Black Betty

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SYNOPSIS BLACK BETTY

 

1) Août 2012. Sur la route des vacances et du petit village auvergnat de Chassignes, Elizabeth Sime disparaît. Rapt, départ volontaire ? Max, son mari, ne sait que penser. Elizabeth, quant à elle, a décidé de regagner sa terre natale, l'Angleterre, pour régler ses comptes avec l'histoire maternelle sur fond de guerre d'Algérie, de honte qui ne passe pas et... de rock'n'roll.

2) Flash-back. Oran, 1962. L'heure du départ pour les Pieds-Noirs, et plus particulièrement pour la famille Choukri. Thérèse et Joséphine confient leur angoisse à leur amie Rachel. Cette dernière a décidé de rester au pays, mais les jeunes femmes scellent une promesse.

3) À Chassignes, Max et le capitaine de gendarmerie Ophuls sympathisent... Ce dernier reste perplexe devant la disparition de Betty et tente d'en rassurer le mari. Ils refont le monde autour d'une bonne table. La dissection par Max de son couple sur fond – ô ironie – de malaise existentiel quadragénaire.

4) Elizabeth à Londres. Impressions fugaces de sa vie « d'avant », où l'humour et l'absurde prennent vite le pas sur l'introspection, mélange des genres littéraires oblige ! L'épopée post-rock d'une quadra en quête de son adolescence. Une façon pour Elizabeth de se préparer à affronter sa mère.

5) Elizabeth appelle la gendarmerie de Blisson et se confie à Ophuls, lequel prévient ensuite Max. Elle prend la route pour Richmond, où résident ses parents ; au passage, elle retrouve Lemy, un personnage qui ne manque pas de sel.

6) Flash-back Oran-Paris, 1962-1963. Rachel accompagne ses amies à l'aéroport, en leur assurant qu'elles rentreront vite au pays. Soleil d'été grisant pour la jeune femme, mais la fin des illusions est proche. Elle quitte l'Algérie à son tour, gagne la métropole et décide d'oublier sa terre, ses racines et ses amis.

7) À Richmond, les retrouvailles d'Elizabeth et Rachel se révèlent très ambiguës. Entre amour et défiance, la fille tente de placer sa mère face à une réalité qui n'a rien de glorieux : l'escamotage des biens de la famille Choukri et d'un certain nombre de membres de la communauté juive oranaise en 1962, par une certaine Rachel Benghozi.

8) Chassignes et Londres. Destins croisés de Max, ses enfants et Ophuls, d'un côté ; d'Elizabeth « l'absente » à Richmond, de l'autre. Pour elle, entre trahison, punition, atermoiements et sens de la justice, il s'agit surtout de comprendre Rachel.

9) Paris et Londres, 1963. Une petite Française frêle, des bijoux et un tableau enveloppé dans du papier Kraft, se métamorphose en une Anglaise assurée, faisant fi de son passé. Le parcours de Rachel n'a rien d'un conte de fées... Près de 50 ans après, le vernis craque.

10) Dans un club de jazz londonien, Elizabeth discute avec un mystérieux écrivain britannique. Le lendemain, elle rentre en France avec Rachel : Ophuls et Max les attentent à la gare du Nord. Les comptes sont soldés, les retrouvailles ont un goût d'adieu, mais la honte est expiée, toujours sur fond de rock' n' roll, of course.

 

Black Betty

 

22 août 2012

« Toujours aucune trace d'Elizabeth Sime, disparue hier alors qu'elle prenait la route des vacances avec son mari et ses deux jeunes enfants. Comme tous les ans, les Sime se rendaient en Haute-Loire, dans leur maison de vacances du petit village de Chassignes. Vers 12 h 30, ils ont fait halte au relais routier des Bons-Amis, à proximité de l'aire d'autoroute A666 des Herbes-Folles de Blisson, dans l'Indre. Vers 13 heures, Elizabeth a quitté la table pour fumer une cigarette sur le parking, et c'est à partir de ce moment qu'on perd complètement sa trace. La gendarmerie ne dispose pour l'heure d'aucun témoignage sérieux. Aucune piste – enlèvement, fuite volontaire – n'est donc écartée. Si vous pensez détenir des informations susceptibles d'intéresser les autorités, composez sans délai le 0 900 000 000. »

