Bois de cèdre et lavande sauvage
parallaxe
Synopsis:
Eva Deconinck, une jeune étudiante indépendante, termine son diplôme en multimédia. Sa passion, ce sont les images ; elle ne sort jamais sans son caméscope Sony. Elle occupe un studio avec vue sur un parc. Dans une vaste bâtisse des années 20, de l’autre coté du square, habite Paul Vaillant, chirurgien ophtalmologue, retraité et veuf. Il consacre ses jours à travailler sur une maquette représentant un paysage.
Rien ne laisse supposer qu’ils vont se rencontrer. En fait, trop de choses les séparent; le vieux docteur, assez bourgeois, quitte rarement son domicile. Il faut une série d’événements pour qu’ils fassent connaissance et que s’installe peu à peu, entre eux, une relation particulière. Des connections surviennent imperceptiblement. Le docteur Vaillant découvre alors, grâce à Eva, un univers complètement nouveau dont elle lui parle avec l’enthousiasme qui la caractérise. Même lorsque le docteur n’adhère pas tout à fait à ses choix, les discussions qui s’en suivent font la joie d’Eva. L’énergie qui émane d’elle, sa façon d’être, ses centres d’intérêt enchantent Paul Vaillant. Elle représente le contraire de tout ce que sa vie lui propose depuis qu’il s’est retiré des activités. A la lenteur de ses mouvements répond la vivacité d’Eva. Elle a sa vie devant elle, il a la sienne derrière. Un après midi qui se traîne en longueur, le docteur reçoit un texto d’Eva : « jme fé chié en amfi, dvd’s ready ». Il lui répond tout de suite : « Bonjour Eva. J’ai bien reçu votre message mais je n’ai rien compris. Sincères salutations. Paul. »
Parfois Eva est là parce que le docteur Vaillant crée lui-même les circonstances favorables. Mais en d’autres occasions, c’est elle qui en décide. Bien sûr, il la trouve séduisante mais il pense avoir atteint l’âge de pouvoir jouir de ce genre de sentiments sans qu’ils ne se concrétisent. Eva ne le considère pas pour autant comme un être détaché. Il le sent à certains de ses gestes et de ses intonations dans la voix ou même dans l’instant d’un regard.
Sans le vouloir, Eva découvre des bribes de la vie intime de Geneviève, la femme de Paul Vaillant, décédée d’un arrêt cardiaque il y a cinq ans. Elle regrette cette découverte car elle pourrait saper la base même de leur relation qui n’existe que dans un présent précaire sans passé ni futur. Eva décide de ne rien dire. Malgré elle, après une accumulation d’évènements fortuits, Eva se retrouve dans un monde où les échos du passé s’entremêlent étrangement avec le présent. Elle s’immerge d’abord dans cette atmosphère par simple curiosité puis avec délices. A ses côtés, Paul Vaillant reprend goût à la vie …
Bois de cèdre et lavande sauvage
« J’en ai marre, vraiment marre ! » lance le jeune homme juste avant de claquer la porte. Eva ne réagit pas. Elle est debout devant la fenêtre de son studio et le voit prendre le chemin piétonnier qui parcourt le square devant chez elle. C’est précisément cet espace vert qui l’avait convaincue de s’installer ici. Elle comptait y rester encore durant cette dernière année d’études qu’elle voulait réussir. Presque mécaniquement, elle met le viseur de son caméscope Sony devant son visage. A travers les lamelles horizontales des volets, Eva suit son petit ami. Il porte son sac à dos sur une épaule. Elle fait un zoom sur lui juste avant qu’il ne disparaisse dans le parc. Cette fois-ci, elle ne sent pas la moindre angoisse.
« Reviendra-t-il ? Est-ce que je lui cours après ?». Désormais, il n’en est plus question, Eva capte son départ sèchement et sans émotion. Il ne la quitte pas, elle le laisse partir. Elle en a assez de ses crises de jalousie, de son petit cercle d’amis toujours là, de son besoin d’attention permanent. Elle ne peut même plus supporter la musique qu’il écoute tout le temps. Eva, lasse de lui, veut maintenant le vide autour d’elle, le silence.
De l’autre côté du square, dans une grande bâtisse ancienne, séparée de la rue par une clôture de métal avec, sur la droite, une large porte de garage, Paul Vaillant se concentre sur un travail minutieux et précis qui l’occupe totalement. Il coupe avec un scalpel des ouvertures rectangulaires dans un morceau de plastique gris. Ce chirurgien ophtalmologue, retraité depuis bientôt dix ans, a la main encore ferme. Depuis le rez-de-chaussée, une voix aiguë de femme s’élève :
- A demain, Docteur, et n’oubliez pas la soupe dans le frigidaire.
- Mais non, merci Thérèse, à demain, lui répond le Docteur Vaillant.
Le Docteur et Thérèse ont tous les deux à peu près le même âge. Elle travaille chez lui comme femme de ménage depuis toujours. C’était son épouse qui l’avait sélectionnée parmi les jeunes candidates qui avaient postulé à l’époque. Thérèse, malgré son âge, n’a rien perdu de son dynamisme. Et après la mort de « Madame », elle a continué à s’occuper de la maison avec le même attachement.
- Ah ! Thérèse ?! Vous voulez bien m’ap…
Elle ne l’entend plus ; la lourde porte en bas se ferme dans un bruit résonnant un bref instant dans le hall de la cage d’escalier. Après, plus rien, juste le silence auquel il ne s’est jamais habitué depuis qu’il s’est retrouvé seul. Et pourtant le Docteur a toujours aimé le silence, mais pas celui-là. Il prend la télécommande qui traîne sur la table et fait démarrer un CD. N’importe lequel, celui qui est encore dans le lecteur fera bien l’affaire ; il ne s’agit en fait que de rompre ce silence que Thérèse a laissé en quittant la maison. Le docteur Vaillant pose ses lunettes et se frotte les yeux, puis regarde par la fenêtre. Un jeune homme avec un sac à dos sur une épaule vient de quitter le square de son côté. Il donne un coup de pied dans une branche qui, apparemment le gêne.
