Bon ben, on reste en contact, alors...
Aliette Griz
- Tu vas sortir ce soir ?
Par sortir, elle veut dire sortir vraiment, elle me connaît, mais il y a aussi la possibilité d’ouvrir simplement la porte qui ne donne sur aucun espace physique extérieur qui équipe tous les appartements de notre immeuble et tous les autres de notre ville. Il y a donc sortir et sortir et tout dépend du contexte, mais en général on se comprend. Il y a les habitués de la rue et les accros-à-la-lumière-tamisée-avec-gradateur-d’ambiances-tendances-paramétrables. Ils disent que, quand on sort virtuellement, on parcourt la ville sans les mêmes contraintes, on va dans les mêmes bars et les mêmes fêtes pour retrouver d’autres humains, mais derrière un écran. La différence entre les deux ? Certains préfèrent préserver leur santé. L’alcool et la cigarette virtuels ne sont que des plaisirs sans conséquence. Question de point de vue.
- C’est vrai qu’il y a un truc dans le nouveau quartier Bouge de là…
Par quartier, il entend ensemble d’habitats, à mi-chemin entre le réel et le virtuel. Tout quartier se dédouble, à parcourir à pieds ou à souris. Au début, il y avait des confusions possibles. On donnait rendez-vous à quelqu’un dans un bar physique, et la personne apparaissait dans la fenêtre de chat. Et puis, on s’est habitué. N’allez pas croire qu’il y a plus de schizophrènes parmi nous qu’avant. Non, le taux est constant, et on peut même évaluer sa propre tendance au dédoublement de personnalité, grâce à une petite appli pas chère.
- N’oublie pas de me biper quand tu arrives...
Par biper, elle entend envoyer un message instantané. On ne communique plus qu’avec des messages qu’on envoie aux différents organes et nerfs concernés. Un amoureux bipe le cœur, un ami, les terminaisons nerveuses des doigts. Un fournisseur de repas bipe la langue pour établir un devis, et l’estomac quand le contrat est signé. Un amant bipe le sexe et ça diffuse les sensations et fait perdre un peu ses moyens mais de temps en temps, c’est bon. Le bip est devenu notre mode de communication privilégié. On peut bien sûr personnaliser les sonneries.
- On pourrait aller au cinéma ?
Par aller au cinéma, il entend : plonger dans une piscine numérique, aux contenus visuels flottants. Cela se fait au multiplexe, le lieu de plaisirs partagés. On peut réserver à l’avance en clignant deux fois de l’œil gauche devant l’affiche du spectacle.
- Ça tombe bien, on est tram en plus.
Par être tram, elle précise que nous sommes autorisés à prendre le tram. Il n’y a pas d’obligation, mais une certaine planification. Depuis que l’air est rare, il a fallu trouver des solutions pour économiser et renouveler l’oxygène. Le tram est recouvert de végétation, et il photosynthèse entre les arrêts. Les jours où nous ne sommes pas tram ? Nous marchons, et ça recharge nos jeans panneaux solaires achetés en promo l’année dernière.
- Pense à recharger tes batteries.
Par recharger ses batteries, elle entend vraiment recharger ses batteries. Parce que nous n’avons plus le même corps. La ville, elle, est partout. En nous. On nous la download à la naissance, avec une puce GPS entre les omoplates et tout l’équipement nécessaire pour communiquer. Le smartphone greffé dans la main, la carte bleue au fond des yeux et l’amour, tu oublies si tu n’alimentes pas ton compte social et que tu n’obtiens pas suffisamment de points de fidélité.
- Ne t’inquiète pas, je suis à jour. J’ai gagné cent points réseau social gratuits à ma dernière révision.
Par être à jour, il entend avoir fait toutes les mises à jour de tout ce qui nous permet de fonctionner. Nous avons du talent, mais surtout des applis, qui conditionnent notre caractère et sont de véritables éponges à déterminisme. Les réseaux sociaux eux aussi, ont évolué. Ils ne se contentent plus d’être entièrement virtuels. Le réseau principal est tout ce qu’il y a de plus physique. C’est un tram dans lequel sont installés des espaces de rencontre et de discussion, au milieu d’ordinateurs. Le gouvernement est très strict sur la question du virtuel. Il n’est pas question de le substituer entièrement au réel.
- Bon, ben, on reste en contact, alors.
Par rester en contact, elle parle de ce lien qui nous unit tous, du dedans vers le dehors. On a besoin de sentir la proximité, même si parfois, on s’y perd. Avant, tout existait en dehors de nous. Mais aujourd’hui, la ville, c’est nous. On peut bien sûr déménager, se déprogrammer d’une ville pour une autre, la liberté de circulation des corps est un des principes indiscutables de notre monde, et personnellement, je déménage souvent. Même si ça prend un temps fou de se remettre à jour.