Les coups de trompette annonçant la fin du journal de RTL retentissent depuis la cuisine et font un drôle d'effet à Maximilien, accélérant ses battements cardiaques... On n'aurait pas pu imaginer un tel truc, pense-t-il en se tamponnant le visage avec sa serviette : entendre parler de sa femme à la radio, comme ça, aux informations de 9 heures. Un fait divers inquiétant, voilà ce qu'est devenue Betty, juste le temps de fumer sa cigarette. Depuis le temps qu'il lui avait dit d'arrêter ça. Nicotine, accoutumance, doigts jaunis, cancer. Non, ce n'est pas le moment de penser à ça. D'ailleurs, il s'en grillerait bien une petite, à l'heure qu'il est. Laisser flotter un masque de fumée autour de son visage, comme sur cette superbe photo de David Bowie. Créer un écran qui le protège de cette réalité incompréhensible, comme une lanterne magique qui réduirait son mauvais rêve en cendres le temps d'une cibiche... Il passera sûrement au bureau de tabac de Saint-Germain-le-Guiller tout à l'heure.

En prenant une bonne inspiration, Maximilien quitte la salle de bains et descend rejoindre les enfants. Paul et Hélène, huit et six ans, ont tous les deux le regard vague et triste. « On a encore parlé de maman », indique la petite fille. Paul fait tourner compulsivement sa cuillère dans son bol, l'entrechoquant au passage sur la faïence. Hagard, il fixe les petites boules de céréales qui flottent à la surface du bol, telles des bouées de sauvetage dans une mer de lait, ou des flotteurs aimantés ramenant à la surface une maman perdue, échaudée par une nuit dans les bois. Une maman qui taperait à la porte de la maison de Chassignes, les cheveux dans les yeux, les chevilles bleuies mais le sourire aux lèvres, et qui dirait avec son charmant accent anglais : « Eh bien, y a pas à dire, c'est plus long à pied... »

Maximilien tente de se composer un visage rassurant pour demander aux enfants de terminer leur petit déjeuner. Pourtant, depuis hier, il se repasse Betty en boucle. Pas seulement les dernières heures dans la voiture. Pas seulement la dispute banale dans le relais routier à propos de la coupe de glace à accorder ou non à Paul – sur ce point, il était plutôt tolérant, mais Betty avait une idée très arrêtée sur les Kinder, le chocolat, le gras et toutes ces choses. Et pour tout dire, elle l'emmerdait avec ses rigueurs d’ayatollah de la bonne bouffe. En tout cas, il ne s'arrêtait pas à son regard vénéneux lorsqu'elle avait quitté la table en disant qu'elle sortait fumer une cigarette. C'était plutôt le tout qui lui revenait maintenant. Leur vie commune compactée en une boule dans la gorge, avec comme qui dirait un truc qui ne passe pas, la sensation que la mère de famille sans histoire qu'on présente dans les médias n'est pas complètement raccord avec sa femme.

21 août 2012

Sur le parking du relais, à 13 h 15, Max avait commencé à ressentir une chaleur moite lui tomber sur la nuque, puis des gouttes de transpiration n'avaient pas tardé à lui perler dans le dos. Paul avait eu sa dame blanche – a posteriori, on pouvait penser à un mauvais présage –, il avait raclé le fond de la coupe pour récupérer le chocolat fondu, pour ne pas en perdre une lichette. Cette dame blanche était chimique, on pouvait en être sûr. Coulis au chocolat en tube, crème glacée « maison » fabriquée à partir d'une poudre industrielle, colorants, conservateurs... Parfois, il fallait savoir lâcher du lest avec les mômes. Il prenait toujours l'exemple de son amie d'enfance, Sophia, élevée sans télévision et sans sucreries dans une famille baba-cool-catho. Sortie de l'adolescence, Sophia se gavait de kebbabs, lisait les tabloïds avec la frénésie des morts de soif et rattrapait le temps perdu à coup de télé-réalité. Il ne valait mieux pas créer la frustration... La glace, c'était une bravade facile et silencieuse contre la sagesse d'Elizabeth. Ça n'avait l'air de rien, mais ça l'apaisait de savoir que ses mômes pouvaient se goinfrer de McDo une fois de temps en temps, qu'ils pouvaient être « comme les autres », une expression qu'Elizabeth abhorrait, évidemment... Et puis, où était-elle passée ?