Eva quitte la fenêtre et s’allonge sur son lit. Sa main, tenant le caméscope dont elle ne s’en sépare presque jamais, repose sur son ventre. Le compact ZN 205, zoom cinq fois, avec une étonnante autonomie de deux heures, est devenu comme un doudou pour elle. Eva le connait par cœur et manipule les minuscules boutons les yeux fermés. Le bras tendu, elle se regarde dans l’écran tourné en position autoportrait puis commence à bouger la caméra le long de son corps. Elle ne s’occupe ni du cadrage ni de la mise au point. Pendant qu’elle explore son corps dans un mouvement lent sans interruption, la fonction autofocus essaie de faire la mise au point, la plupart du temps en vain. Elle passe la caméra d’une main à l’autre en la glissant autour de ses jambes. Elle la fait disparaître sous son tee-shirt pour la ressortir par l’encolure, puis la plonge dans ses longs cheveux châtains. Tout de suite après, elle visionne ce que son Sony a vu. Les images sont confuses, embrouillées, et la plupart du temps floues. Mais elle aime ça. C’est comme vu à travers les yeux d’un petit animal qui rôde autour de son corps. Le son ressemble à celui émis par un rongeur, à un reniflement, quand le micro a frotté contre sa peau ou ses vêtements. Sous son tee-shirt la Sony, se transformant en un furet curieux, offre durant un bref instant quelques centimètres de dentelle noire de son soutien-gorge en focus. Elle considère ces fragments d’images, tout à fait aléatoires, comme de vrais cadeaux. Son professeur en techniques digitales à l’IEM ne partage sa vision. De surcroît, Il déteste son DZ 205. «Un jouet » a été sa réaction quand elle lui a demandé son avis. Eva l’a quand même acheté. Cela lui a coûté de repasser une épreuve d’examen. Elle en est persuadée. Ce n’était pas la première fois qu’elle subissait les conséquences de son attitude indépendante, voire un peu butée. Eva est d’un commerce agréable et très sociable mais face à l’autorité, il lui est parfois difficile d’accepter de se conformer.
Sa relation avec les images est presque obsessionnelle. Le monde du multimédia est à la fois son environnement habituel et sa passion. Photos, vidéos, cinéma, elle dévore les images et surtout aime les créer. C’était sa manière à elle d’être dans le monde, de résister, et même d’exister. La relation avec son petit ami vient de se terminer comme elle avait commencé; en image. Elle ne sent pas la moindre tristesse. Au contraire, un sentiment de soulagement s’installe. Elle n’aurait jamais dû s’engager dans cette histoire; elle s’en rendait compte maintenant. Ils s’étaient rencontrés il y a un an. Il jouait dans un groupe de rock récemment créé et l’un de ses amis avait demandé à Eva de réaliser une vidéo de promotion. C’était sa première création avec son Sony. Son approche avait déjà un côté charnel, presque physique, un style qui lui était devenu propre depuis cette période. Les images qu’elle avait faites de lui, jouant de la guitare basse, l’avaient attirée. Pendant le montage, elle les avait vues et revues des dizaines de fois. Eva les aimait vraiment. Plus tard, elle découvrit que les images n’avaient rien à voir avec la réalité. Même sur le plan physique, cela ne marchait pas tellement avec lui. En fait, cette relation était condamnée d’avance. Elle avait l’esprit trop individualiste et peu docile. Derrière son apparence coquette et mignonne se cache une jeune fille peu commode. Inutile de s’étonner qu’elle aime le travail de Pipilotti Rist, une artiste Suisse qui sait parfaitement combiner son apparence féminine et sensuelle avec une approche directe, énergique et caustique dans ses œuvres. L’image de la jeune fille en robe d’été, marchant d’un pas léger et dansant, qui sort de derrière son dos un marteau de démolition, et qui ensuite broie, un par un, les pare-brise des voitures garées le long du trottoir, l’ont fascinée. Même sans le moindre penchant violent ou destructeur, Eva est subjuguée par cette insolence.
La nuit tombe. Elle regarde sa montre. A peine dix minutes plus tard, la voilà changée ; elle descend les escaliers à toute vitesse pour se retrouver dans la rue et prendre en courant la direction de l’arrêt du bus, un peu plus loin.
Depuis sa loggia, le docteur Vaillant regarde les réverbères s’allumer dans la rue et le parc d’en face. La lumière change lentement pour devenir jaunâtre. Il reste immobile devant la fenêtre jusqu’à ce que les lampes se réchauffent et prennent leur couleur du reste de la nuit. Paul Vaillant a le temps car ce n’est qu’une fraction de la longue soirée et de la nuit qui va suivre pour lui. Seule la lumière de l’extérieur pénètre dans le séjour au premier étage par les hautes fenêtres de la loggia. Il allume un par un les quatre luminaires exactement dans un ordre dont il s’écarte rarement. D’abord celui près de la porte, puis les deux sur la cheminée, et finalement celui à côté de son fauteuil préféré. Il hésite, debout à côté du Charles Eames, comme pour se prouver qu’il a vraiment le choix de faire ce qu’il veut. Il n’a à tenir compte de personne. La soirée se passera comme il en décidera, mais pour finir, Paul Vaillant s’assied dans son fauteuil et allume la télévision exactement au moment où le générique du journal démarre sur sa chaîne préférée, à 20 heures sonnantes…