Black ink matters

petisaintleu

Georges était préposé aux photocopieuses, des outils stratégiques pour son entreprise spécialisée dans le conseil en reclassement qui facturait grassement des rapports dont, au fond, tout le monde se foutait. Son activité consistait à s'assurer de leur bon fonctionnement et de leur entretien.

Quand il arriva le matin, son premier réflexe fut d'allumer son ordinateur pour consulter ses mails ; la routine. Sur son écran défila la litanie des demandes, toutes, bien évidemment, urgentes. Des dossiers à dupliquer qui termineraient à la poubelle dès que seraient annoncés les plans de licenciements basés sur les graphiques couchés sur du papier aussi glacé que les petits cons qui les avaient pondus. Pas un bonjour, un s'il-vous-plait ou un merci d'avance. Il était l'invisible, d'une transparence identique aux femmes de ménage qu'il rencontrait en arrivant, l'air terreux et l'œil hagard.

Il enfila sa blouse grise, de la même nuance que les costumes qu'il aurait à croiser en courbant l'échine. La différence de taille est qu'il l'avait payée 5 euros chez Superprix.  Il quitta son bureau situé au deuxième sous-sol et ses néons blafards pour emprunter l'escalier de secours – il ne lui était pas interdit de prendre l'ascenseur mais il avait bien compris, aux regards dédaigneux qui le toisaient, qu'il n'y était pas le bienvenu – pour faire le tour de ses protégées. Quand il les mettait en marche, elles étaient les seules à le scanner, comme si les petites mains qui les avaient fabriquées au Zhejiang lui transmettaient un bonjour. Elles lui signifiaient que la mondialisation pouvait quelquefois envoyer des signes d'humanité.

Ce n'est pas lui qui était chargé des commandes de cartouches d'encre. On avait beau être passé à l'ère du numérique, les réflexes pour conserver ses pré carrés étaient encore d'actualité. C'était le rôle de la direction des services généraux qui l'avait emportée sur la division des achats après une guerre intestine ubuesque, jusqu'à ce que la fin de la récréation soit sifflée par le DG. Il se disait à la machine à café que la cheffe du département s'était montrée convaincante et que, derrière la porte capitonnée du boss, il ne s'était pas échangé que des généralités. Le souci pour Georges, qui ne se préoccupait pas outre mesure des ragots — il préférait prendre sa pose seul, se délectant du café qu'il se préparait tous les jours dans une bouteille thermos offerte par sa grand-mère –, était que les compétences de cet individu s'avéraient être plus d'ordre physiques que professionnelles.

Il en eut une nouvelle preuve. Cette fois-ci, c'était du lourd : 12 500 mises sur le carreau d'un avionneur qui s'était cassé les ailes face à un virus. Autant de reproductions à multiplier par la kyrielle de sous-secrétariats d'État, d'administrations centrales ou de commissions Théodule dont les responsables se léchaient déjà les babines à se mettre à table, invités par les subsides versés pour mettre en place des réunions préparatoires, des cellules de réflexion et des comités de pilotage. Ce qui était certain, c'est que pour les salariés la note serait salée et qu'ils n'auraient pas l'opportunité de choisir entre la poire au goût amer et le dessert aux saveurs acides.

Il aurait dû s'en douter. Par malchance, il revenait de trois semaines de vacances, les premières depuis des lustres. Il s'était offert le luxe de louer un emplacement pour sa tente au camping de Malo-les-Bains. Les cartouches étaient alignées sur les étagères avec une maniaquerie millimétrique. D'instinct, il se dit que quelque chose clochait.

Les rapports furent imprimés en temps et en heure. Il se débrouilla pour leur donner une touche artistique. Les feuilles se succédaient en respectant scrupuleusement le cercle chromatique.

Le lendemain, on entendit derrière les cloisons du patron des cris dont les arpèges laissaient à penser que la chéfesse devait jouer de tous ses atours pour faire oublier l'absence d'encre noire.

L'appel d'offre fut naturellement refusé. Il n'est pas de bon aloi de mettre de la vie entre les lignes. Qu'importe : il y aurait d'autres limogeages, d'autres occasions pour traiter des affaires, d'autres raisons pour aller se justifier auprès du grand manitou.

Georges Flamant en avait vu de toutes les couleurs. Sa vie n'avait pas été toujours rose. Ce soir-là, il broya du noir en écoutant en boucle Wish you were here.

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