Où était-elle partie la fumer, sa maudite cigarette, pour que ça lui prenne quasiment une demi-heure ? L'année avait été éprouvante, ça n'allait pas très bien entre eux, mais là, il fallait repartir, y mettre de la bonne volonté, entamer les vacances sous des auspices cléments. Levant les yeux au ciel, il composa son numéro de portable, en se rappelant au même moment qu'elle n'avait même pas pris son sac à main. Comme un pied-de-nez, celui-ci trônait encore sur la banquette du relais routier qu'il apercevait à travers la baie vitrée... Les mômes sortirent des toilettes à ce moment-là, le rejoignant sur le parking et s'étonnant de ne pas y trouver leur mère. Vraiment, ça commençait bien !

Après avoir appelé la gendarmerie, Max avait attendu l'arrivée du capitaine Ophuls. Ce petit roux âgé d'une quarantaine d'années, grassouillet et à la peau rose saumon (sûrement rentrait-il de congés), s'était garé au parking du relais et était entré dans la salle de restaurant d'un pas sûr et décidé. Sa force tranquille avait tout de suite fait bonne impression à Max. Celui-là, au moins, s'était-il dit, ne sort pas d'un épisode de Faites entrer l'accusé. Cette série télévisée, culte au milieu des années 2000, mettait sans cesse en lumière les failles du système judiciaire français, en même temps qu'elle s'intéressait à la personnalité trouble de tueurs en série et violeurs en tout genre restés dans les annales de l'histoire criminelle française. Ophuls avait d'abord estimé ne pas pouvoir considérer l'absence d'Elizabeth comme une disparition inquiétante avant 24 heures, mais il avait finalement changé d'avis à la vue du sac à main et de la valise. Après avoir accompli les formalités à la gendarmerie de Blisson, Max était reparti avec les enfants vers 16 heures.

Dans la voiture étrangement calme, il se repassait en boucle Rimini des Wampas et était reconnaissant à cette ligne de basse toute simple d'exister. La basse, dans un morceau, c'était la chaleur humaine, la trame invisible, la bordure sèche du morceau, l'élan majestueux. La triste mélancolie de cette chanson le berçait et semblait avoir eu raison de l'angoisse des enfants. « Tu allais plus loin, plus vite que les autres, […], j'espère que tu n'as pas raté le paradis. » Ça remontait à quand, leur rencontre, ce petit paradis ? Il était arrivé à Paris en 1997 pour faire l'école d'archi et l'avait connue en début d'année suivante, donc en mars 1998... Il y avait quatorze ans ! Une jolie Anglaise pleine d'une ferveur rock quasi mystique, des taches de rousseur, un chant d'illusions naissantes. Ils n'étaient pas du genre à fêter les anniversaires de rencontre ; leurs repères, c'était plutôt les enfants. En tout cas, il avait fait sa connaissance dans un petit bar musical à Pigalle, le Poppin'Bar. Elle et lui ne formaient pas encore un couple de Dink (Double Income No Kids ; deux salaires, pas d'enfant) ni même par la suite un couple de « bobos » CSP + avec enfants. Un jeune Nantais rêveur et plein d'allant, passionné de musique, venait de tomber fou amoureux de cette étrange fille anglaise, bassiste dans un groupe de post-pop mélancolique...

