L'horloger de Vuitton

Emmanuel Fandre

J’avais douze ou treize ans. Toutes les vacances d’été, je les passais en famille dans un minuscule village d’une gorge ensoleillée d’Ardèche du sud. Rochers creux, dalles brûlantes surplombant une eau turquoise, d’une fraîcheur exquise, sentiers et falaises dignes de celles de l’île de Robinson. Un paradis terrestre, pratiquement désert à l’époque. Il n’y avait ni hollandais, ni hippies rêvant de retour à la terre, ni ces hordes de campeurs rouges et casquettés. Avec mes six frères et sœurs et quelques enfants du coin, nous formions une bande inséparable qui démarrait ses jeux à l’aube et les terminait au crépuscule. C’est à peine si la faim nous ramenaient pour midi. Les plus petits jouaient aux pirates et les plus grands flirtaient déjà. Le climat brûlant, le bruissement des insectes appelant sans cesse à la reproduction, les mille et un recoins magiques où l’on pouvait s’isoler, la liberté totale dont nous bénéficions, instauraient une évidence d’érotisme, renforcée par notre quasi nudité et nos pieds éternellement déchaussés, qu’une corne vite poussée protégeait des cailloux brûlants.

Une de mes sœurs qui avait déjà presque seize ans s’était liée d’amitié avec la fille de l’institutrice locale qui en avait quinze. Cette adolescente était pour moi le seul élément exogène de notre tribu. Elle avait un corps déjà plus que formé, des seins très généreux, un visage large d’indienne et surtout une chevelure noire épaisse ramenée en une natte unique qui lui tombait jusque sous les fesses. Cette Pocahontas de trois ans mon aînée a provoqué chez moi les premiers émois.

J’étais éperdument amoureux d’elle et n’osais pas le lui avouer. Mais un jour, mes regards éplorés ont dû trahir la charge érotique qu’elle provoquait dans mon minuscule corps de puceau. Elle a du le sentir et m’a dit très gentiment – comme pour me consoler : « Toi, tu seras très beau quand tu seras vieux ». Je n’ai pas compris que par vieux, elle entendait probablement son âge ou même un peu plus comme l’âge légal de la majorité. Non j’ai compris – et cela pendant des années - qu’elle m’avait dit : « Tu seras très beau quand tu sera très vieux ». Un beau vieillard en somme.

Dans deux ans je suis à la retraite. Entre temps, j’ai exercé mille métiers, habité Paris, Dakar, Karthoum, Sèvres, me suis marié tros fois, ai eu trois enfants, et vis aujourd’hui avec une femme jeune et délicieuse. Je suis comme on dit un senior.

Dernièrement, après trop d’années à Paris, nous avons décidé de nous enfuir à la campagne. Vivre au vert donne l’impression d’être toujours en vacances, surtout le lundi matin quand les résidences secondaires se vident et que nos amis parisiens regagnent leurs appartements et leurs bureaux.
Cette sensation me plaît. Je n’aime pas le travail qui m’alimente. Je rêve d’écrire. Et j’écris ! Des brochures et des rapports pour de grandes sociétés du CAC 40.

Mais depuis quelques temps  je m’inquiète. Ma retraite sera précaire et minuscule comme celle de la plupart des gens comme moi. L’âge fatidique approche. Je n’ai strictement rien épargné. Combien de temps encore mes clients vont-il m’appeler ? Je m’imagine mal à quatre vingts ans avec mon bloc et mon stylo aller interroger des patrons qui auront trente ou quarante ans de moins que moi. Alors le soir, avant de m’endormir, je prie le ciel pour qu’il m’envoie une solution providentielle qui m’empêche de transformer in extremis ma maison en gîte rural, d’autant que j’en ai encore pour vingt ans avant d’avoir remboursé le prêt immobilier et que ma femme a treize ans et demi de moins que moi.

Il y a deux semaines, j’ai bien cru que le ciel m’avait exaucé, et ce d’une façon assez surprenante - mais n’est-ce pas là sa qualité première ?

Nous étions invités à la première du concert de Gotan Project dans les studios de France Inter. Un peu en avance, nous prenions un verre à une terrasse juste en face de la Maison de la radio. Une jeune femme qui était assise au café s’est approchée et nous a demandé si elle pouvait nous parler. Comme elle était vêtue d’un strict tailleur noir, j’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’une sorte de témoin de Jehova. Je lui ai alors répondu que cela dépendait de ce qu’elle avait à nous dire,  et j’ai été surpris.

« Voilà, je suis directrice de casting, je vous trouve très beau et je cherche un homme mûr pour une photo pub magazine, dans le cadre d’une campagne de presse mondiale sur les métiers de Louis Vuitton. Vous avez exactement la tête de l’emploi ! Il s’agit de poser pour le métier d’horloger ». Puis : « Ils avaient trouvé quelqu’un mais il était finalement trop jeune et trop lisse.»

J’en ai conclu qu’elle me trouvait suffisamment vieux et rugueux et j’ai repensé à la prophétie de ma Pocahontas enfantine. « Tu feras un très beau vieillard ». J’étais flatté. Le salaire était de sept mille euros. J’ai accepté de passer les essais.  

Deux séances de prises de vue étaient nécessaires avant de partir poser à Amsterdam pour une célèbre photographe. La première séance supposait des vêtements que je n’avais pas : chemise de couleur à rayures, cravate à motifs, gilet et veste de tweed ou Prince de Galles. J’ai tout emprunté à mon ami notaire. Pour la deuxième séance il fallait simplement venir avec une montre. Là, j’ai demandé à un ami horloger de mon village de m’en prêter une. Je suis arrivé avec une superbe Patex au poignet. Mais, parmi les cinq derniers postulants, ils en ont choisi un autre que moi, probablement plus jeune et plus lisse.

Durant toute cette période, j’imaginais avoir trouvé le job de ma retraite : Top Model catégorie Senior. J’avais donc un avenir. J’étais tellement excité que j’ai mis de l’essence dans ma voiture qui marche au diesel. Résultat il a fallu changer les quatre injecteurs, la pompe et faire nettoyer tous les circuits. Coût de l’opération 3 000 euros. Avec le manque à gagner, j’ai perdu 10 000 euros en une semaine.

La semaine de l’horloger de Vuitton, je ne m’en remets pas.

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