai supposé que ce n'était personne avec quelque blouse blanche : eux ils entrent sans frapper, en se foutant bien qu'on soit à poil, ou qu'on aie envie d'être un peu seul.

J'ai fini par ouvrir, et un petit groupe de patients-amis étaient là, timides, avec des petits cadeaux et ont chantonné, maladroits, adorables. Ça m'a fait aussi mal que bien. Parce que tant de gens qu'on connait bien oublient souvent les anniversaires. Eux, ils ne me connaissaient pas tant que ça, je ne les connaissais pas tant que ça, on avait dû me demander la date de mon anniversaire, j'avais dû l'énoncer d'une voix pâle, et ils l'avaient retenue, putain, et ils avaient acheté de petits cadeaux, putain, et ils étaient venus me voir... putain.

Non pas que ça me tienne à cœur, les anniversaires. J'ai même déjà oublié le mien, le jour en question. Mais c'est comme ça. Ça m'avait bouleversée.

Ce mug artistique était un des petits cadeaux. Et même si je n'ai plus aucun contact avec eux, leurs visages sont toujours gravés dans mon esprit, malgré leurs traits flous et les détails manquants. Alors j'en prenais soin, de ce mug. Je le posais toujours au centre de la table, pour pas qu'il tombe. Je le lavais mais ne le posais pas avec le reste de la vaisselle propre : on ne sait jamais.

Je sais pas ce qui s'est passé. Il s'est fracassé la gueule, il est tombé, comme ça, sans crier gare. Quand je l'ai vu en morceaux par terre, j'ai bien cru que j'allais chialer comme une gamine. Mais non, je suis restée plusieurs minutes là, plantée dans la cuisine, comme si y'avait un cadavre à mes pieds.

J'ai ramassé les morceaux, je les ai placés dans une barquette en plastique contenant à l'origine de la crème glacée, que j'ai refermée et rangée dans un coin.


C'est con, mais je pouvais pas les jeter...


Signaler ce texte