Les années 1990 s'achevaient sur une note d'espoir tout à fait inattendue. Betty la douce cultivait la bohème façon xixsiècle, avec panache et romanesque. Une esthétique de vie qui collait bien avec son amour des romantiques et de l'architecture de Viollet-le-Duc. Des émeraudes et des jabots, une basse, un blouson de cuir, un lit défait dans leur petit studio du tranquille et désuet 15arrondissement, des serments. De l'amour, sans facilités, avec toujours de la moquerie, toujours des rires. Des mises en scène, mais pas d'artifice... Pourtant, au creux des nuits, un secret, une voix qui chancelle. Et cette impression qu'Elizabeth avait quitté son pays pour de mauvaises raisons, avait laissé son talent là-bas, à Londres, qu'elle avait accepté de passer à côté, elle dont la voix vacillante méritait un vrai public, un peuple « musical », une langue musicale, et non pas les petits bars français du vendredi soir.

Pour être honnête, il ne s'était jamais avoué cela clairement, mais il était tombé amoureux d'une musicienne de talent et il le savait. Ce repli français, cette famille parfaite, cela avait fait tout son bonheur – à lui –, mais était-ce vraiment le bonheur d'Elizabeth ? Leur vie prit tout à coup le parfum du deuxième choix et des compromissions. Il aurait presque voulu s'inquiéter, mais il avait plutôt le cœur en charpie : elle était partie, peut-être qu'elle en avait eu marre. Ça arrive tout le temps, les gendarmes venaient de le lui dire... Ils avaient pourtant eu l'air inquiet quand il leur avait montré le sac à main, la valise d'Elizabeth, bref, tout ce qui faisait la substance de sa vie, même si elle choisissait de la vivre sans sa famille et de tout plaquer... Soyons sérieux, de nos jours on ne part pas sans sa carte d'identité et de l'argent sur soi. Et là, l'angoisse l'étreignit soudain. Elle n'avait pas pu partir comme ça. Peut-être leur histoire était-elle finie, mais ils divorceraient, comme les autres... Ce serait horrible, mais il s'en remettrait, comme les autres. Ou bien elle lui proposerait de « faire un break », comme les autres. Mais partir comme ça, non.

« Barbe-noire t'attendait là-haut... » Rimini tournait encore en boucle dans la voiture quand ils arrivèrent enfin à Chassignes vers 21 heures. Max avait fait plusieurs pauses longues pour observer le paysage et se calmer : il avait vraiment du mal à comprimer son appréhension dans une zone acceptable de son cerveau et de son corps. Heureusement, les enfants s'étaient endormis dans la voiture. Il les installa sur le canapé du salon le temps de préparer leurs lits et les monta sans que l'un d'eux ne réagisse. Ah ! les bienheureux qui ne doutaient pas une seule seconde du monde adulte. Intérieur noir, coupez. Max avait éteint toutes les lumières de la maison à 3 heures du matin, espérant encore un appel, un coup frappé à la porte, une trace. Il avait passé une nuit agitée, faite de méandres sinueux et noirs, de sueur et de moiteur, où Elizabeth était partout.

La perruque, elle l'avait retrouvée dans ses affaires de concert. Les cheveux étaient d'un beau châtain foncé soyeux, longs, parfaits. Elle l'avait achetée en 1995, dans une petite boutique de King's Road pour un concert, mais aussi pour les sales coups qu'elle avait montés avec Lemy. Depuis, cette bête à poils avait gisé là, entre la basse, les partitions et l'ampli, dans le cagibi abritant son ancienne vie... Sur le parking du relais, Elizabeth avait pris son air le plus désinvolte et fumé distraitement sa cigarette avant de se glisser dans les toilettes publiques. Du grand sac fourre-tout qu'elle avait pris soin de laisser dans le coffre de la voiture et qu'elle avait récupéré grâce au double des clés dissimulé dans sa poche de jean, elle avait extirpé la perruque, une robe moulante à pois et des escarpins en vernis noir... Un look très Betty Boop. Impossible de reconnaître en cette jolie brunette sexy la mère de famille rousse en jeans et Birkenstock entrée quelques minutes plus tôt. Dans le sac, elle avait également pris soin de déposer 3 000 euros en argent liquide, son permis de conduire anglais et son passeport. Lorsqu'elle était montée dans la voiture de Lemy, elle avait vu Max sortir du relais.

