Blanc comme Neige

valerie-lemelin

J'ai été longtemps à enfouir cette journée dans un coin noir de ma mémoire. Le jour où j'ai bien failli trouver la mort. Le jour où un chien m'a sauvé la vie.

Tout a commencé par un manque de jugement flagrant de ma part. Avant de partir en motoneige, je vérifie toujours le réservoir à essence. Pas ce jour-là. J'ai bêtement oublié l'essentiel. Excité à l'idée d'avoir enfin le temps de faire une promenade seul dans les bois par un bel après-midi ensoleillé, j'ai sauté sur le banc, agrippé mon casque et fait rugir le moteur. J'ai toujours adoré la sensation de conduire. La motoneige m'a toujours donné l'impression d'une grande liberté. Comme un animal courant dans la nature, je suis seul dans mon univers, dans ma bulle. Pas de lumière, pas de klaxon, piétons, cyclistes ou quoi que ce soit d'autre. Seulement l'air frais, le froid qui fouette le visage et le silence.


J'ai nagé dans le parfait bonheur un bon moment, les bras tendus sur les guidons, les doigts crispés voulant toujours donner plus de vitesse...puis la motoneige a soudainement ralentie...jusqu'à s'arrêter complètement. Plus d'essence! J'ai juré, une fois, deux fois....et même plus. J'ai sorti mon cellulaire, ma seule porte de secours. Pas de réseau. Là j'ai hurlé, rugi! J'étais à des kilomètres de la maison de mon oncle, j'avais ni eau, ni nourriture. Et comme c'était un terrain privé, il n'y avait pas un chat aux alentour. Que du bois à perte de vue.


J'ai décidé de rebrousser chemin à pied. Je n'ai pas eu trop le choix. Le vent qui m'a poussé le dos au départ m'a fait soudainement face. Il m'a semblé alors plus froid, plus piquant. Il a traversé mes gants et m'a rapidement agressé les doigts. Je les frottais sans cesse pour me réchauffer. Mon manteau m'a semblé ne pas être assez chaud. Je me souviens m'être dit qu'il serait grand temps de le changer pour un neuf, avec de la fourrure. J'ai alors souhaité être moi aussi couvert de poils protecteurs comme les ours. J'ai marché vite pour avoir plus chaud, j'ai même couru par moment. Je me suis vite épuisé mais je tenais bon. J'ai essayé de me convaincre que je ne devais pas être bien loin, que j'arriverais bientôt sur un terrain connu qui me confirmerait la proximité de la maison mais rien...pendant de longues minutes.


J'ai eu soif, j'ai eu froid ( frigorifié) mais j'ai surtout eu peur. Celle-ci a fait couler l'adrénaline dans mes veines ce qui m'a poussé à avancer encore et encore. Je suis grand et mince et quand même en bonne force physique, j'ai cru pouvoir y arriver.


Mais je me suis effondré au bout de ce qui me semblait des heures. J'ai vu devant moi un grand étang gelé. Je ne suis jamais passé devant ce dernier, ni même jamais vu. J'ai eu peine à croire que je me suis perdu en chemin. Je me suis écroulé dans la neige et j'ai pleuré. Je n'avais plus de force mais au moins mes larmes étaient chaudes. Il m'a semblé que mes doigts ne bougeaient plus et mes pieds m'ont fait mal. J'ai pensé que j'allais mourrir ici dans cet infini glacial.


Désespéré, j'ai repéré un carton enfoui dans la neige et je ne sais pas pourquoi mais je l'ai ramassé afin de me coucher dessus. L'instinct sans doute. Cela m'a semblé idiot au point ou j'en étais, j'aurais bien pu me coucher dans la neige elle-même. J'ai ai mangé en silence. Elle a fondu automatiquement au contact de ma langue. Puis, j'ai fermé les yeux et prié en silence. La noirceur serait bientôt là et amènera avec elle la froideur infernale de la nuit. J'ai eu le sentiment d'être un animal abandonné à un destin cruel. J'ai sombré.


Une odeur désagréable m'est parvenue aux narines et une substance visqueuse m'a coulé sur le visage. J'ai ouvert les yeux pour découvrir un gros nez rose humide. C'est tout ce que j'ai pu voir: le rose. Sinon tout m'a paru de la même couleur. Je me suis levé légèrement. Un chien. Un chien blanc, blanc comme neige! Les yeux ronds et noirs et le nez rose. Il m'a senti un moment et je l'ai laissé faire. Il n'a pas jappé une seule fois! Il n'a jamais jappé! Même après m'avoir flairé, même lorsque je l'ai caressé. Il m'a regardé dans les yeux puis s'est avancé vers les bois. Puis, il s'est retourné pour me regarder, m'invitant à le suivre. J'ai essayé de me lever mais mes jambes étaient trop engourdies et je suis retombé.


L'animal s'est retourné à nouveau vers les bois et a recommencé. J'ai fait non de la tête et je me suis remis à pleurer en silence. Un moment s'est écoulé. Il est revenu vers moi et m'a léché le visage. Je l'ai laissé faire. Après quelques secondes, il s'est arrêté. J'ai cru qu'il partirait mais c'est à ce moment que j'ai senti le carton bouger. Le chien a mordu le carton et a tiré de toute ses forces une nouvelle fois. J'ai poussé avec mes mains et nous avons finalement avancé en équipe. Lentement certes mais cela vaut mieux que rien. Au bout d'un moment, le chien s'est épuisé. Il a haleté beaucoup mais a continué à progresser. J'ai soudainement eu l'idée de l'écharpe. Ma gorge en souffrira beaucoup par la suite mais ça en vaudra la peine. J'ai enroulé mon foulard autour du torse du chien et gardé les deux extrémités dans ma main. La manoeuvre a fonctionné. Le chien a forcé beaucoup moins et a gagné de la vitesse.


Nous avons atteint la lisière du bois au début de la nuit. Quand le soleil est disparu mais qu'il fait pas encore noir. J'ai pleuré de joie cette fois car j'ai aperçu la maison de mon oncle au loin. J'ai entrevu faiblement la lumière rassurante de la cuisine à travers mes larmes. Le chien s'est arrêté et m'a regardé. Cette vision chaleureuse m'a donné la force nécessaire pour me lever et rattacher mon foulard. J'ai eu de la difficulté à bouger mes doigts mais ils m'ont obéi. J'ai caressé le chien et j'ai pleuré dans son cou de poils blancs. Il a continué à haleter un moment. Je l'ai regardé et l'ai encouragé à me suivre mais il est resté sur place et a légèrement penché la tête.


Il y eu un sifflement lointain et ses oreilles se sont dressés. Il est aussitôt parti en direction d'une des maisons voisines de mon oncle. J'ai pas pris le temps de le suivre du regard, j'ai commencé ma lente descente vers la maison, vers la lumière qui m'a attiré tel un aimant, vers la chaleur et la sécurité.


Le jour suivant, mon oncle est allé récupérer la motoneige. Je n'ai pas voulu retourné dans les bois. Je n'ai pas voulu revoir l'endroit. Ça me prendra un moment avant de pouvoir chasser mes démons. Non, ce jour-là, j'ai été occupé à faire le tour des maisons environnantes pour retrouver le chien. Il habite à 2 maisons de mon oncle chez un dénommé Mike. Il m'a reconnu et je l'ai reconnu. On m'a dit qu'il s'appelle ” White” ce qui veut dire “Blanc”. Blanc comme la neige.

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