Pas de regret, juste une boule au ventre pour les enfants, mais un sentiment de fuite et d'échappée belle qui la dopait. Évidemment, maintenant qu'il y avait ce foutu avis de recherche pour disparition inquiétante, tout allait se corser. Elle allait devoir leur passer un coup de fil, les rassurer. Ou même appeler la gendarmerie pour faire savoir qu'elle avait décidé de partir et que nul ne pouvait l'en empêcher. Dès 17 heures, on avait parlé d'elle à la radio : ça semblait fou et incompréhensible, puisqu'en France, tout adulte a le droit de disposer de sa personne et d'aller où bon lui semble. Elle n'avait pas une seule seconde prévu la disparition inquiétante, persuadée que Max avait perçu son mal-être, depuis quelque temps. Pour l'heure, la voiture roulait en tout cas tranquillement en direction du port de Calais. Elizabeth était pensive et regrettait déjà d'avoir contacté Lemy.

Ce type rouquin, désormais bedonnant, avait été son premier amour. Mais il avait alors vingt-deux ans et elle dix-sept, il était svelte et dégingandé : un grand échalas à peine sorti de l'adolescence. Ils avaient monté leur groupe et se débrouillaient plutôt bien. Une fois ou deux, ils avaient fait une « connerie » en piquant à l'étalage dans une bijouterie gothique de Covent Garden et deux blousons de cuir chez Selfridges. Pas de quoi être fière, mais Elizabeth s'enorgueillissait intérieurement d'avoir commis ces petits délits délurés, fraîchement dotée d'une liberté d'action dont elle avait été privée durant son enfance et une partie de son adolescence, en fille unique de bonne famille. Une révolte contre son éducation, une révolte contre sa famille si proprette et si délicatement britannique. Une révolte contre les apparences qui l'avait alors galvanisée et prenait encore plus de sens depuis quelques jours.

Arrivés à Calais, ils avaient tout de suite trouvé un ferry prêt à partir. Tiens, il appartenait à la flotte de la toute nouvelle compagnie My Ferry Link. En achetant le billet d'embarquement pour la voiture, Elizabeth avait pensé à tous ces gens qui venaient de perdre leur travail chez SeaFrance. Une partie d'entre eux seulement avait retrouvé du travail chez My Ferry Link. Ces anciens employés avaient racheté SeaFrance et s'étaient constitués en Scop, ou coopérative ouvrière. Cette forme juridique était très à la mode en France, dans les années 1970, mais porteuse de trop d'utopies déçues pour qu'on puisse s'en réjouir sans craindre les nuages. Dans le ballet frénétique de la soute, au moment de se garer, elle n'avait pu s'empêcher de scruter les visages de ceux qui étaient (momentanément peut-être) sauvés de la chute. Ils paraissaient sereins, confiants, ils effectuaient leur travail avec naturel mais bouillonnaient peut-être intérieurement, à la pensée des « copains » restés à terre, au milieu d'un monde qu'ils ne comprenaient plus. Bien sûr, il y avait le tunnel ; bien sûr les navires connaissaient leur chant du cygne sur cette petite distance. Tout de même, en ce monde germait un mal injustifiable, un mal qu'Elizabeth, nantie et bienveillante, ne savait s'expliquer. Elle savait, en revanche, qu'elle ne supportait pas la fêlure des vies, l'explosion en vol des espérances de ses congénères...

 Elle n'avait pas supporté d'apprendre qu'un de ses anciens collègues s'était immolé et avait laissé une lettre racontant sa souffrance au travail ! Immolé avec du White Spirit, en bas de chez lui, à côté d'un local à poubelles... Égrainer ces faits, associer ces mots entre eux – White Spirit, poubelle, immolé – était en soi une aberration profonde, une chose contre laquelle on n'aurait pas dû être immunisé... On parlait d'un homme. D'un humain. Appartenant à la grande famille du vivant. Ce vivant qui faisait l'objet de toutes les études des philosophes et naturalistes. Soudain, l'équation devenait humain = cendres. Insupportable, mais pas nouveau dans l'histoire. L'entreprise dans laquelle elle avait travaillé était toxique, la question ne se posait même pas ; mais pourquoi diable cet homme avait-il choisi de retourner sa tristesse et sa violence contre lui-même ? À la radio, les représentants syndicaux avaient parlé de fragilité, d'arrêt-maladie, justifiant les arguments de la direction... Bien sûr que cet homme devait être dépressif, mais comment ces syndicats pouvaient-ils ahaner aussi bêtement de telles fadaises ? Elle laissa ses pensées de côté pour attraper une pomme dans un sac de la station Total. Cette Granny Smith n'était pas mauvaise... Voilà, on compatissait mais on en revenait toujours à la vie... On croquait la pomme, malgré tout.

Une fois dans le ferry, elle s'était éloignée de Lemy pour s'asseoir sur le pont, au cœur du fracas des vagues, prise dans la houle apaisante et piquante, la froidure nocturne de la Manche et l'appel du pays. Quand elle rentrait passer Noël avec Max et les enfants, aucune nostalgie ne l’étreignait jamais. Elle était alors une femme vivant en France, presque une Parisienne – si tant est que ce mot signifie quelque chose ailleurs que dans l'imaginaire des étrangers–, elle était loin des rives de la verdoyante Richmond de son enfance, banlieue chic et si britannique. Mais aujourd'hui, tout lui semblait différent. Lorsqu'elle avait découvert l'article dans le journal six jours auparavant, l'article qui avait tout fait explosé, elle s'était immédiatement départie de sa condition de mère et d’épouse. Difficile à expliquer, puisqu'elle aimait profondément Max et les enfants. Tout à coup, il avait fallu qu'elle prenne une décision.

C'était la honte qui avait commandé sa fuite en avant. Pas d'autre sentiment, pas de haine – ou peut-être un peu –, pas de volonté de vengeance, mais une honte grimpante comme l'un des rosiers du cher jardin de sa mère si parfaite. Une honte qui n'avait cessé de croître depuis ces six derniers jours, une honte qui pouvait rétrospectivement expliquer toute cette enfance calfeutrée. Elizabeth ne se sentait plus le droit d'être la mère, ne pouvait plus être l'épouse. Une petite phrase intérieure l'éblouit par sa netteté et son tranchant : « Je suis la fille, je rentre au pays, je vais demander des comptes à ma chère Rachel. » Peu après, les tergiversations avaient évidemment repris le dessus : « Pourvu que les flics ne s'en mêlent pas, pourquoi je suis partie comme ça », s'était-elle dit en apercevant les falaises de Douvres qui dessinaient petit à petit leur silhouette élancée, duveteuse et rassurante. Elle avait fui parce qu'elle n'avait pas eu le choix ; parce que, face à l'immondice, elle avait estimé, dans un accès de rage (et de cette éternelle et foutue honte), qu'il fallait qu'elle fasse justice. Pour ces gens, ces inconnus dont elle avait découvert, horrifiée, le témoignage dans le journal.

Elle ne pouvait pas mêler sa famille à tout ça, n'avait pas pu lancer le filet de la honte au-delà d'elle-même. « Aussi vile que le comportement des nazis durant la Seconde Guerre mondiale », « Cette femme sans morale a profité des tensions de l'Histoire. Ceux d'en face étaient nos ennemis d'alors, mais ils étaient légitimes, tandis qu'elle n'avait aucune excuse. Elle était une traîtresse ». Ces bribes de l'article lui revenaient sans cesse. « Aussi vile que les nazis » ? Comment pouvait-on lire ça à propos de sa propre mère ?

Elizabeth sentit la crise de spasmophilie arriver. Elle tenta de s'accrocher au bruit des moteurs, au ronron du bateau, à la bordure froide et métallique des sièges... Hélas, la honte formait en elle comme un serpent maléfique, une goule malfaisante. Elle défaillit en absorbant les premières odeurs de son pays, ces effluves mystérieux d'oignon frit et de fish and chips qui se manifestent dès les abords du quai. À la manière d'une épopée punk, ce fut le black out in the UK...

20 047 signes chap 1 + 2 991 signes pour synopsis

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